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Chapitre XXIII
Alea jacta est

à sept heures du matin, le ministre de la police, Fouché, entrait chez Gohier, président du Directoire.

– Oh ! oh ! fit Gohier en l'apercevant, qu'y a-t-il donc de nouveau, monsieur le ministre de la justice, que j'aie le plaisir de vous voir si matin ?

– Vous ne connaissez pas encore le décret ? dit Fouché.

– Quel décret ? demanda l'honnête Gohier.

– Le décret du conseil des Anciens.

– Rendu quand ?

– Rendu cette nuit.

– Le conseil des Anciens se réunit donc la nuit maintenant ?

– Quand il y a urgence, oui.

– Et que dit le décret ?

– Il transfère les séances du corps législatif à Saint-Cloud.

Gohier sentit le coup. Il comprenait tout le parti que le génie entreprenant de Bonaparte pouvait tirer de cet isolement.

– Et depuis quand, demanda-t-il à Fouché, un ministre de la police est-il transformé en messager du conseil des Anciens ?

– Voilà ce qui vous trompe, citoyen président, répondit l'ex-conventionnel ; je suis ce matin plus ministre de la police que jamais, puisque je viens vous dénoncer un acte qui peut avoir les plus graves conséquences.

Fouché ne savait pas encore comment tournerait la conspiration de la rue de la victoire ; il n'était point fâché de se ménager une porte de retraite au Luxembourg.

Mais Gohier, tout honnête qu'il était, connaissait trop bien l'homme pour être sa dupe.

– C'était hier qu'il fallait m'annoncer le décret, citoyen ministre, et non ce matin ; car, en me faisant cette communication, vous ne devancez que de quelques instants l'annonce officielle qui va m'en être faite.

En effet, en ce moment, un huissier ouvrit la porte et prévint le président qu'un envoyé des inspecteurs du palais des Anciens était là et demandait à lui faire une communication.

– Qu'il entre ! dit Gohier.

Le messager entra, et présenta une lettre au président.

Celui-ci la décacheta vivement et lut :

« Citoyen président,

« la commission s'empresse de vous faire part du décret de la translation de la résidence du Corps législatif à Saint-Cloud.

« Le décret va vous être expédié ; mais des mesures de sûreté exigent des détails dont nous nous occupons.

« Nous vous invitons à venir à la commission des Anciens ; vous y trouverez Sieyès et Ducos.

« Salut fraternel,

« BARILLON – FARGUES – CORNET. »

– C'est bien, dit Gohier au messager en le congédiant d'un signe.

Le messager sortit.

Gohier se retourna vers Fouché :

– Ah ! dit-il, le complot est bien mené : on m'annonce le décret, mais on ne me l'envoie pas ; par bonheur vous allez me dire dans quels termes il est conçu.

– Mais, dit Fouché, je n'en sais rien.

– Comment ! il y a séance au conseil des Anciens, et vous, ministre de la police, vous n'en savez rien, quand cette séance est extraordinaire, quand elle a été arrêtée par lettres ?

– Si fait, je savais la séance, mais je n'ai pu y assister.

– Et vous n'y aviez pas un de vos secrétaires, un sténographe, qui pût, paroles pour paroles, vous rendre compte de cette séance, quand, selon toute probabilité, cette séance va disposer du sort de la France ?... Ah ! citoyen Fouché, vous êtes un ministre de la police bien maladroit ou plutôt bien adroit !

– Avez-vous des ordres à me donner citoyen président ? demanda Fouché.

– Aucun, citoyen ministre, répondit le président. Si le Directoire juge à propos de donner des ordres, il les donnera à des hommes qu'il croira dignes de sa confiance. Vous pouvez retourner vers ceux qui vous envoient, ajouta-t-il en tournant le dos à son interlocuteur.

Fouché sortit. Gohier sonna aussitôt.

Un huissier entra.

– Passez chez Barras, chez Sieyès, chez Ducos et chez Moulin, et invitez-les à se rendre à l'instant même chez moi... Ah ! prévenez en même temps, madame Gohier de passer dans mon cabinet et d'apporter la lettre de madame Bonaparte qui nous invite à déjeuner.

Cinq minutes après, madame Gohier entrait, la lettre à la main et tout habillée ; l'invitation était pour huit heures du matin ; il était plus de sept heures et demie, et il fallait vingt minutes au moins pour aller du Luxembourg à la rue de la Victoire.

– Voici, mon ami, dit madame Gohier en présentant la lettre à son mari ; c'est pour huit heures.

– Oui, répondit Gohier, je ne doute pas de l'heure, mais du jour.

Et, prenant la lettre des mains de sa femme, il relut :

« Venez, mon cher Gohier et votre femme, déjeuner demain avec moi, à huit heures du matin... n'y manquez pas... j'ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes. »

– Ah ! continua-t-il, il n'y a pas à s'y tromper !

– Eh bien, mon ami, y allons-nous ? demanda madame Gohier.

– Toi, tu y vas, mais pas moi. Il nous survient un événement auquel le citoyen Bonaparte n'est probablement pas étranger, et qui nous retient, mes collègues et moi au Luxembourg.

– Un événement grave ?

– Peut-être.

– Alors, je reste près de toi.

– Non pas : tu ne peux m'être d'aucune utilité. Va chez madame Bonaparte ; je me trompe peut-être, mais, s'il s'y passe quelque chose d'extraordinaire et qui te paraisse alarmant, fais-le-moi savoir par un moyen quelconque ; tout sera bon, je comprendrai à demi-mot.

– C'est bien, mon ami, j'y vais ; l'espoir de t'être utile là-bas me décide.

– Va !

En ce moment l'huissier rentra.

– Le général Moulin me suit, dit-il ; le citoyen Barras est au bain et va venir ; les citoyens Sieyès et Ducos sont sortis à cinq heures du matin et ne sont point rentrés.

– Voilà les deux traîtres ! dit Gohier. Barras n'est que dupe.

Et, embrassant sa femme :

– Va ! dit-il, va !

En se retournant, madame Gohier se trouva face à face avec le général Moulin ; celui-ci, d'un caractère emporté, paraissait furieux.

– Pardon, citoyenne, dit-il.

Puis, s'élançant dans le cabinet de Gohier :

–Eh bien, dit-il, vous savez ce qui se passe, président ?

– Non ; mais je m'en doute.

– Le corps législatif est transféré à Saint-Cloud ; le général Bonaparte est chargé de l'exécution du décret, et la force armée est mise sous ses ordres.

– Ah ! voilà le fond du sac ! dit Gohier. Eh bien, il faut nous réunir et lutter.

– Vous avez entendu : Sieyès et Roger Ducos ne sont pas au palais.

– Parbleu ! ils sont aux Tuileries ! Mais Barras est au bain ; courons chez Barras. Le Directoire peut prendre des arrêtés du moment où il est en majorité ; nous sommes trois : je le répète, luttons !

– Alors, faisons dire à Barras de venir nous trouver aussitôt qu'il sera sorti du bain.

– Non, allons le trouver avant qu'il en sorte.

Les deux directeurs sortirent et se dirigèrent vivement vers l'appartement de Barras.

Ils le trouvèrent effectivement au bain ; ils insistèrent pour entrer.

– Eh bien ? demanda Barras en les apercevant.

– Vous savez ?

– Rien au monde !

Ils lui racontèrent alors ce qu'ils savaient eux-mêmes.

– Ah ! dit Barras, tout m'est expliqué maintenant.

– Comment ?

– Oui, voilà pourquoi il n'est pas venu hier au soir.

– Qui

– Eh ! Bonaparte !

– Vous l'attendiez hier au soir ?

– Il m'avait fait dire par un de ses aides de camp qu'il viendrait de onze heures à minuit.

– Et il n'est pas venu ?

– Non ; il m'a envoyé Bourrienne avec sa voiture en me faisant dire qu'un violent mal de tête le retenait au lit, mais que ce matin, de bonne heure, il serait ici.

Les directeurs se regardèrent.

– C'est clair ! dirent-ils.

– Maintenant, continua Barras, j'ai envoyé Bollot, mon secrétaire, un garçon très intelligent, à la découverte.

Il sonna, un domestique parut.

– Aussitôt que le citoyen Bollot rentrera, dit Barras, vous le prierez de se rendre ici.

– Il descend à l'instant même de voiture dans la cour du palais.

– Qu'il monte ! qu'il monte !

Bollot était déjà à la porte.

– Eh bien ? firent les trois directeurs.

– Eh bien, le général Bonaparte, en grand uniforme, accompagné des généraux Beurnonville, Mac Donald et Moreau, marche sur les Tuileries, dans la cour desquelles dix mille hommes l'attendent !

– Moreau !... Moreau est avec lui ! s'écria Gohier.

– à sa droite !

– Je vous l'ai toujours dit ! s'écria Moulin, avec sa rudesse militaire, Moreau, c'est une... salope et pas autre chose !

– êtes-vous toujours d'avis de résister, Barras ? demanda Gohier

– Oui, répondit Barras.

– Eh bien, alors, habillez-vous et venez nous rejoindre dans la salle des séances.

– Allez, dit Barras, je vous suis.

Les deux directeurs se rendirent dans la salle des séances.

Au bout de dix minutes d'attente :

– Nous aurions dû attendre Barras, dit Moulin : si Moreau est une s..., Barras est une p... !

Deux heures après, ils attendaient encore Barras.

Derrière eux, on avait introduit, dans la même salle de bain, Talleyrand et Bruix, et, en causant avec eux, Barras avait oublié qu'il était attendu.

Voyons ce qui s'était passé rue de la Victoire.

à sept heures, contre son habitude, Bonaparte était levé et attendait en grand uniforme dans sa chambre.

Roland entra.

Bonaparte était parfaitement calme ; on était à la veille d'une bataille.

– N'est-il venu personne encore, Roland ? demanda-t-il.

– Non, mon général, répondit le jeune homme ; mais j'ai entendu tout à l'heure le roulement d'une voiture.

– Moi aussi, dit Bonaparte.

En ce moment, on annonça :

– Le citoyen Joseph Bonaparte et le citoyen général Bernadotte.

Roland interrogea Bonaparte de l'œil.

Devait-il rester ou sortir ?

Il devait rester.

Roland resta debout à l'angle d'une bibliothèque, comme une sentinelle à son poste.

– Ah ! ah ! fit Bonaparte en voyant Bernadotte habillé comme la surveille en simple bourgeois, vous avez donc décidément horreur de l'uniforme, général ?

– Ah çà ! reprit Bernadotte, pourquoi diable serais-je en uniforme à sept heures du matin, quand je ne suis pas de service ?

– Vous y serez bientôt.

– Bon ! je suis en non-activité.

– Oui ; mais, moi, je vous remets en activité.

– Vous ?

– Oui, moi.

– Au nom du Directoire ?

– Est-ce qu'il y a encore un Directoire ?

– Comment ! il n'y a plus de Directoire ?

– N'avez-vous pas vu, en venant ici, des soldats échelonnés dans les rues conduisant aux Tuileries ?

– Je les ai vus et m'en suis étonné.

– Ces soldats, ce sont les miens.

– Pardon ! dit Bernadotte, j'avais cru que c'étaient ceux de la France.

– Eh ! moi ou la France, n'est-ce pas tout un ?

– Je l'ignorais, dit froidement Bernadotte.

– Alors, vous vous en doutez maintenant ; ce soir, vous en serez sûr. Tenez, Bernadotte, le moment est suprême, décidez-vous !

– Général, dit Bernadotte, j'ai le bonheur d'être en ce moment simple citoyen ; laissez-moi rester simple citoyen.

– Bernadotte, prenez garde, qui n'est pas pour moi est contre moi !

– Général, faites attention à vos paroles ; vous m'avez dit : « Prenez garde ! » si c'est une menace, vous savez que je ne les crains pas.

Bonaparte revint à lui et lui prit les deux mains.

– Eh ! oui, je sais cela ; voilà pourquoi je veux absolument vous avoir avec moi. Non seulement je vous estime, Bernadotte, mais encore je vous aime. Je vous laisse avec Joseph ; vous êtes beaux-frères ; que diable ! entre parents, on ne se brouille pas.

– Et vous, où allez-vous ?

– En votre qualité de Spartiate, vous êtes un rigide observateur des lois, n'est-ce pas ? Eh bien, voici un décret rendu cette nuit par le conseil des Cinq-Cents, qui me confère immédiatement le commandement de la force armée de Paris ; j'avais donc raison, ajouta-t-il, de vous dire que les soldats que vous avez rencontrés sont mes soldats, puisqu'ils sont sous mes ordres.

Et il remit entre les mains de Bernadotte l'expédition du décret qui avait été rendu à six heures du matin.

Bernadotte lut le décret depuis la première jusqu'à la dernière ligne.

– à ceci, je n'ai rien à ajouter, fit-il : veillez à la sûreté de la représentation nationale, et tous les bons citoyens seront avec vous.

– Eh bien, soyez donc avec moi, alors !

– Permettez-moi, général, d'attendre encore vingt-quatre heures pour voir comment vous remplirez votre mandat.

– Diable d'homme, va ! fit Bonaparte.

Alors, le prenant par le bras et l'entraînant à quelques pas de Joseph :

– Bernadotte, reprit-il, je veux jouer franc jeu avec vous !

– à quoi bon, répondit celui-ci, puisque je ne suis pas de votre partie ?

– N'importe ! vous êtes à la galerie et je veux que la galerie dise que je n'ai pas triché.

– Me demandez-vous le secret ?

– Non...

– Vous faites bien ; car dans ce cas j'eusse refusé d'écouter vos confidences.

– Oh ! mes confidences, elles ne sont pas longues !... Votre Directoire est détesté, votre Constitution est usée ; il faut faire maison nette et donner une autre direction au gouvernement. Vous ne me répondez pas ?

– J'attends ce qui vous reste à me dire.

– Ce qui me reste à vous dire, c'est d'aller mettre votre uniforme ; je ne puis vous attendre plus longtemps : vous viendrez me rejoindre aux Tuileries au milieu de tous nos camarades.

Bernadotte secoua la tête.

– Vous croyez que vous pouvez compter sur Moreau, sur Beurnonville, sur Lefebvre, reprit Bonaparte ; tenez, regardez par la fenêtre, qui voyez-vous là... là ! Moreau et Beurnonville ! Quant à Lefebvre, je ne le vois pas, mais je suis certain que je ne ferai pas cent pas sans le rencontrer... Eh bien, vous décidez-vous ?

– Général, reprit Bernadotte, je suis l'homme qui se laisse le moins entraîner par l'exemple, et surtout par le mauvais exemple. Que Moreau, que Beurnonville, que Lefebvre fassent ce qu'ils veulent ; je ferai, moi, ce que je dois.

– Ainsi, vous refusez positivement de m'accompagner aux Tuileries ?

– Je ne veux pas prendre part à une rébellion.

– Une rébellion ! une rébellion ! et contre qui ? Contre un tas d'imbéciles qui avocassent du matin au soir dans leur taudis !

– Ces imbéciles, général, sont en ce moment les représentants de la loi, la Constitution les sauvegarde ; ils sont sacrés pour moi.

– Au moins, promettez-moi une chose, barre de fer que vous êtes !

– Laquelle ?

– C'est de rester tranquille.

– Je resterai tranquille comme citoyen ; mais...

– Mais quoi ?... Voyons, je vous ai vidé mon sac, videz le vôtre !

– Mais, si le Directoire me donne l'ordre d'agir, je marcherai contre les perturbateurs, quels qu'ils soient.

– Ah çà ! mais vous croyez donc que je suis ambitieux ? dit Bonaparte.

Bernadotte sourit.

– Je le soupçonne, dit-il.

– Ah ! par ma foi ! dit Bonaparte, vous ne me connaissez guère ; j'en ai assez de la politique, et, si je désire une chose, c'est la paix. Ah ! mon cher, la Malmaison avec cinquante mille livres de rente, et je donne ma démission de tout le reste. Vous ne voulez pas me croire ; je vous invite à venir m'y voir dans trois mois, et, si vous aimez la pastorale, eh bien, nous en ferons ensemble. Allons, au revoir ! je vous laisse avec Joseph, et, malgré vos refus, je vous attends aux Tuileries... Tenez, voilà nos amis qui s'impatientent.

On criait : « Vive Bonaparte ! »

Bernadotte pâlit légèrement.

Bonaparte vit cette pâleur.

– Ah ! ah ! murmura-t-il, jaloux... Je me trompais, ce n'est point un Spartiate : c'est un Athénien !

En effet, comme l'avait dit Bonaparte, ses amis s'impatientaient.

Depuis une heure que le décret était affiché, le salon, les antichambres et la cour de l'hôtel étaient encombrés.

La première personne que Bonaparte rencontra au haut de l'escalier fut son compatriote le colonel Sébastiani.

Il commandait le 9e régiment de dragons.

– Ah ! c'est vous, Sébastiani ! dit Bonaparte. Et vos hommes ?

– En bataille dans la rue de la Victoire, général.

– Bien disposés ?

– Enthousiastes ! Je leur ai fait distribuer dix mille cartouches qui étaient en dépôt chez moi.

– Oui ; mais qui n'en devaient sortir que sur un ordre du commandant de Paris. Savez-vous que vous avez brûlé vos vaisseaux, Sébastiani ?

– Prenez-moi avec vous dans votre barque, général ; j'ai foi en votre fortune.

– Tu me prends pour César, Sébastiani ?

– Par ma foi ! on se tromperait de plus loin... Il y a, en outre, dans la cour de votre hôtel, une quarantaine d'officiers de toutes armes, sans solde, et que le Directoire laisse depuis un an dans le dénuement le plus complet ; ils n'ont d'espoir qu'en vous, général ; aussi sont-ils prêts à se faire tuer pour vous.

– C'est bien. Va te mettre à la tête de ton régiment et fais-lui tes adieux !

– Mes adieux ! comment cela, général ?

– Je te le troque contre une brigade. Va, va !

Sébastiani ne se le fit pas répéter deux fois ; Bonaparte continua son chemin.

Au bas de l'escalier, il rencontra Lefebvre.

– C'est moi, général, dit Lefebvre.

– Toi !... Eh bien, et la 17e division militaire, où est-elle ?

– J'attends ma nomination, pour la faire agir.

– N'es-tu pas nommé ?

– Par le Directoire, oui ; mais, comme je ne suis pas un traître, je viens de lui envoyer ma démission, afin qu'il sache qu'il ne doit pas compter sur moi.

– Et tu viens pour que je te nomme, afin que j'y puisse compter, moi ?

– Justement !

– Vite, Roland, un brevet en blanc ; remplis-le aux noms du général, que je n'aie plus qu'à y mettre mon nom. Je le signerai sur l'arçon de ma selle.

– Ce sont ceux-là qui sont les bons, dit Lefebvre.

– Roland ?

Le jeune homme, qui avait déjà fait quelques pas pour obéir, se rapprocha de son général.

– Prends sur ma cheminée, lui dit Bonaparte à voix basse, une paire de pistolets à deux coups, et apporte-les-moi en même temps. On ne sait pas ce qui peut arriver.

– Oui, général, dit Roland ; d'ailleurs, je ne vous quitterai pas.

– à moins que je n'aie besoin de te faire tuer ailleurs.

– C'est juste, dit le jeune homme.

Et il courut remplir la double commission qu'il venait de recevoir.

Bonaparte allait continuer son chemin quand il aperçut comme une ombre dans le corridor.

Il reconnut Joséphine et courut à elle.

– Mon Dieu ! lui dit celle-ci, y a-t-il donc tant de danger ?

– Pourquoi cela ?

– Je viens d'entendre l'ordre que tu as donné à Roland.

– C'est bien fait ! voilà ce que c'est que d'écouter aux portes... Et Gohier ?

– Il n'est pas venu.

– Ni sa femme ?

– Sa femme est là.

Bonaparte écarta Joséphine de la main et entra dans le salon. Il y vit madame Gohier, seule et assez pâle.

– Eh quoi ! demanda-t-il sans autre préambule, le président ne vient pas ?

– Cela ne lui a pas été possible, général, répondit madame Gohier.

Bonaparte réprima un mouvement d'impatience.

– Il faut absolument qu'il vienne, dit-il. écrivez-lui que je l'attends ; je vais lui faire porter la lettre.

– Merci, général, répliqua madame Gohier, j'ai mes gens ici : ils s'en chargeront.

– écrivez, ma bonne amie, écrivez, dit Joséphine.

Et elle présenta une plume, de l'encre et du papier à la femme du président.

Bonaparte était placé de façon à lire par-dessus l'épaule de celle-ci ce qu'elle allait écrire.

Madame Gohier le regarda fixement.

Il recula d'un pas en s'inclinant.

Madame Gohier écrivit.

Puis elle plia la lettre, et chercha de la cire ; mais – soit hasard, soit préméditation – il n'y avait sur la table que des pains à cacheter.

Elle mit un pain à cacheter à la lettre et sonna.

Un domestique parut.

– Remettez cette lettre à Comtois, dit madame Gohier, et qu'il la porte à l'instant au Luxembourg.

Bonaparte suivit des yeux le domestique ou plutôt la lettre jusqu'à ce que la porte fût refermée. Puis :

– Je regrette, dit-il à madame Gohier de ne pouvoir déjeuner avec vous ; mais si le président a ses affaires, moi aussi, j'ai les miennes. Vous déjeunerez avec ma femme ; bon appétit !

Et il sortit.

à la porte, il rencontra Roland.

– Voici le brevet, général, dit le jeune homme, et voilà la plume.

Bonaparte prit la plume, et, sur le revers du chapeau de son aide de camp, signa le brevet.

Roland présenta alors les deux pistolets au général.

– Les as-tu visités ? demanda celui-ci.

Roland sourit.

– Soyez tranquille, dit-il, je vous réponds d'eux.

Bonaparte passa les pistolets à sa ceinture, et, tout en les y passant, murmura :

– Je voudrais bien savoir ce qu'elle a écrit à son mari.

– Ce qu'elle a écrit, mon général, je vais vous le dire mot pour mot.

– Toi, Bourrienne ?

– Oui ; elle a écrit : « Tu as bien fait de ne pas venir, mon ami : tout ce qui se passe ici m'annonce que l'invitation était un piège. Je ne tarderai à te rejoindre. »

– Tu as décacheté la lettre ?...

– Général, Sextus Pompée donnait à dîner sur sa galère à Antoine et à Lépide ; son affranchi vint lui dire : « Voulez-vous que je vous fasse empereur du monde ? – Comment cela ? – C'est bien simple : je coupe le câble de votre galère, et Antoine et Lépide sont vos prisonniers. – Il fallait le faire sans me le dire, répondit Sextus ; maintenant, sur ta vie, ne le fais pas ! » Je me suis rappelé ces mots, général : Il fallait le faire sans me le dire.

Bonaparte resta un instant pensif ; puis, sortant de sa rêverie :

– Tu te trompes, dit-il à Bourrienne : c'était Octave, et non pas Antoine, qui était avec Lépide sur la galère de Sextus.

Et il descendit dans la cour, bornant ses reproches à rectifier cette faute historique.

à peine le général parut-il sur le perron, que les cris de « Vive Bonaparte » retentirent dans la cour, et, se prolongeant jusqu'à la rue, allèrent éveiller le même cri dans la bouche des dragons qui stationnaient à la porte.

– Voilà qui est de bon augure, général, dit Roland.

– Oui ; donne vite à Lefebvre son brevet, et, s'il n'a pas de cheval, qu'il en prenne un des miens. Je lui donne rendez-vous dans la cour des Tuileries.

– Sa division y est déjà.

– Raison de plus.

Alors, regardant autour de lui, Bonaparte vit Beurnonville et Moreau qui l'attendaient ; leurs chevaux étaient tenus par des domestiques. Il les salua du geste, mais déjà bien plus en maître qu'en camarade.

Puis, apercevant le général Debel sans uniforme, il descendit deux marches et alla à lui.

– Pourquoi en bourgeois ? demanda-t-il.

– Mon général, je n'étais aucunement prévenu ; je passais par hasard dans la rue, et, voyant un attroupement devant votre hôtel, je suis entré, craignant que vous ne courussiez quelque danger.

– Allez vite mettre votre uniforme.

– Bon ! je demeure à l'autre bout de Paris : ce serait trop long.

Et cependant, il fit un pas pour se retirer.

– Qu'allez-vous faire ?

– Soyez tranquille, général.

Debel avait avisé un artilleur à cheval : l'homme était à peu près de sa taille.

– Mon ami, lui dit-il, je suis le général Debel ; par ordre du général Bonaparte, donne-moi ton habit et ton cheval : je te dispense de tout service aujourd'hui. Voilà un louis pour boire à la santé du général en chef. Demain, tu reviendras prendre le tout chez moi ; uniforme et cheval. Je demeure rue du Cherche-Midi, N° 11.

– Et il ne m'arrivera rien ?

– Si fait, tu seras nommé brigadier.

– Bon ! fit l'artilleur.

Et il remit son habit et son cheval au général Debel.

Pendant ce temps, Bonaparte avait entendu causer au-dessus de lui ; il avait levé la tête et avait vu Joseph et Bernadotte à sa fenêtre.

– Une dernière fois, général, dit-il à Bernadotte, voulez-vous venir avec moi ?

– Non, lui répondit fermement celui-ci.

Puis, à voix basse :

– Vous m'avez dit tout à l'heure de prendre garde ? dit Bernadotte.

– Oui.

– Eh bien, je vous le dis à mon tour, prenez garde.

– à quoi ?

– Vous allez aux Tuileries ?

– Sans doute.

– Les Tuileries sont bien près de la place de la Révolution.

– Bah ! dit Bonaparte, la guillotine a été transférée à la barrière du Trône.

– Qu'importe ! c'est toujours le brasseur Santerre qui commande au faubourg Saint-Antoine, et Santerre est farci de Moulin.

– Santerre est prévenu qu'au premier mouvement qu'il tente, je le fais fusiller. Venez-vous ?

– Non.

– Comme vous voudrez. Vous séparez votre fortune de la mienne ; mais je ne sépare pas la mienne de la vôtre.

Puis, s'adressant à son piqueur :

– Mon cheval, dit-il

On lui amena son cheval.

Mais, voyant un simple artilleur près de lui :

– Que fais-tu là, au milieu des grosses épaulettes ? dit-il.

L'artilleur se mit à rire.

– Vous ne me reconnaissez pas, général ? dit-il.

– Ah ! par ma foi, c'est vous, Debel ! Et à qui avez-vous pris ce cheval et cet uniforme ?

– à cet artilleur que vous voyez là, à pied et en bras de chemise. Il vous en coûtera un brevet de brigadier.

– Vous vous trompez, Debel, dit Bonaparte, il m'en coûtera deux : un de brigadier et un de général de division. En marche, messieurs ! nous allons aux Tuileries.

Et, courbé sur son cheval, comme c'était son habitude, sa main gauche tenant les rênes lâches, son poignet droit appuyé sur sa cuisse, la tête inclinée, le front rêveur, le regard perdu, il fit les premiers pas sur cette pente glorieuse et fatale à la fois, qui devait le conduire au trône... et à Sainte-Hélène.

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