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Chapitre XVI
Le fantôme

Le lendemain, à l'heure à peu près à laquelle nous venons de quitter Roland, le jeune officier, après s'être assuré que tout le monde était couché au château des Noires-Fontaines, entrouvrit doucement sa porte, descendit l'escalier en retenant sa respiration, gagna le vestibule, tira sans bruit les verrous de la porte d'entrée, descendit le perron, se retourna pour s'assurer que tout était bien tranquille, et, rassuré par l'obscurité des fenêtres, il attaqua bravement la grille.

La grille, dont les gonds avaient, selon toute probabilité, été huilés dans la journée, tourna sans faire entendre le moindre grincement, et se referma comme elle s'était ouverte, après avoir donné passage à Roland, qui s'avança rapidement alors dans la direction du chemin de Pont-d'Ain à Bourg.

à peine eut-il fait cent pas que la cloche de Saint-Just tinta un coup : celle de Montagnat lui répondit comme un écho de bronze ; dix heures et demie sonnaient.

Au pas dont marchait le jeune homme, il lui fallait à peine vingt minutes pour atteindre la chartreuse de Seillon, surtout si, au lieu de contourner le bois, il prenait le sentier qui conduisait droit au monastère.

Roland était trop familiarisé depuis sa jeunesse avec les moindres laies de la forêt de Seillon pour allonger inutilement son chemin de dix minutes. Il prit donc sans hésiter à travers bois, et, au bout de cinq minutes, il reparut de l'autre côté de la forêt.

Arrivé là, il n'avait plus à traverser qu'un bout de plaine pour être arrivé au mur du verger du cloître.
Ce fut l'affaire de cinq autres minutes à peine.

Au pied du mur, il s'arrêta, mais ce fut pour quelques secondes.

Il dégrafa son manteau, le roula en tampon et le jeta par-dessus le mur.

Son manteau ôté, il resta avec une redingote de velours, une culotte de peau blanche et des bottes à retroussis.

La redingote était serrée autour du corps par une ceinture dans laquelle étaient passés deux pistolets.

Un chapeau à larges bords couvrait son visage et le voilait d'ombre.

Avec la même rapidité qu'il s'était débarrassé du vêtement qui pouvait le gêner pour franchir le mur, il se mit à l'escalader.

Son pied chercha une jointure qu'il n'eut pas de peine à trouver ; il s'élança, saisit la crête du chaperon, et retomba de l'autre côté sans avoir même touché le faîte de ce mur, par-dessus lequel il avait bondi.

Il ramassa son manteau, le rejeta sur ses épaules, l'agrafa de nouveau, et, à travers le verger, gagna à grands pas une petite porte qui servait de communication entre le verger et le cloître.

Comme il franchissait le seuil de cette petite porte, onze heures sonnaient.

Roland s'arrêta, compta les coups, fit lentement le tour du cloître, regardant et écoutant.
Il ne vit rien et n'entendit pas le moindre bruit.

Le monastère offrait l'image de la désolation et de la solitude ; toutes les portes étaient ouvertes : celles des cellules, celle de la chapelle, celle du réfectoire.

Dans le réfectoire, immense pièce où les tables étaient encore dressées, Roland vit voleter cinq ou six chauves-souris ; une chouette effrayée s'échappa par une fenêtre brisée, se percha sur un arbre à quelques pas de là et fit entendre son cri funèbre.

– Bon ! dit tout haut Roland, je crois que c'est ici que je dois établir mon quartier général ; chauves-souris et chouettes sont l'avant-garde des fantômes.

Le son de cette voix humaine, s'élevant du milieu de cette solitude, de ces ténèbres et de cette désolation, avait quelque chose d'insolite et de lugubre qui eût fait frissonner celui-là même qui venait de parler, si Roland, comme il l'avait dit lui-même, n'avait pas eu une âme inaccessible à la peur.

Il chercha un point d'où il pût du regard embrasser toute la salle : une table isolée, placée sur une espèce d'estrade, à l'une des extrémités du réfectoire, et qui avait sans doute servi au supérieur du couvent, soit pour faire une lecture pieuse pendant le repas, soit pour prendre son repas séparé des autres frères, lui parut un lieu d'observation réunissant tous les avantages qu'il pouvait désirer.

Appuyé au mur, il ne pouvait être surpris par derrière, et, de là, son regard, lorsqu'il serait habitué aux ténèbres, dominerait tous les points de la salle.

Il chercha un siège quelconque et trouva, renversé à trois pas de la table, l'escabeau qui avait dû être celui du convive ou du lecteur isolé.

Il s'assit devant la table, détacha son manteau pour avoir toute liberté dans ses mouvements, prit ses pistolets à sa ceinture, en disposa un devant lui, et, frappant trois coups sur la table avec la crosse de l'autre :

– La séance est ouverte, dit-il à haute voix, les fantômes peuvent venir.

Ceux qui, la nuit, traversant à deux des cimetières ou des églises, ont quelquefois éprouvé, sans s'en rendre compte, ce suprême besoin de parler bas et religieusement, qui s'attache à certaines localités, ceux-là seuls comprendront quelle étrange impression eût produite, sur celui qui l'eût entendue, cette voix railleuse et saccadée troublant la solitude et les ténèbres.

Elle vibra un instant dans l'obscurité, qu'elle fit en quelque sorte tressaillir ; puis elle s'éteignit et mourut sans écho, s'échappant à la fois par toutes ces ouvertures que les ailes du temps avaient faites sur son passage.

Comme il s'y était attendu, les yeux de Roland s'étaient habitués aux ténèbres, et maintenant, grâce à la pâle lumière de la lune, qui venait de se lever, et qui pénétrait dans le réfectoire en longs rayons blanchâtres, par les fenêtres brisées, pouvait voir distinctement d'un bout à l'autre de l'immense chambre.

Quoique évidemment, à l'intérieur comme à l'extérieur, Roland fût sans crainte, il n'était pas sans défiance, et son oreille percevait les moindres bruits.

Il entendit sonner la demie.
Malgré lui, le timbre le fit tressaillir ; il venait de l'église même du couvent.

Comment, dans cette ruine où tout était mort, l'horloge, cette pulsation du temps, était-elle demeurée vivante ?

– Oh ! oh ! dit Roland, voilà qui m'indique que je verrai quelque chose.

Ces paroles furent presque un aparté ; la majesté des lieux et du silence agissait sur ce cœur pétri d'un bronze aussi dur que celui qui venait de lui envoyer cet appel du temps contre l'éternité.

Les minutes s'écoulèrent les unes après les autres ; sans doute un nuage passait entre la lune et la terre, car il semblait à Roland que les ténèbres s'épaississaient.

Puis il lui semblait, à mesure que minuit s'approchait, entendre mille bruits à peine perceptibles, confus et différents, qui, sans doute, venaient de ce monde nocturne qui s'éveille quand l'autre s'endort.

La nature n'a pas voulu qu'il y eût suspension dans la vie, même pour le repos ; elle a fait son univers nocturne comme elle a fait son monde du jour, depuis le moustique bourdonnant au chevet du dormeur, jusqu'au lion rôdant autour du douar de l'Arabe.

Mais, Roland, veilleur des camps, sentinelle perdue dans le désert, Roland chasseur, Roland soldat, connaissait tous ces bruits ; ces bruits ne le troublaient donc pas, lorsque, tout à coup, à ces bruits vint se mêler de nouveau le timbre de l'horloge vibrant pour la seconde fois au-dessus de sa tête.

Cette fois, c'était minuit ; il compta les douze coups les uns après les autres.

Le dernier se fit entendre, frissonna dans l'air comme un oiseau aux ailes de bronze, puis s'éteignit lentement, tristement, douloureusement.

En même temps, il sembla, au jeune homme qu'il entendait une plainte.

Roland tendit l'oreille du côté d'où venait le bruit.

La plainte se fit entendre plus rapprochée.

Il se leva, mais les mains appuyées sur la table et ayant sous la paume de chacune de ses mains la crosse d'un pistolet. Un frôlement pareil à celui d'un drap ou d'une robe qui traînerait sur l'herbe, se fit entendre à sa gauche, à dix pas de lui.

Il se redressa comme mû par un ressort.

Au même moment, une ombre apparut au seuil de la salle immense. Cette ombre ressemblait à une de ces vieilles statues couchées sur les sépulcres ; elle était enveloppée d'un immense linceul qui traînait derrière elle.

Roland douta un instant de lui-même. La préoccupation de son esprit lui faisait-elle voir ce qui n'était pas ? était-il la dupe de ses sens, le jouet de ces hallucinations que la médecine constate, mais ne peut expliquer ?

Une plainte poussée par le fantôme fit évanouir ses doutes.

– Ah ! par ma foi ! dit-il en éclatant de rire, à nous deux, ami spectre !

Le spectre s'arrêta et étendit la main vers le jeune officier.

– Roland ! Roland, dit le spectre d'une voix sourde, ce serait une pitié que de ne pas poursuivre les morts dans le tombeau où tu les as fait descendre.

Et le spectre continua son chemin sans hâter le pas.

Roland, un instant étonné, descendit de son estrade et se mit résolument à la poursuite du fantôme.

Le chemin était difficile, encombré qu'il se présentait de pierres, de bancs mis en travers, de tables renversées.

Et cependant on eût dit qu'à travers tous ces obstacles un sentier invisible était tracé pour le spectre, qui marchait du même pas sans que rien l'arrêtât.

Chaque fois qu'il passait devant une fenêtre, la lumière extérieure, si faible qu'elle fût, se réfléchissait sur ce linceul, et le fantôme dessinait ses contours, qui, la fenêtre franchie, se perdaient dans l'obscurité pour reparaître bientôt et se perdre encore.

Roland, l'œil fixé sur celui qu'il poursuivait, craignant de le perdre de vue s'il en détachait un instant son regard, ne pouvait interroger du regard ce chemin si facile au spectre et si hérissé d'obstacles pour lui.

à chaque pas, il trébuchait ; le fantôme gagnait sur lui.

Le fantôme arriva près de la porte opposée à celle par laquelle il était entré, Roland vit s'ouvrir l'entrée d'un corridor obscur ; il comprit que l'ombre allait lui échapper.

– Homme ou spectre, voleur ou moine, dit-il, arrête, ou je fais feu !

– On ne tue pas deux fois le même corps, et la mort, tu le sais bien, continua le fantôme d'une voix sourde, n'a pas de prise sur les âmes.

– Qui es-tu donc ? demanda Roland.

– Je suis le spectre de celui que tu as violemment arraché de ce monde.

Le jeune officier éclata de rire, de son rire strident et nerveux rendu plus effrayant encore dans les ténèbres.

– Par ma foi, dit-il, si tu n'as pas d'autre indication à me donner, je ne prendrai pas même la peine de chercher, je t'en préviens.

– Rappelle-toi la fontaine de Vaucluse, dit le fantôme avec un accent si faible, que cette phrase sembla sortir de sa bouche plutôt comme un soupir que comme des paroles articulées.

Un instant, Roland sentit, non pas son cœur faiblir, mais la sueur perler à son front ; par une réaction sur lui-même, il reprit sa force, et, d'une voix menaçante :

– Une dernière fois, apparition ou réalité, cria-t-il, je te préviens que, si tu ne m'attends pas, je fais feu.

Le spectre fut sourd et continua son chemin.

Roland s'arrêta une seconde pour viser : le spectre était à dix pas de lui : Roland avait la main sûre, c'était lui-même qui avait glissé la balle dans le pistolet, un instant auparavant ; il venait de passer la baguette dans les canons pour s'assurer qu'ils étaient chargés.

Au moment où le spectre se dessinait de toute sa hauteur, blanc, sous la voûte sombre du corridor, Roland fit feu.

La flamme illumina comme un éclair le corridor, dans lequel continua de s'enfoncer le spectre, sans hâter ni ralentir le pas.

Puis tout rentra dans une obscurité d'autant plus profonde que la lumière avait été plus vive.

Le spectre avait disparu sous l'arcade sombre.

Roland s'y élança à sa poursuite, tout en faisant passer son second pistolet dans sa main droite.

Mais, si court qu'eût été le temps d'arrêt, le fantôme avait gagné du chemin ; Roland le vit au bout du corridor, se dessinant cette fois en vigueur sur l'atmosphère grise de la nuit.

Il doubla le pas et arriva à l'extrémité du corridor au moment où le spectre disparaissait derrière la porte de la citerne.

Roland redoubla de vitesse ; arrivé sur le seuil de la porte, il lui sembla que le spectre s'enfonçait dans les entrailles de la terre.

Cependant tout le torse était encore visible.

– Fusses-tu le démon, dit Roland, je te rejoindrai.

Et il lâcha son second coup de pistolet, qui emplit de flamme et de fumée le caveau dans lequel s'était englouti le spectre.

Quand la fumée fut dissipée, Roland chercha vainement ; il était seul.

Roland se précipita dans le caveau en hurlant de rage ; il sonda les murs de la crosse de ses pistolets, il frappa le sol du pied : partout le sol et la pierre rendirent ce son mat des objets solides.

Il essaya de percer l'obscurité du regard ; mais c'était chose impossible : le peu de lumière que laissait filtrer la lune s'arrêtait aux premières marches de la citerne.

– Oh ! s'écria Roland, une torche ! une torche !

Personne ne lui répondit ; le seul bruit qui se fît entendre était le murmure de la source coulant à trois pas de lui.

Il vit qu'une plus longue recherche serait inutile, sortit du caveau, tira de sa poche une poire à poudre, deux balles tout enveloppées dans du papier, et rechargea vivement ses pistolets.

Puis il reprit le chemin qu'il venait de suivre, retrouva le couloir sombre, au bout du couloir le réfectoire immense, et alla reprendre, à l'extrémité de la salle muette, la place qu'il avait quittée pour suivre le fantôme.

Là, il attendit.

Mais les heures de la nuit sonnèrent successivement jusqu'à ce qu'elles devinssent les heures matinales et que les premiers rayons du jour teignissent de leurs tons blafards les murailles du cloître.

– Allons, murmura Roland, c'est fini pour cette nuit ; peut-être une autre fois serai-je plus heureux.

Vingt minutes après, il rentrait au château des Noires-Fontaines.

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