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Chapitre XII
Les plaisirs de la province

Le même jour, Roland mit une partie du projet arrêté à exécution : il emmena sir John voir l'église de Brou.

Ceux qui ont vu la charmante petite chapelle de Brou savent que c'est une des cent merveilles de la Renaissance ; ceux qui ne l'ont pas vue l'ont entendu dire.

Roland, qui comptait faire à sir John les honneurs de son bijou historique, et qui ne l'avait pas vu depuis sept ou huit ans, fut fort désappointé quand, en arrivant devant la façade, il trouva les niches des saints vides et les figurines du portail décapitées.

Il demanda le sacristain ; on lui rit au nez : il n'y avait plus de sacristain.

Il s'informa à qui il devait s'adresser pour avoir les clefs : on lui répondit que c'était au capitaine de la gendarmerie.

Le capitaine de la gendarmerie n'était pas loin ; le cloître attenant à l'église avait été converti en caserne.

Roland monta à la chambre du capitaine, se fit reconnaître pour aide de camp de Bonaparte. Le capitaine, avec l'obéissance passive d'un inférieur pour son supérieur, lui remit les clefs et le suivit par derrière.

Sir John attendait devant le porche, admirant, malgré les mutilations qu'ils avaient subies, les admirables détails de la façade.

Roland ouvrit la porte et recula d'étonnement : l'église était littéralement bourrée de foin, comme un canon chargé jusqu'à la gueule.

– Qu'est-ce que cela ? demanda-t-il au capitaine de gendarmerie.

– Mon officier, c'est une précaution de la municipalité.

– Comment ! une précaution de la municipalité ?

– Oui.

– Dans quel but ?

– Celui de sauvegarder l'église. On allait la démolir ; mais le maire a décrété qu'en expiation du culte d'erreur auquel elle avait servi, elle serait convertie en magasin à fourrages.

Roland éclata de rire, et, se retournant vers sir John :

– Mon cher lord, dit-il, l'église était curieuse à voir ; mais je crois que ce que monsieur nous raconte là est non moins curieux. Vous trouverez toujours, soit à Strasbourg, soit à Cologne, soit à Milan, une chapelle ou un dôme qui vaudront la chapelle de Brou ; mais vous ne trouverez pas toujours des administrateurs assez bêtes pour vouloir démolir un chef-d'œuvre, et un maire assez spirituel pour en faire une église à fourrages. Mille remerciements, capitaine ; voilà vos clefs.

– Comme je le disais à Avignon, la première fois que j'eus l'honneur de vous voir, mon cher Roland, répliqua sir John, c'est un peuple bien amusant que le peuple français.

– Cette fois, milord, vous êtes trop poli, répondit Roland : c'est bien idiot qu'il faut dire ; écoutez : je comprends les cataclysmes politiques qui ont bouleversé notre société depuis mille ans ; je comprends les communes, les pastoureaux, la Jacquerie, les maillotins, la Saint-Barthélemy, la Ligue, la Fronde, les dragonnades, la Révolution ; je comprends le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, le 20 juin, le 10 août, les 2 et 3 septembre, le 21 janvier, le 31 mai, les 30 octobre et 9 thermidor ; je comprends la torche des guerres civiles avec son feu grégeois qui se rallume dans le sang au lieu de s'éteindre ; je comprends la marée des révolutions qui monte toujours avec son flux que rien n'arrête, et son reflux qui roule les débris des institutions que son flux a renversées ; je comprends tout cela, mais lance contre lance, épée contre épée, hommes contre hommes, peuple contre peuple ! Je comprends la colère mortelle des vainqueurs, je comprends les réactions sanglantes des vaincus ; je comprends les volcans politiques qui grondent dans les entrailles du globe, qui secouent la terre, qui renversent les trônes, qui culbutent les monarchies, qui font rouler têtes et couronnes sur les échafauds... mais ce que je ne comprends pas, c'est la mutilation du granit, la mise hors la loi des monuments, la destruction de choses inanimées qui n'appartiennent ni à ceux qui les détruisent, ni à l'époque qui les détruit ; c'est la mise au pilon de cette bibliothèque gigantesque où l'antiquaire peut lire l'histoire archéologique d'un pays. Oh ! les vandales et les barbares ! mieux que tout cela, les idiots ! qui se vengent sur des pierres des crimes de Borgia et des débauches de Louis XV ! Qu'ils connaissaient bien l'homme pour l'animal le plus pervers, le plus destructif, le plus malfaisant de tous, ces Pharaons, ces Ménès, ces Chéops, ces Osymandias qui faisaient bâtir des pyramides, non pas avec des rinceaux de guipure et des jubés de dentelle, mais avec des blocs de granit de cinquante pieds de long ! Ils ont bien dû rire au fond de leurs sépulcres quand ils ont vu le temps y user sa faux et les pachas y retourner leurs ongles. Bâtissons des pyramides, mon cher lord : ce n'est pas difficile comme architecture, ce n'est pas beau comme art ; mais c'est solide, et cela permet à un général de dire au bout de quatre mille ans : « Soldats, du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent ! » Tenez, ma parole d'honneur, mon cher lord, je voudrais rencontrer dans ce moment-ci un moulin à vent pour lui chercher querelle.

Et Roland, éclatant de son rire habituel, entraîna sir John dans la direction du château.

Sir John l'arrêta.

–Oh ! dit-il, n'y avait-il donc à voir dans toute la ville que l'église de Brou ?

– Autrefois, mon cher lord, répondit Roland, avant qu'elle fût convertie en magasin à fourrages, je vous eusse offert de descendre avec moi dans les caveaux des ducs de Savoie ; nous eussions cherché ensemble un passage souterrain qu'on dit exister, qui a près d'une lieue de long, et qui communique, à ce que l'on assure, avec la grotte de Ceyzeriat – remarquez bien que je n'aurais pas proposé une pareille partie de plaisir à un autre qu'un Anglais – c'était rentrer dans les Mystères d'Udolphe, de la célèbre Anne Radcliffe ; mais vous voyez que c'est impossible. Allons, il faut en faire notre deuil, venez.

– Et où allons-nous ?

– Ma foi, je n'en sais rien ; il y a dix ans, je vous eusse mené vers les établissements où l'on engraissait les poulardes. Les poulardes de Bresse, vous le savez, avaient une réputation européenne ; Bourg était une succursale de la grande rue de Strasbourg. Mais, pendant la Terreur, vous comprenez bien que les engraisseurs ont fermé boutique ; on était réputé aristocrate pour avoir mangé de la poularde, et vous connaissez le refrain fraternel : Ah ! ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne ! Après la chute de Robespierre, ils ont rouvert ; mais, depuis le 18 fructidor, il y a eu en France ordre de maigrir, même pour la volaille. N'importe, venez toujours, à défaut de poulardes, je vous ferai voir autre chose : la place où l'on exécutait ceux qui en mangeaient, par exemple. En outre, depuis que je ne suis venu en ville, nos rues ont changé de nom ; je connais toujours les sacs, mais je ne connais plus les étiquettes.

– Ah çà ! demanda sir John, vous n'êtes donc pas républicain ?

– Moi, pas républicain ? allons donc ! je me crois un excellent républicain, au contraire, et je suis capable de me laisser brûler le poignet comme Mucius Scévola, ou de me jeter dans un gouffre comme Curtius, pour sauver la république ; mais j'ai le malheur d'avoir l'esprit trop bien fait : le ridicule me prend malgré moi aux côtes et me chatouille à me faire crever de rire. J'accepte volontiers la constitution de 1791 ; mais, quand le pauvre Hérault de Séchelles écrivait au directeur de la bibliothèque nationale de lui envoyer les lois de Minos afin qu'il pût faire une constitution sur le modèle de celle de l'île de Crête, je trouvais que c'était aller chercher un modèle un peu loin et que nous pouvions nous contenter de celle de Lycurgue. Je trouve que janvier, février et mars, tout mythologiques qu'ils étaient, valaient bien nivôse, pluviôse et ventôse. Je ne comprends pas pourquoi, lorsqu'on s'appelait Antoine ou Chrysostome en 1789, on s'appelle Brutus ou Cassius en 1793. Ainsi, tenez, milord, voilà une honnête rue qui s'appelait la rue des Halles ; cela n'avait rien d'indécent, ni d'aristocrate, n'est-ce pas ? Eh bien, elle s'appelle aujourd'hui... attendez (Roland regarda l'inscription) : elle s'appelle aujourd'hui la rue de la Révolution. En voilà une autre qui s'appelait la rue Notre-Dame et qui s'appelle la rue du Temple. Pourquoi la rue du Temple ? Pour éterniser probablement le souvenir de l'endroit où l'infâme Simon a essayé d'apprendre l'état de savetier à l'héritier de soixante-trois rois : je me trompe d'un ou deux, ne me faites pas une querelle pour cela. Enfin, voyez cette troisième : elle s'appelait la rue Crèvecœur, un nom illustre en Bresse, en Bourgogne et dans les Flandres ; elle s'appelle la rue de la Fédération. La Fédération est une belle chose, mais Crèvecœur était un beau nom. Et puis, voyez-vous, elle conduit tout droit aujourd'hui à la place de la Guillotine ; ce qui est un tort, à mon avis. Je voudrais qu'il n'y eût point de rues pour conduire à ces places-là. Celle-ci a un avantage : elle est à cent pas de la prison ; ce qui économisait et ce qui économise même encore une charrette et un cheval à M. de Bourg. Remarquez que le bourreau est resté noble, lui. Au surplus, la place est admirablement bien disposée pour les spectateurs, et mon aïeul Montrevel, dont elle porte le nom, a, dans la prévoyance sans doute de sa destination, résolu ce grand problème, encore à résoudre dans les théâtres : c'est qu'on voit bien de partout. Si jamais on m'y coupe la tête, ce qui n'aurait rien d'extraordinaire par les temps où nous vivons, je n'aurais qu'un regret : celui d'être moins bien placé et de voir plus mal que les autres. Là, maintenant montons cette petite rampe ; nous voilà sur la place des Lices. Nos révolutionnaires lui ont laissé son nom, parce que, selon toute probabilité, ils ne savent pas ce que cela veut dire ; je ne le sais guère mieux qu'eux, mais je crois me rappeler qu'un sire d'Estavayer a défié je ne sais quel comte flamand, et que le combat a eu lieu sur cette place. Maintenant, mon cher lord, quant à la prison, c'est un bâtiment qui vous donnera une idée des vicissitudes humaines ; Gil Blas n'a pas plus souvent changé d'état que ce monument de destination. Avant l'arrivée de César, c'était un temple gaulois ; César en fit une forteresse romaine ; un architecte inconnu le transforma en un ouvrage militaire du Moyen-âge ; les sires de Baye, à l'exemple de César, le refirent forteresse. Les princes de Savoie y ont eu une résidence ; c'était là que demeurait la tante de Charles Quint quand elle visitait son église de Brou, qu'elle ne devait pas avoir la satisfaction de voir terminée. Enfin, après le traité de Lyon, quand la Bresse fit retour à la France, on en tira à la fois une prison et un palais de justice. Attendez-moi là, milord, si vous n'aimez pas le cri des grilles et le grincement des verrous. J'ai une visite à rendre à certain cachot.

– Le grincement des verrous et le cri des grilles ne sont pas un bruit fort récréatif, mais n'importe ! puisque vous voulez bien vous charger de mon éducation, conduisez-moi à votre cachot.

– Eh bien, alors, entrons vite ; il me semble que je vois une foule de gens qui ont l'air d'avoir envie de me parler.

Et, en effet, peu à peu une espèce de rumeur semblait se répandre dans la ville ; on sortait des maisons, on formait des groupes dans la rue, et ces groupes se montraient Roland avec curiosité.

Roland sonna à la grille située, à cette époque, à l'endroit où elle est encore aujourd'hui, mais s'ouvrant sur le préau de la prison.

Un guichetier vint ouvrir.

– Ah ! ah ! c'est toujours vous, père Courtois ? demanda le jeune homme.

Puis, se retournant vers sir John :

– Un beau nom de geôlier, n'est-ce pas, milord ?

Le geôlier regarda le jeune homme avec étonnement.

– Comment se fait-il, demanda-t-il à travers la grille, que vous sachiez mon nom et que je ne sache pas le vôtre ?

– Bon ! je sais non seulement votre nom, mais encore votre opinion ; vous êtes un vieux royaliste, père Courtois !

– Monsieur, dit le geôlier tout effrayé, pas de mauvaises plaisanteries, s'il vous plaît, et dites ce que vous désirez.

– Eh bien, mon brave père Courtois, je désirerais visiter le cachot où l'on a mis ma mère et ma sœur, madame et mademoiselle de Montrevel.

– Ah ! s'écria le concierge, comment ! c'est vous, monsieur Louis ? Ah bien, vous aviez raison de dire que je ne connaissais que vous. Savez-vous que vous voilà devenu fièrement beau garçon ?

– Vous trouvez, père Courtois ? Eh bien, je vous rends la pareille, votre fille Charlotte est, par ma foi, une belle fille.

– Charlotte est la femme de chambre de ma sœur, milord. Et elle en est bien heureuse ; elle se trouve mieux qu'ici, monsieur Roland, Est-ce vrai que vous êtes aide de camp du général Bonaparte ?

– Hélas ! Courtois, j'ai cet honneur. Tu aimerais mieux que je fusse aide de camp de M. le comte d'Artois ou de M. le duc d'Angoulême ?

– Mais taisez-vous donc, monsieur Louis !

Puis, s'approchant de l'oreille du jeune homme :

– Dites donc, fit-il, est-ce que c'est positif ?

– Quoi, père Courtois ?

– Que le général Bonaparte soit passé hier à Lyon ?

– Il paraît qu'il y a quelque chose de vrai dans cette nouvelle, car voilà deux fois que je l'entends répéter. Ah ! je comprends maintenant ces braves gens qui me regardaient avec curiosité et qui avaient l'air de vouloir me faire des questions. Ils sont comme vous, père Courtois, ils désirent savoir à quoi s'en tenir sur cette arrivée du général Bonaparte.

– Vous ne savez pas ce qu'on dit encore, monsieur Louis !

– On dit donc encore autre chose père Courtois ?

– Je crois bien qu'on dit encore autre chose, mais tout bas.

– Quoi donc ?

– On dit qu'il vient réclamer au Directoire le trône de Sa Majesté Louis XVIII pour le faire monter dessus, et que, si le citoyen Gohier ne veut pas, en sa qualité de président, le lui rendre de bonne volonté, il le lui rendra de force.

– Ah bah ! fit le jeune officier avec un air de doute qui allait jusqu'à la raillerie.

Mais le père Courtois insista par un signe de tête affirmatif.

– C'est possible, dit le jeune homme ; mais, quant à cela, ce n'est pas la seconde nouvelle, c'est la première ; et maintenant que vous me connaissez, voulez-vous m'ouvrir ?

– Vous ouvrir ! je crois bien ; que diable fais-je donc ?

Et le geôlier ouvrit la porte avec autant d'empressement qu'il avait paru d'abord y mettre de répugnance.

Le jeune homme entra ; sir John le suivit.

Le geôlier referma la grille avec soin et marcha le premier ; Roland le suivit, l'Anglais suivit Roland.

Il commençait à s'habituer au caractère fantasque de son jeune ami.

Le spleen, c'est la misanthropie moins les boutades de Timon et l'esprit d'Alceste.

Le geôlier traversa tout le préau, séparé du palais de justice par une muraille de quinze pieds de hauteur, faisant vers son milieu retour en arrière, de quelques pieds, sur la partie antérieure de laquelle on avait scellé, pour donner passage aux prisonniers sans que ceux-ci eussent besoin de tourner par la rue, une porte de chêne massif. Le geôlier, disons-nous, traversa tout le préau et gagna, dans l'angle gauche de la cour, un escalier tournant qui conduisait à l'intérieur de la prison.

Si nous insistons sur ces détails, c'est que nous aurons à revenir un jour sur ces localités ; et que, par conséquent, nous désirons qu'arrivé à ce moment-là de notre récit, elles ne soient point complètement étrangères à nos lecteurs.

L'escalier conduisait d'abord à l'antichambre de la prison, c'est-à-dire à la chambre du concierge du présidial ; puis, de cette chambre, par un escalier de dix marches, on descendait dans une première cour, séparée de celle des prisonniers par une muraille dans le genre de celle que nous avons décrite, mais percée de trois portes ; à l'extrémité de cette cour, un couloir conduisait à la chambre du geôlier, laquelle donnait de plain-pied, à l'aide d'un second couloir, dans des cachots pittoresquement appelés cages.

Le geôlier s'arrêta à la première de ces cages, et, frappant à la porte :

– C'est ici, dit-il ; j'avais mis là madame votre Mère et mademoiselle votre sœur, afin que, si les chères dames avaient besoin de moi ou de Charlotte, elles n'eussent qu'à frapper.

– Est-ce qu'il y a quelqu'un dans le cachot ?

– Personne.

– Eh bien, faites-moi la grâce de m'en ouvrir la porte ; voici mon ami, lord Tanlay, un Anglais philanthrope, qui voyage pour savoir si l'on est mieux dans les prisons de France que dans celles d'Angleterre. Entrez, milord, entrez.

Et, le père Courtois ayant ouvert la porte, Roland poussa sir John dans un cachot formant un carré parfait de dix à douze pieds sur toutes les faces.

– Oh ! oh ! fit sir John, l'endroit est lugubre.

– Vous trouvez ? Eh bien, mon cher lord, voilà l'endroit où ma mère, la plus digne femme qu'il y ait au monde, et ma sœur, vous la connaissez, ont passé six semaines, avec la perspective de n'en sortir que pour aller faire un tour sur la place du Bastion ; remarquez bien qu'il y a cinq ans de cela ; ma sœur en avait, par conséquent, douze à peine.

– Mais quel crime avaient-elles donc commis ?

– Oh ! un crime énorme : dans la fête anniversaire que la ville de Bourg a cru devoir consacrer à la mort de l'Ami du peuple, ma mère a refusé de laisser faire à ma sœur une des vierges qui portaient les urnes contenant les larmes de la France. Que voulez-vous ! pauvre femme, elle avait cru avoir assez fait pour la patrie en lui offrant le sang de son fils et de son mari, qui coulait pour l'un, en Italie, pour l'autre, en Allemagne : elle se trompait. La patrie, à ce qu'il paraît, réclamait encore les larmes de sa fille ; pour le coup, elle a trouvé que c'était trop, du moment surtout où ces larmes coulaient pour le citoyen Marat. Il en résulta que, le soir même de la fête, au milieu de l'enthousiasme que cette fête avait excité, ma mère fut décrétée d'accusation. Par bonheur, Bourg n'était pas à la hauteur de Paris sous le rapport de la célérité. Un ami que nous avions au greffe fit traîner l'affaire, et, un beau jour, on apprit tout à la fois la chute et la mort de Robespierre. Cela interrompit beaucoup de choses, et, entre autres, les guillotinades ; notre ami du greffe fit comprendre au tribunal que le vent qui venait de Paris était à la clémence ; on attendit huit jours, on attendit quinze jours, et, le seizième, on vint dire à ma mère et à ma sœur qu'elles étaient libres ; de sorte que, mon cher, vous comprenez – et cela fait faire les plus hautes réflexions philosophiques – de sorte que, si mademoiselle Térésa Cabarrus n'était pas venue d'Espagne en France ; que si elle n'avait pas épousé M. Fontenay, conseiller au parlement ; que si elle n'avait pas été arrêtée et conduite devant le proconsul Tallien, fils du maître d'hôtel du marquis de Bercy, ex-clerc de procureur, ex-prote d'imprimerie, ex-commis expéditionnaire, ex-secrétaire de la commune de Paris, pour le moment en mission à Bordeaux ; que si l'ex-proconsul ne fût pas devenu amoureux d'elle, que si elle n'eût pas été emprisonnée, que si, le 9 thermidor, elle ne lui avait pas fait passer un poignard avec ces mots : « si le tyran ne meurt pas aujourd'hui, je meurs demain » que si Saint-Just n'avait pas été arrêté au milieu de son discours, que si Robespierre n'avait pas eu, ce jour là, un chat dans la gorge ; que si Garnier (de l'Aube) ne lui avait pas crié : « C'est le sang de Danton qui t'étouffe ! » que si Louchet n'avait pas demandé son arrestation ; que s'il n'avait pas été arrêté, délivré par la Commune, repris sur elle, eu la mâchoire cassée d'un coup de pistolet, été exécuté le lendemain, ma mère avait, selon toute probabilité, le cou coupé pour n'avoir pas permis que sa fille pleurât le citoyen Marat dans une des douze urnes que la ville de Bourg devait remplir de ses larmes. Adieu, Courtois, tu es un brave, homme ; tu as donné à ma mère et à ma sœur un peu de vin pour mettre avec leur eau, un peu de viande pour mettre sur leur pain, un peu d'espérance à mettre sur leur cœur ; tu leur as prêté ta fille pour qu'elles ne balayassent pas leur cachot elles-mêmes ; cela vaudrait une fortune ; malheureusement, je ne suis pas riche : j'ai cinquante louis sur moi, les voilà. Venez milord.

Et le jeune homme entraîna sir John avant que le geôlier fût revenu de sa surprise et eût le temps de remercier Roland ou de refuser les cinquante louis ; ce qui, il faut le dire, eût été une bien grande preuve de désintéressement pour un geôlier, surtout quand ce geôlier était d'une opinion contraire au gouvernement qu'il servait.

En sortant de la prison, Roland et sir John trouvèrent la place des Lices encombrée de gens qui avaient appris le retour du général Bonaparte en France et qui criaient : « Vive Bonaparte ! » à tue-tête, les uns parce qu'ils étaient effectivement les admirateurs du vainqueur d'Arcole, de Rivoli et des Pyramides, les autres parce qu'on leur avait dit, comme au père Courtois, que ce même vainqueur n'avait vaincu qu'au profit de Sa Majesté Louis XVIII.

Cette fois, comme Roland et sir John avaient visité tout ce que la ville de Bourg offrait de curieux, ils reprirent le chemin du château des Noires-Fontaines, où ils arrivèrent sans que rien les arrêtât davantage.

Madame de Montrevel et Amélie étaient sorties. Roland installa sir John dans un fauteuil en le priant d'attendre cinq minutes.

Au bout de cinq minutes, il revint tenant à la main une espèce de brochure en papier gris, assez mal imprimée.

– Mon cher hôte, dit-il, vous m'avez paru élever quelques doutes sur l'authenticité de la fête dont je vous parlais tout à l'heure, et qui a failli coûter la vie à ma mère et à ma sœur ; je vous en apporte le programme : lisez-moi cela, et, pendant ce temps, j'irai voir ce que l'on a fait de mes chiens ; car je présume que vous me tenez quitte de la journée de pêche et que nous passerons tout de suite à la chasse.

Et il sortit, laissant entre les mains de sir John l'arrêté de la municipalité de la ville de Bourg touchant la fête funèbre à célébrer en l'honneur de Marat, le jour anniversaire de sa mort.

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