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Chapitre LXXIX
Malicorne et Manicamp

L’introduction de ces deux nouveaux personnages dans cette histoire, et cette affinité mystérieuse de noms et de sentiments méritent quelque attention de la part de l’historien et du lecteur.
Nous allons donc entrer dans quelques détails sur M. Malicorne et sur M. de Manicamp.
Malicorne, on le sait, avait fait le voyage d’Orléans pour aller chercher ce brevet destiné à Mlle de Montalais, et dont l’arrivée venait de produire une si vive sensation au château de Blois.
C’est qu’à Orléans se trouvait pour le moment M. de Manicamp. Singulier personnage s’il en fut que ce M. de Manicamp : garçon de beaucoup d’esprit, toujours à sec, toujours besogneux, bien qu’il puisât à volonté dans la bourse de M. le comte de Guiche, l’une des bourses les mieux garnies de l’époque.
C’est que M. le comte de Guiche avait eu pour compagnon d’enfance, de Manicamp, pauvre gentillâtre vassal né des Grammont.
C’est que M. de Manicamp, avec son esprit, s’était créé un revenu dans l’opulente famille du maréchal.
Dès l’enfance, il avait, par un calcul fort au-dessus de son âge, prêté son nom et sa complaisance aux folies du comte de Guiche. Son noble compagnon avait-il dérobé un fruit destiné à Mme la maréchale, avait-il brisé une glace, éborgné un chien, de Manicamp se déclarait coupable du crime commis, et recevait la punition, qui n’en était pas plus douce pour tomber sur l’innocent.
Mais aussi, ce système d’abnégation lui était payé. Au lieu de porter des habits médiocres comme la fortune paternelle lui en faisait une loi, il pouvait paraître éclatant, superbe, comme un jeune seigneur de cinquante mille livres de revenu.
Ce n’est point qu’il fût vil de caractère ou humble d’esprit ; non, il était philosophe, ou plutôt il avait l’indifférence, l’apathie et la rêverie qui éloignent chez l’homme tout sentiment du monde hiérarchique. Sa seule ambition était de dépenser de l’argent.
Mais, sous ce rapport, c’était un gouffre que ce bon M. de Manicamp.
Trois ou quatre fois régulièrement par année, il épuisait le comte de Guiche, et, quand le comte de Guiche était bien épuisé, qu’il avait retourné ses poches et sa bourse devant lui, et déclaré qu’il fallait au moins quinze jours à la munificence paternelle pour remplir bourse et poches, de Manicamp perdait toute son énergie, il se couchait, restait au lit, ne mangeait plus et vendait ses beaux habits sous prétexte que, restant couché, il n’en avait plus besoin.
Pendant cette prostration de force et d’esprit, la bourse du comte de Guiche se remplissait, et, une fois remplie, débordait dans celle de Manicamp, qui rachetait de nouveaux habits, se rhabillait et recommençait la même vie qu’auparavant.
Cette manie de vendre ses habits neufs le quart de ce qu’ils valaient avait rendu notre héros assez célèbre dans Orléans, ville où, en général, nous serions fort embarrassés de dire pourquoi il venait passer ses jours de pénitence.
Les débauchés de province, les petits-maîtres à six cents livres par an se partageaient les bribes de son opulence.
Parmi les admirateurs de ces splendides toilettes brillait notre ami Malicorne, fils d’un syndic de la ville, à qui M. le prince de Condé, toujours besogneux comme un Condé, empruntait souvent de l’argent à gros intérêt.
M. Malicorne tenait la caisse paternelle.
C’est-à-dire qu’en ce temps de facile morale il se faisait de son côté, en suivant l’exemple de son père et en prêtant à la petite semaine, un revenu de dix-huit cents livres, sans compter six cents autres livres que fournissait la générosité du syndic, de sorte que Malicorne était le roi des raffinés d’Orléans, ayant deux mille quatre cents livres à dilapider, à gaspiller, à éparpiller en folies de tout genre.
Mais, tout au contraire de Manicamp, Malicorne était effroyablement ambitieux.
Il aimait par ambition, il dépensait par ambition, il se fût ruiné par ambition.
Malicorne avait résolu de parvenir à quelque prix que ce fût ; et pour cela, à quelque prix que ce fût, il s’était donné une maîtresse et un ami.
La maîtresse, Mlle de Montalais, lui était cruelle dans les dernières faveurs de l’amour ; mais c’était une fille noble, et cela suffisait à Malicorne.
L’ami n’avait pas d’amitié, mais c’était le favori du comte de Guiche, ami lui-même de Monsieur, frère du roi, et cela suffisait à Malicorne.
Seulement, au chapitre des charges, Mlle de Montalais coûtait par an :
Rubans, gants et sucreries, mille livres.
De Manicamp coûtait, argent prêté jamais rendu, de douze à quinze cents livres par an.
Il ne restait donc rien à Malicorne.
Ah ! si fait, nous nous trompons, il lui restait la caisse paternelle.
Il usa d’un procédé sur lequel il garda le plus profond secret, et qui consistait à s’avancer à lui-même, sur la caisse du syndic, une demi- douzaine d’années, c’est-à-dire une quinzaine de mille livres, se jurant bien entendu, à lui-même, de combler ce déficit aussitôt que l’occasion s’en présenterait.
L’occasion devait être la concession d’une belle charge dans la maison de Monsieur, quand on monterait cette maison à l’époque de son mariage.
Cette époque était venue, et l’on allait enfin monter la maison. Une bonne charge chez un prince du sang, lorsqu’elle est donnée par le crédit et sur la recommandation d’un ami tel que le comte de Guiche, c’est au moins douze mille livres par an, et, moyennant cette habitude qu’avait prise Malicorne de faire fructifier ses revenus, douze mille livres pouvaient s’élever à vingt.
Alors, une fois titulaire de cette charge, Malicorne épouserait Mlle de Montalais ; Mlle de Montalais, d’une famille où le ventre anoblissait, non seulement serait dotée, mais encore ennoblissait Malicorne.
Mais, pour que Mlle de Montalais, qui n’avait pas grande fortune patrimoniale, quoiqu’elle fût fille unique, fût convenablement dotée, il fallait qu’elle appartînt à quelque grande princesse, aussi prodigue que Madame douairière était avare.
Et afin que la femme ne fût point d’un côté pendant que le mari serait de l’autre, situation qui présente de graves inconvénients, surtout avec des caractères comme étaient ceux des futurs conjoints, Malicorne avait imaginé de mettre le point central de réunion dans la maison même de Monsieur, frère du roi.
Mlle de Montalais serait fille d’honneur de Madame.
M. Malicorne serait officier de Monsieur.
On voit que le plan venait d’une bonne tête, on voit aussi qu’il avait été bravement exécuté.
Malicorne avait demandé à Manicamp de demander au comte de Guiche un brevet de fille d’honneur.
Et le comte de Guiche avait demandé ce brevet à Monsieur, lequel l’avait signé sans hésitation.
Le plan moral de Malicorne, car on pense bien que les combinaisons d’un esprit aussi actif que le sien ne se bornaient point au présent et s’étendaient à l’avenir, le plan moral de Malicorne, disons-nous, était celui-ci :
Faire entrer chez Madame Henriette une femme dévouée à lui, spirituelle, jeune, jolie et intrigante ; savoir, par cette femme, tous les secrets féminins du jeune ménage, tandis que lui, Malicorne, et son ami Manicamp sauraient, à eux deux, tous les mystères masculins de la jeune communauté.
C’était par ces moyens qu’on arriverait à une fortune rapide et splendide à la fois.
Malicorne était un vilain nom ; celui qui le portait avait trop d’esprit pour se dissimuler cette vérité ; mais on achetait une terre, et Malicorne de quelque chose, ou même de Malicorne tout court, sonnait fort noblement à l’oreille.
Il n’était pas invraisemblable que l’on pût trouver à ce nom de Malicorne une origine des plus aristocratiques.
En effet, ne pouvait-il pas venir d’une terre où un taureau aux cornes mortelles aurait causé quelque grand malheur et baptisé le sol avec le sang qu’il aurait répandu ?
Certes, ce plan se présentait hérissé de difficultés ; mais la plus y grande de toutes, c’était Mlle de Montalais elle-même.
Capricieuse, variable, sournoise, étourdie, libertine, prude, vierge armée de griffes, Erigone barbouillée de raisins, elle renversait parfois, d’un seul coup de ses doigts blancs ou d’un seul souffle de ses lèvres riantes, l’édifice que la patience de Malicorne avait mis un mois à établir.
Amour à part, Malicorne était heureux ; mais cet amour, qu’il ne pouvait s’empêcher de ressentir, il avait la force de le cacher avec soin, persuadé qu’au moindre relâchement de ces liens, dont il avait garrotté son Protée femelle, le démon le terrasserait et se moquerait de lui.
Il humiliait sa maîtresse en la dédaignant. Brûlant de désirs quand elle s’avançait pour le tenter, il avait l’art de paraître de glace, persuadé que, s’il ouvrait ses bras, elle s’enfuirait en le raillant.
De son côté, Montalais croyait ne pas aimer Malicorne, et, tout au contraire, elle l’aimait. Malicorne lui répétait si souvent ses protestations d’indifférence, qu’elle finissait de temps en temps par y croire, et alors elle croyait détester Malicorne. Voulait-elle le ramener par la coquetterie, Malicorne se faisait plus coquet qu’elle.
Mais ce qui faisait que Montalais tenait à Malicorne d’une indissoluble façon, c’est que Malicorne était toujours bourré de nouvelles fraîches apportées de la cour et de la ville ; c’est que Malicorne apportait toujours à Blois une mode, un secret, un parfum ; c’est que Malicorne ne demandait jamais un rendez-vous, et, tout au contraire, se faisait supplier pour recevoir des faveurs qu’il brûlait d’obtenir.
De son côté, Montalais n’était pas avare d’histoires. Par elle, Malicorne savait tout ce qui se passait chez Madame douairière, et il en faisait à Manicamp des contes à mourir de rire, que celui-ci, par paresse, portait tout faits à M. de Guiche, qui les portait à Monsieur.
Voilà en deux mots quelle était la trame de petits intérêts et de petites conspirations qui unissait Blois à Orléans et Orléans à Paris, et qui allait amener dans cette dernière ville, où elle devait produire une si grande révolution, la pauvre petite La Vallière, qui était bien loin de se douter, en s’en retournant toute joyeuse au bras de sa mère, à quel étrange avenir elle était réservée.
Quant au bonhomme Malicorne, nous voulons parler du syndic d’Orléans, il ne voyait pas plus clair dans le présent que les autres dans l’avenir, et ne se doutait guère, en promenant tous les jours, de trois à cinq heures, après son dîner, sur la place Sainte-Catherine, son habit gris taillé sous Louis XIII et ses souliers de drap à grosses bouffettes, que c’était lui qui payait tous ces éclats de rire, tous ces baisers furtifs, tous ces chuchotements, toute cette rubanerie et tous ces projets soufflés qui faisaient une chaîne de quarante cinq lieues du palais de Blois au Palais-Royal.

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