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Chapitre XL
Affaire d'Etat

Le cardinal, en passant dans son cabinet, trouva le comte de La Fère qui attendait, fort occupé d’admirer un Raphal très beau, placé au-dessus d’un dressoir garni d’orfèvrerie.
Son Eminence arriva doucement, léger et silencieux comme une ombre, et surprit la physionomie du comte, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire, prétendant deviner à la simple inspection du visage d’un interlocuteur quel devait être le résultat de la conversation.
Mais, cette fois, l’attente de Mazarin fut trompée ; il ne lut absolument rien sur le visage d’Athos, pas même le respect qu’il avait l’habitude de lire sur toutes les physionomies.
Athos était vêtu de noir avec une simple broderie d’argent. Il portait le Saint-Esprit, la Jarretière et la Toison d’or, trois ordres d’une telle importance, qu’un roi seul ou un comédien pouvait les réunir.
Mazarin fouilla longtemps dans sa mémoire un peu troublée pour se rappeler le nom qu’il devait mettre sur cette figure glaciale et n’y réussit pas.
- J’ai su, dit-il enfin, qu’il m’arrivait un message d’Angleterre.
Et il s’assit, congédiant Bernouin et Brienne, qui se préparait, en sa qualité de secrétaire, à tenir la plume.
- De la part de Sa Majesté le roi d’Angleterre, oui, Votre Eminence.
- Vous parlez bien purement le français, monsieur, pour un Anglais, dit gracieusement Mazarin en regardant toujours à travers ses doigts le Saint-Esprit, la Jarretière, la Toison et surtout le visage du messager.
- Je ne suis pas anglais, je suis français, monsieur le cardinal, répondit Athos.
- Voilà qui est particulier, le roi d’Angleterre choisissant des Français pour ses ambassades ; c’est d’un excellent augure... Votre nom, monsieur, je vous prie ?
- Comte de La Fère, répliqua Athos en saluant plus légèrement que ne l’exigeaient le cérémonial et l’orgueil du ministre tout-puissant.
Mazarin plia les épaules comme pour dire : « Je ne connais pas ce nom-là. »
Athos ne sourcilla point.
- Et vous venez, monsieur, continua Mazarin, pour me dire...
- Je venais de la part de Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne annoncer au roi de France...
Mazarin fronça le sourcil.
- Annoncer au roi de France, poursuivit imperturbablement Athos, l’heureuse restauration de Sa Majesté Charles II sur le trône de ses pères.
Cette nuance n’échappa point à la rusée Eminence. Mazarin avait trop l’habitude des hommes pour ne pas voir, dans la politesse froide et presque hautaine d’Athos, un indice d’hostilité qui n’était pas la température ordinaire de cette serre chaude qu’on appelle la cour.
- Vous avez ses pouvoirs, sans doute ? demanda Mazarin d’un ton bref et querelleur.
- Oui... monseigneur.
Ce mot : « Monseigneur » sortit péniblement des lèvres d’Athos ; on eût dit qu’il les écorchait.
- En ce cas, montrez-les.
Athos tira d’un sachet de velours brodé qu’il portait sous son pourpoint une dépêche. Le cardinal étendit la main.
- Pardon, monseigneur, dit Athos ; mais ma dépêche est pour le roi.
- Puisque vous êtes français, monsieur, vous devez savoir ce qu’un Premier ministre vaut à la cour de France.
- Il fut un temps, répondit Athos, où je m’occupais, en effet, de ce que valent les Premiers ministres ; mais j’ai formé, il y a déjà plusieurs années de cela, la résolution de ne plus traiter qu’avec le roi.
- Alors, monsieur, dit Mazarin, qui commençait à s’irriter, vous ne verrez ni le ministre ni le roi.
Et Mazarin se leva. Athos remit sa dépêche dans le sachet, salua gravement et fit quelques pas vers la porte. Ce sang-froid exaspéra Mazarin.
- Quels étranges procédés diplomatiques ! s’écria-t-il. Sommes-nous encore au temps où M. Cromwell nous envoyait des pourfendeurs en guise de chargés d’affaires ? Il ne vous manque, monsieur, que le pot en tête et la bible à la ceinture.
- Monsieur, répliqua sèchement Athos, je n’ai jamais eu comme vous l’avantage de traiter avec M. Cromwell, et je n’ai vu ses chargés d’affaires que l’épée à la main ; j’ignore donc comment il traitait avec les Premiers ministres. Quant au roi d’Angleterre, Charles II, je sais que, quand il écrit à Sa Majesté le roi Louis XIV, ce n’est pas à son Eminence le cardinal Mazarin ; dans cette distinction, je ne vois aucune diplomatie.
- Ah ! s’écria Mazarin en relevant sa tête amaigrie et en frappant de la main sur sa tête, je me souviens maintenant !
Athos le regarda étonné.
- Oui, c’est cela ! dit le cardinal en continuant de regarder son interlocuteur ; oui, c’est bien cela... Je vous reconnais, monsieur. Ah ! diavolo ! je ne m’étonne plus.
- En effet, je m’étonnais qu’avec l’excellente mémoire de Votre Eminence, répondit en souriant Athos, Votre Eminence ne m’eût pas encore reconnu.
- Toujours récalcitrant et grondeur... monsieur... monsieur... comment vous appelait-on ? Attendez donc... un nom de fleuve... Potamos... non... un nom d’île... Naxos... non, per Jove ! un nom de montagne... Athos ! m’y voilà ! Enchanté de vous revoir, et de n’être plus à Rueil, où vous me fîtes payer rançon avec vos damnés complices... Fronde ! toujours Fronde ! Fronde maudite ! oh ! quel levain ! Ah çà ! monsieur, pourquoi vos antipathies ont-elles survécu aux miennes ? Si quelqu’un avait à se plaindre, pourtant, je crois que ce n’était pas vous, qui vous êtes tiré de là, non seulement les braies nettes, mais encore avec le cordon du Saint-Esprit au cou.
- Monsieur le cardinal, répondit Athos, permettez-moi de ne pas entrer dans des considérations de cet ordre J’ai une mission à remplir... me faciliterez-vous les moyens de remplir cette mission ?
- Je m’étonne, dit Mazarin, tout joyeux d’avoir retrouvé la mémoire, et tout hérissé de pointes malicieuses ; je m’étonne, monsieur... Athos... qu’un frondeur tel que vous ait accepté une mission près du Mazarin, comme on disait dans le bon temps.
Et Mazarin se mit à rire, malgré une toux douloureuse qui coupait chacune de ses phrases et qui en faisait des sanglots.
- Je n’ai accepté de mission qu’auprès du roi de France, monsieur le cardinal, riposta le comte avec moins d’aigreur cependant, car il croyait avoir assez d’avantages pour se montrer modéré.
- Il faudra toujours, monsieur le frondeur, dit Mazarin gaiement, que, du roi, l’affaire dont vous vous êtes chargé...
- Dont on m’a chargé, monseigneur, je ne cours pas après les affaires.
- Soit ! il faudra, dis-je, que cette négociation passe un peu par mes mains... Ne perdons pas un temps précieux... dites-moi les conditions.
- J’ai eu l’honneur d’assurer à Votre Eminence que la lettre seule de Sa Majesté le roi Charles II contenait la révélation de son désir.
- Tenez ! vous êtes ridicule avec votre roideur, monsieur Athos. On voit que vous vous êtes frotté aux puritains de là-bas... Votre secret, je le sais mieux que vous, et vous avez eu tort, peut-être, de ne pas avoir quelques égards pour un homme très vieux et très souffrant, qui a beaucoup travaillé dans sa vie et tenu bravement la campagne pour ses idées, comme vous pour les vôtres... Vous ne voulez rien dire ? bien ; vous ne voulez pas me communiquer votre lettre ?... à merveille ; venez avec moi dans ma chambre, vous allez parler au roi... et devant le roi... Maintenant, un dernier mot : Qui donc vous a donné la Toison ? Je me rappelle que vous passiez pour avoir la Jarretière ; mais quant à la Toison, je ne savais pas...
- Récemment, monseigneur, l’Espagne, à l’occasion du mariage de Sa Majesté Louis XIV, a envoyé au roi Charles II un brevet de la Toison en blanc ; Charles II me l’a transmis aussitôt, en remplissant le blanc avec mon nom.
Mazarin se leva, et, s’appuyant sur le bras de Bernouin, il rentra dans sa ruelle, au moment où l’on annonçait dans la chambre : « Monsieur le prince ! » Le prince de Condé, le premier prince du sang, le vainqueur de Rocroy, de Lens et de Nordlingen, entrait en effet chez Mgr de Mazarin, suivi de ses gentilshommes, et déjà il saluait le roi, quand le Premier ministre souleva son rideau.
Athos eut le temps d’apercevoir Raoul serrant la main du comte de Guiche, et d’échanger un sourire contre son respectueux salut.
Il eut le temps de voir aussi la figure rayonnante du cardinal, lorsqu’il aperçut devant lui, sur la table, une masse énorme d’or que le comte de Guiche avait gagnée, par une heureuse veine, depuis que Son Eminence lui avait confié les cartes. Aussi, oubliant ambassadeur, ambassade et prince, sa première pensée fut-elle pour l’or.
- Quoi ! s’écria le vieillard, tout cela... de gain ?
- Quelque chose comme cinquante mille écus ; oui, monseigneur.
répliqua le comte de Guiche en se levant. Faut-il que je rende la place à Votre Eminence ou que je continue ?
- Rendez, rendez ! Vous êtes un fou. Vous reperdriez tout ce que vous avez gagné, peste !
- Monseigneur, dit le prince de Condé en saluant.
- Bonsoir, monsieur le prince, dit le ministre d’un ton léger ; c’est bien aimable à vous de rendre visite à un ami malade.
- Un ami !... murmura le comte de La Fère en voyant avec stupeur cette alliance monstrueuse de mots ; ami ! lorsqu’il s’agit de Mazarin et de Condé.
Mazarin devina la pensée de ce frondeur, car il lui sourit avec triomphe, et tout aussitôt :
- Sire, dit-il au roi, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté M. le comte de La Fère, ambassadeur de Sa Majesté britannique... Affaire d’Etat, messieurs ! ajouta-t-il en congédiant de la main tous ceux qui garnissaient la chambre, et qui, le prince de Condé en tête, s’éclipsèrent sur le geste seul de Mazarin.
Raoul, après un dernier regard jeté au comte de La Fère, suivit M. de Condé.
Philippe d’Anjou et la reine parurent alors se consulter comme pour partir.
- Affaire de famille, dit subitement Mazarin en les arrêtant sur leurs sièges. Monsieur, que voici, apporte au roi une lettre par laquelle Charles II, complètement restauré sur le trône, demande une alliance entre Monsieur, frère du roi, et Mademoiselle Henriette, petite-fille de Henri IV... voulez vous remettre au roi votre lettre de créance, monsieur le comte.
Athos resta un instant stupéfait. Comment le ministre pouvait-il savoir le contenu d’une lettre qui ne l’avait pas quitté un seul instant ? Cependant, toujours maître de lui, il tendit sa dépêche au jeune roi Louis XIV, qui la prit en rougissant. Un silence solennel régnait dans la chambre du cardinal. Il ne fut troublé que par le bruit de l’or que Mazarin, de sa main jaune et sèche, empilait dans un coffret pendant la lecture du roi.

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