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Chapitre CCLVIII
La ronde de M. de Gesvres

D’Artagnan n’était pas accoutumé à des résistances comme celle qu’il venait d’éprouver. Il revint à Nantes profondément irrité.
L’irritation, chez cet homme vigoureux, se traduisait par une impétueuse attaque, à laquelle peu de gens, jusqu’alors, fussent-ils rois, fussent-ils géants, avaient su résister.
D’Artagnan, tout frémissant alla, droit au château et demanda à parler au roi. Il pouvait être sept heures du matin, et, depuis son arrivée à Nantes, le roi était matinal.
Mais, en arrivant au petit corridor que nous connaissons, d’Artagnan trouva M. de Gesvres, qui l’arrêta fort poliment, en lui recommandant de ne pas parler haut, pour laisser reposer le roi.
- Le roi dort ? dit d’Artagnan. Je le laisserai donc dormir. Vers quelle heure supposez-vous qu’il se lèvera ?
- Oh ! dans deux heures, à peu près : le roi a veillé toute la nuit.
D’Artagnan reprit son chapeau, salua M. de Gesvres et retourna chez lui.
Il revint à neuf heures et demie. On lui dit que le roi déjeunait.
- Voilà mon affaire, répliqua-t-il, je parlerai au roi tandis qu’il mange.
M. de Brienne fit observer à d’Artagnan que le roi ne voulait recevoir personne pendant ses repas.
- Mais, dit d’Artagnan en regardant Brienne de travers, vous ne savez peut-être pas, monsieur le secrétaire, que j’ai mes entrées partout et à toute heure.
Brienne prit doucement la main du capitaine, et lui dit :
- Pas à Nantes, cher monsieur d’Artagnan ; le roi, en ce voyage, a changé tout l’ordre de sa maison.
D’Artagnan, radouci, demanda vers quelle heure le roi aurait fini de déjeuner.
- On ne sait, fit Brienne.
- Comment, on ne sait ? Que veut dire cela ? on ne sait combien le roi met à manger ? C’est une heure, d’ordinaire, et, si j’admets que l’air de la Loire donne appétit, nous mettrons une heure et demie ; c’est assez, je pense ; j’attendrai donc ici.
- Oh ! cher monsieur d’Artagnan, l’ordre est de ne plus laisser personne dans ce corridor ; je suis de garde pour cela.
D’Artagnan sentit la colère monter une seconde fois à son cerveau. Il sortit bien vite, de peur de compliquer l’affaire par un coup de mauvaise humeur.
Comme il était dehors, il se mit à réfléchir.
« Le roi, dit-il, ne veut pas me recevoir, c’est évident ; il est fâché, ce jeune homme ; il craint les mots que je puis lui dire. Oui ; mais, pendant ce temps, on assiège Belle-Ile et l’on prend ou tue peut-être mes deux amis... Pauvre Porthos ! Quant à maître Aramis, celui-là est plein de ressources, et je suis tranquille sur son compte... Mais, non, non, Porthos n’est pas encore invalide, et Aramis n’est pas un vieillard idiot. L’un avec ses bras, l’autre avec son imagination, vont donner de l’ouvrage aux soldats de Sa Majesté. Qui sait ! si ces deux braves allaient refaire, pour l’édification de Sa Majesté Très Chrétienne, un petit bastion Saint-Gervais ?... Je n’en désespère pas. Ils ont canon et garnison.
Cependant, continua d’Artagnan en secouant la tête, je crois qu’il vaudrait mieux arrêter le combat. Pour moi seul, je ne supporterais ni morgue ni trahison de la part du roi ; mais, pour mes amis, rebuffades, insultes, je dois subir tout. Si j’allais chez M. Colbert ? reprit-il. En voilà un auquel il va falloir que je prenne l’habitude de faire peur. Allons chez M. Colbert.
Et d’Artagnan se mit bravement en route. Il apprit là que M. Colbert travaillait avec le roi au château de Nantes.
- Bon ! s’écria-t-il, me voilà revenu au temps où j’arpentais les chemins de chez M. Tréville au logis du cardinal du logis du cardinal chez la reine, de chez la reine chez Louis XIII. On a raison de dire qu’en vieillissant les hommes redeviennent enfants. Au château.
Il y retourna. M. de Lyonne sortait. Il donna ses deux mains à d’Artagnan et lui apprit que le roi travaillerait tout le soir, toute la nuit même, et que l’ordre était donné de ne laisser entrer personne.
- Pas même, s’écria d’Artagnan, le capitaine qui prend l’ordre ? C’est trop fort !
- Pas même, dit M. de Lyonne.
- Puisqu’il en est ainsi, répliqua d’Artagnan blessé jusqu’au coeur, puisque le capitaine des mousquetaires, qui est toujours entré dans la chambre à coucher du roi, ne peut plus entrer dans le cabinet ou dans la salle à manger, c’est que le roi est mort ou qu’il a pris son capitaine en disgrâce. Dans l’un et l’autre cas, il n’en a plus besoin. Faites-moi le plaisir de rentrer, vous, monsieur de Lyonne, qui êtes en faveur, et dites tout nettement au roi que je lui envoie ma démission.
- D’Artagnan, prenez garde ! s’écria de Lyonne.
- Allez, par amitié pour moi.
Et il le poussa doucement vers le cabinet.
- J’y vais, dit M. de Lyonne.
D’Artagnan attendit en arpentant le corridor.
Lyonne revint.
- Eh bien ! qu’a dit le roi ? demanda d’Artagnan.
- Le roi a dit que c’était bien, répondit de Lyonne.
- Que c’était bien ! fit le capitaine avec explosion, c’est-à-dire qu’il accepte ? Bon ! me voilà libre. Je suis bourgeois, monsieur de Lyonne ; au plaisir de vous revoir ! Adieu, château, corridor, antichambre ! un bourgeois qui va enfin respirer vous salue.
Et, sans plus attendre, le capitaine sauta hors de la terrasse dans l’escalier où il avait retrouvé les morceaux de la lettre de Gourville. Cinq minutes après, il rentrait dans l’hôtellerie où, suivant l’usage de tous les grands officiers qui ont logement au château, il avait pris ce qu’on appelait sa chambre de ville.
Mais là, au lieu de quitter son épée et son manteau, il prit des pistolets, mit son argent dans une grande bourse de cuir, envoya chercher ses chevaux à l’écurie du château, et donna des ordres pour gagner Vannes pendant la nuit.
Tout se succéda selon ses voeux. A huit heures du soir, il mettait le pied à l’étrier, lorsque M. de Gesvres apparut à la tête de douze gardes devant l’hôtellerie.
D’Artagnan voyait tout du coin de l’oeil ; il vit nécessairement ces treize hommes et ces treize chevaux ; mais il feignit de ne rien remarquer et continua d’enfourcher son cheval. Gesvres arriva sur lui.
- Monsieur d’Artagnan ! dit-il tout haut.
- Eh ! monsieur de Gesvres, bonsoir !
- On dirait que vous montez à cheval ?
- Il y a plus, je suis monté, comme vous voyez.
- Cela se trouve bien que je vous rencontre.
- Vous me cherchiez ?
- Mon Dieu, oui.
- De la part du roi, je parie ?
- Mais oui.
- Comme moi, il y a deux ou trois jours, je cherchais M. Fouquet ?
- Oh !
- Allons, vous allez me faire des mignardises, à moi ? Peine perdue, allez ! dites-moi vite que vous venez m’arrêter.
- Vous arrêter ? Bon Dieu, non !
- Eh bien ! que faites-vous à m’aborder avec douze hommes à cheval ?
- Je fais une ronde.
- Pas mal ! Et vous me ramassez dans cette ronde ?
- Je ne vous ramasse pas, je vous trouve et vous prie de venir avec moi.
- Où cela ?
- Chez le roi.
- Bon ! dit d’Artagnan d’un air goguenard. Le roi n’a donc plus rien à faire ?
- Par grâce, capitaine, dit M. de Gesvres bas au mousquetaire, ne vous compromettez pas ; ces hommes vous entendent !
D’Artagnan se mit à rire et répliqua :
- Marchez. Les gens qu’on arrête sont entre les six premiers et les six derniers.
- Mais, comme je ne vous arrête pas, dit M. de Gesvres, vous marcherez derrière moi, s’il vous plaît.
- Eh bien ! fit d’Artagnan, voilà un beau procédé, duc, et vous avez raison ; car, si jamais j’avais eu à faire des rondes du côté de votre chambre de ville, j’eusse été courtois envers vous, je vous l’assure, foi de gentilhomme ! Maintenant, une faveur de plus. Que veut le roi !
- Oh ! le roi est furieux !
- Eh bien ! le roi, qui s’est donné la peine de se rendre furieux, prendra la peine de se calmer, voilà tout. Je n’en mourrai pas, je vous jure.
- Non ; mais...
- Mais on m’enverra tenir société à ce pauvre M. Fouquet ? Mordioux ! c’est un galant homme. Nous vivrons de compagnie, et doucement, je vous le jure.
- Nous voici arrivés, dit le duc. Capitaine, par grâce ! soyez calme avec le roi.
- Ah çà ? mais, comme vous êtes brave homme avec moi, duc ! fit d’Artagnan en regardant M. de Gesvres. On m’avait dit que vous ambitionniez de réunir vos gardes à mes mousquetaires ; je crois que c’est une fameuse occasion, celle-ci !
- Je ne la prendrai pas, Dieu m’en garde ! capitaine.
- Et pourquoi ?
- Pour beaucoup de raisons d’abord ; puis pour celle-ci, que, si je vous succédais aux mousquetaires après vous avoir arrêté...
- Ah ! vous avouez que vous m’arrêtez ?
- Non, non !
- Alors, dites rencontré. Si, dites-vous, vous me succédiez après m’avoir rencontré ?
- Vos mousquetaires, au premier exercice à feu, tireraient de mon côté par mégarde.
- Ah ! quant à cela, je ne dis pas non. Ces drôles m’aiment fort.
Gesvres fit passer d’Artagnan le premier, le conduisit directement au cabinet où le roi attendait son capitaine des mousquetaires, et se plaça derrière son collègue dans l’antichambre. On entendait très distinctement le roi parler haut avec Colbert, dans ce même cabinet où Colbert avait pu entendre, quelques jours auparavant, le roi parler haut avec M. d’Artagnan.
Les gardes restèrent, en piquet à cheval, devant la porte principale, et le bruit se répandit peu à peu dans la ville que M. le capitaine des mousquetaires venait d’être arrêté par ordre du roi.
Alors, on vit tous ces hommes se mettre en mouvement, comme au bon temps de Louis XIII et de M. de Tréville ; des groupes se formaient, les escaliers s’emplissaient ; des murmures vagues, partant des cours, venaient en montant rouler jusqu’aux étages supérieurs, pareils aux rauques lamentations des flots à la marée.
M. de Gesvres était inquiet. Il regardait ses gardes, qui, d’abord, interrogés par les mousquetaires qui venaient se mêler à leur rang, commençaient à s’écarter d’eux en manifestant aussi quelque inquiétude.
D’Artagnan était, certes, bien moins inquiet que M. de Gesvres, le capitaine des gardes. Dès son entrée, il s’était assis sur le rebord d’une fenêtre, voyait toutes choses de son regard d’aigle, et ne sourcillait pas.
Aucun des progrès de la fermentation qui s’était manifestée au bruit de son arrestation ne lui avait échappé. Il prévoyait le moment où l’explosion aurait lieu ; et l’on sait que ses prévisions étaient certaines.
« Il serait assez bizarre, pensait-il, que, ce soir, mes prétoriens me fissent roi de France. Comme j’en rirais ! »
Mais, au moment le plus beau, tout s’arrêta. Gardes, mousquetaires, officiers, soldats, murmures et inquiétudes se dispersèrent, s’évanouirent, s’effacèrent ; plus de tempête, plus de menace, plus de sédition.
Un mot avait calmé les flots.
Le roi venait de faire crier par Brienne :
- Chut ! messieurs, vous gênez le roi.
D’Artagnan soupira.
- C’est fini, dit-il, les mousquetaires d’aujourd’hui ne sont pas ceux de Sa Majesté Louis XIII. C’est fini.
- Monsieur d’Artagnan chez le roi ! cria un huissier.

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