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Chapitre CCXXXII
Les derniers adieux

Raoul poussa un cri de joie et serra tendrement Porthos dans ses bras. Aramis et Athos s’embrassèrent en vieillards. Cet embrassement même était une question pour Aramis, qui, aussitôt :
- Ami, dit-il, nous ne sommes pas pour longtemps avec vous.
- Ah ! fit le comte.
- Le temps, interrompit Porthos de vous conter mon bonheur.
- Ah ! fit Raoul.
Athos regarda silencieusement Aramis, dont déjà l’air sombre lui avait paru bien peu en harmonie avec les bonnes nouvelles dont parlait Porthos.
- Quel est le bonheur qui vous arrive ? Voyons, demanda Raoul en souriant.
- Le roi me fait duc, dit avec mystère le bon Porthos, se penchant à l’oreille du jeune homme ; duc à brevet !
Mais les apartés de Porthos avaient toujours assez de vigueur pour être entendus de tout le monde ; ses murmures étaient au diapason d’un rugissement ordinaire.
Athos entendit et poussa une exclamation qui fit tressaillir Aramis.
Celui-ci prit le bras d’Athos, et, après avoir demandé à Porthos la permission de causer quelques moments à l’écart :
- Mon cher Athos, dit-il au comte, vous me voyez navré de douleur.
- De douleur ? s’écria le comte. Ah ! cher ami !
- Voici, en deux mots : j’ai fait, contre le roi, une conspiration ; cette conspiration a manqué, et, à l’heure qu’il est, on me cherche sans doute.
- On vous cherche !... une conspiration !... Eh ! mon ami, que me dites vous là ?
- Une triste vérité. Je suis tout bonnement perdu.
- Mais Porthos... ce titre de duc... qu’est-ce que tout cela ?
- Voilà le sujet de ma plus vive peine ; voilà le plus profond de ma blessure. J’ai, croyant à un succès infaillible, entraîné Porthos dans ma conjuration. Il y a donné, comme vous savez qu’il donne, de toutes ses forces, sans rien savoir, et, aujourd’hui, le voilà si bien compromis avec moi, qu’il est perdu comme moi.
- Mon Dieu !
Et Athos se retourna vers Porthos, qui leur sourit agréablement.
- Il faut vous faire tout comprendre. Ecoutez-moi, continua Aramis.
Et il raconta l’histoire que nous connaissons.
Athos sentit plusieurs fois, durant le récit, son front se mouiller de sueur.
- C’est une grande idée, dit-il ; mais c’était une grande faute.
- Dont je suis puni, Athos.
- Aussi ne vous dirai-je pas ma pensée entière.
- Dites.
- C’est un crime.
- Capital, je le sais. Lèse-majesté !
- Porthos ! pauvre Porthos !
- Que voulez-vous que je fasse ? Le succès, je vous l’ai dit, était certain.
- M. Fouquet est un honnête homme.
- Et moi, je suis un sot, de l’avoir si mal jugé, fit Aramis. Oh ! la sagesse des hommes ! oh ! meule immense qui broie un monde, et qui, un jour, est arrêtée par le grain de sable qui tombe, on ne sait comment, dans ses rouages !
- Dites par un diamant, Aramis. Enfin, le mal est fait. Que comptez-vous devenir ?
- J’emmène Porthos. Jamais le roi ne voudra croire que le digne homme ait agi naïvement ; jamais il ne voudra croire que Porthos ait cru servir le roi en agissant comme il a fait. Sa tête paierait ma faute. Je ne le veux pas.
- Vous l’emmenez, où ?
- A Belle-Ile, d’abord. C’est un refuge imprenable. Puis j’ai la mer et un navire pour passer, soit en Angleterre, où j’ai beaucoup de relations...
- Vous ? en Angleterre ?
- Oui. Ou bien en Espagne, où j’en ai davantage encore... :
- En exilant Porthos, vous le ruinez, car le roi confisquera ses biens.
- Tout est prévu. Je saurai, une fois en Espagne, me réconcilier avec Louis XIV et faire rentrer Porthos en grâce.
- Vous avez du crédit, à ce que je vois, Aramis ! dit Athos d’un air discret.
- Beaucoup, et au service de mes amis, ami Athos.
Ces mots furent accompagnés d’une sincère pression de main.
- Merci, répliqua le comte.
- Et, puisque nous en sommes là, dit Aramis, vous aussi vous êtes un mécontent ; vous aussi, Raoul aussi, vous avez des griefs contre le roi. Imitez notre exemple. Passez à Belle-Ile. Puis nous verrons... Je vous garantis sur l’honneur que, dans un mois, la guerre aura éclaté entre la France et l’Espagne, au sujet de ce fils de Louis XIII, qui est un infant aussi, et que la France détient inhumainement. Or, comme Louis XIV ne voudra pas d’une guerre faite pour ce motif, je vous garantis une transaction dont le résultat donnera la grandesse à Porthos et à moi, et un duché en France à vous, qui êtes déjà grand d’Espagne. Voulez-vous ?
- Non ; moi, j’aime mieux avoir quelque chose à reprocher au roi ; c’est un orgueil naturel à ma race que de prétendre à la supériorité sur les races royales. Faisant ce que vous me proposez, je deviendrais l’obligé du roi ; j’y gagnerais certainement sur cette terre, j’y perdrais dans ma conscience. Merci.
- Alors, donnez-moi deux choses, Athos : votre absolution...
- Oh ! je vous la donne, si vous avez réellement voulu venger le faible et l’opprimé contre l’oppresseur.
- Cela me suffit, répondit Aramis avec une rougeur qui s’effaça dans la nuit. Et maintenant donnez-moi vos deux meilleurs chevaux pour gagner la seconde poste, attendu que l’on m’en a refusé sous prétexte d’un voyage que M. de Beaufort fait dans ces parages.
- Vous aurez mes deux meilleurs chevaux, Aramis, et je vous recommande Porthos.
- Oh ! soyez sans crainte. Un mot encore : trouvez-vous que je manoeuvre pour lui comme il convient ?
- Le mal étant fait, oui ; car le roi ne lui pardonnerait pas, et puis vous avez toujours, quoi qu’il en dise, un appui dans M. Fouquet, lequel ne vous abandonnera pas, étant, lui aussi, fort compromis, malgré son trait héroïque.
- Vous avez raison. Voilà pourquoi, au lieu de gagner tout de suite la mer, ce qui déclarerait ma peur et m’avouerait coupable, voilà pourquoi je reste sur le sol français Mais Belle-Ile sera pour moi le sol que je voudrai : anglais, espagnol ou romain ; le tout consiste pour moi dans le pavillon que j’arborerai.
- Comment cela ?
- C’est moi qui ai fortifié Belle-Ile, et nul ne prendra Belle-Ile, moi la défendant. Et puis, comme vous l’avez dit tout à l’heure, M. Fouquet est là. On n’attaquera pas Belle-Ile sans la signature de M. Fouquet.
- C’est juste. Néanmoins, soyez prudent. Le roi est rusé et il est fort.
Aramis sourit.
- Je vous recommande Porthos, répéta le comte avec une sorte de froide insistance.
- Ce que je deviendrai, comte, répliqua Aramis avec le même ton, notre frère Porthos le deviendra.
Athos s’inclina en serrant la main d’Aramis, et alla embrasser Porthos avec effusion.
- J’étais né heureux n’est-ce pas ? murmura celui-ci, transporté, en s’enveloppant de son manteau.
- Venez, très cher, dit Aramis.
Raoul était allé devant pour donner des ordres et faire seller les deux chevaux.
Déjà le groupe s’était divisé. Athos voyait ses deux amis sur le point de partir ; quelque chose comme un brouillard passa devant ses yeux et pesa sur son coeur.
« C’est étrange ! pensa-t-il. D’où vient cette envie que j’ai d’embrasser Porthos encore une fois ? »
Justement Porthos s’était retourné, et il venait à son vieil ami les bras ouverts.
Cette dernière étreinte fut tendre comme dans la jeunesse, comme dans les temps où le coeur était chaud, la vie heureuse.
Et puis Porthos monta sur son cheval. Aramis revint aussi pour entourer de ses bras le cou d’Athos.
Ce dernier les vit sur le grand chemin s’allonger dans l’ombre avec leurs manteaux blancs. Pareils à deux fantômes, ils grandissaient en s’éloignant de terre, et ce n’est pas dans la brume, dans la pente du sol qu’ils se perdirent : à bout de perspective, tous deux semblèrent avoir donné du pied un élan qui les faisait disparaître évaporés dans les nuages.
Alors Athos, le coeur serré, retourna vers la maison en disant à Bragelonne :
- Raoul, je ne sais quoi vient de me dire que j’avais vu ces deux hommes pour la dernière fois.
- Il ne m’étonne pas, monsieur, que vous ayez cette pensée, répondit le jeune homme, car je l’ai en ce moment même, et moi aussi, je pense que je ne verrai plus jamais MM. du Vallon et d’Herblay.
- Oh ! vous, reprit le comte, vous me parlez en homme attristé par une autre cause, vous voyez tout en noir ; mais vous êtes jeune ; et s’il vous arrive de ne plus voir ces vieux amis, c’est qu’ils ne seront plus du monde où vous avez bien des années à passer. Mais, moi...
Raoul secoua doucement la tête, et s’appuya sur l’épaule du comte, sans que ni l’un ni l’autre trouvât un mot de plus en son coeur, plein à déborder.
Tout à coup, un bruit de chevaux et de voix, à l’extrémité de la route de Blois, attira leur attention de ce côté.
Des porte-flambeaux à cheval secouaient joyeusement leurs torches sur les arbres de la route, et se retournaient de temps en temps pour ne pas distancer les cavaliers qui les suivaient.
Ces flammes, ce bruit, cette poussière d’une douzaine de chevaux richement caparaçonnés, firent un contraste étrange au milieu de la nuit avec la disparition sourde et funèbre des deux ombres de Porthos et d’Aramis.
Athos rentra chez lui.
Mais il n’avait pas gagné son parterre, que la grille d’entrée parut s’enflammer ; tous ces flambeaux s’arrêtèrent et embrasèrent la route. Un cri retentit :
- M. le duc de Beaufort !
Et Athos s’élança vers la porte de sa maison.
Déjà le duc était descendu de cheval et cherchait des yeux autour de lui.
- Me voici, monseigneur, fit Athos.
- Eh ! bonsoir, cher comte, répliqua le prince avec cette franche cordialité qui lui gagnait tous les coeurs. Est-il trop tard pour un ami ?
- Ah ! mon prince, entrez, dit le comte.
Et, M. de Beaufort s’appuyant sur le bras d’Athos ils entrèrent dans la maison, suivis de Raoul, qui marchait respectueusement et modestement parmi les officiers du prince, au nombre desquels il comptait plusieurs amis.

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