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Chapitre CCXXVII
L'ami du roi

Fouquet attendait avec anxiété ; il avait déjà congédié plusieurs de ses serviteurs et de ses amis qui, devançant l’heure de ses réceptions accoutumées, étaient venus à sa porte. A chacun d’eux, taisant le danger suspendu sur sa tête, il demandait seulement où l’on pouvait trouver Aramis.
Quand il vit revenir d’Artagnan, quand il aperçut derrière lui l’évêque de Vannes, sa joie fut au comble ; elle égala toute son inquiétude. Voir Aramis, c’était pour le surintendant une compensation au malheur d’être arrêté.
Le prélat était silencieux et grave ; d’Artagnan était bouleversé par toute cette accumulation d’événements incroyables.
- Eh bien ! capitaine, vous m’amenez M. d’Herblay ?
- Et quelque chose de mieux encore, monseigneur.
- Quoi donc ?
- La liberté.
- Je suis libre ?
- Vous l’êtes. Ordre du roi.
Fouquet reprit toute sa sérénité pour bien interroger Aramis avec son regard.
- Oh ! oui, vous pouvez remercier M. l’évêque de Vannes, poursuivit d’Artagnan, car c’est bien à lui que vous devez le changement du roi.
- Oh ! dit M. Fouquet, plus humilié du service que reconnaissant du succès.
- Mais vous, continua d’Artagnan en s’adressant à Aramis, vous qui protégez M. Fouquet, est-ce que vous ne ferez pas quelque chose pour moi ?
- Tout ce qu’il vous plaira, mon ami, répliqua l’évêque de sa voix calme.
- Une seule chose alors, et je me déclare satisfait. Comment êtes-vous devenu le favori du roi, vous qui ne lui avez parlé que deux fois en votre vie ?
- A un ami comme vous, repartit Aramis finement, on ne cache rien.
- Ah ! bon. Dites.
- Eh bien ! vous croyez que je n’ai vu le roi que deux fois, tandis que je l’ai vu plus de cent fois. Seulement, nous nous cachions, voilà tout.
Et, sans chercher à éteindre la nouvelle rougeur que cette révélation fit monter au front de d’Artagnan, Aramis se tourna vers M. Fouquet, aussi surpris que le mousquetaire.
- Monseigneur, reprit-il, le roi me charge de vous dire qu’il est plus que jamais votre ami, et que votre fête si belle, si généreusement offerte, lui a touché le coeur.
Là-dessus, il salua M. Fouquet si révérencieusement, que celui-ci, incapable de rien comprendre à une diplomatie de cette force, demeura sans voix, sans idée et sans mouvement.
D’Artagnan crut comprendre, lui, que ces deux hommes avaient quelque chose à se dire, et il allait obéir à cet instinct de politesse qui précipite, en pareil cas, vers la porte celui dont la présence est une gêne pour les autres ; mais sa curiosité ardente, fouettée par tant de mystères, lui conseilla de rester.
Alors, Aramis, se tournant vers lui avec douceur :
- Mon ami, dit-il, vous vous rappellerez bien, n’est-ce pas, l’ordre du roi touchant les défenses pour son petit lever ?
Ces mots étaient assez clairs. Le mousquetaire les comprit ; il salua donc M. Fouquet, puis Aramis avec une teinte de respect ironique, et disparut.
Alors M. Fouquet, dont toute l’impatience avait eu peine à attendre ce moment, s’élança vers la porte pour la fermer, et, revenant à l’évêque :
- Mon cher d’Herblay, dit-il, je crois qu’il est temps pour vous de m’expliquer ce qui se passe. En vérité, je n’y comprends plus rien.
- Nous allons vous expliquer tout cela, dit Aramis en s’asseyant et en faisant asseoir M. Fouquet. Par où faut-il commencer ?
- Par ceci, d’abord. Avant tout autre intérêt, pourquoi le roi me fait-il mettre en liberté ?
- Vous eussiez dû plutôt me demander pourquoi il vous faisait arrêter.
- Depuis mon arrestation, j’ai eu le temps d’y songer, et je crois qu’il s’agit bien un peu de jalousie. Ma fête a contrarié M. Colbert, et M. Colbert a trouvé quelque plan contre moi, le plan de Belle-Ile, par exemple ?
- Non, il ne s’agissait pas encore de Belle-Ile.
- De quoi, alors ?
- Vous souvenez-vous de ces quittances de treize millions que M. de Mazarin vous a fait voler ?
- Oh ! oui. Eh bien ?
- Eh bien ! vous voilà déjà déclaré voleur.
- Mon Dieu !
- Ce n’est pas tout. Vous souvient-il de cette lettre écrite par vous à La Vallière ?
- Hélas ! c’est vrai.
- Vous voilà déclaré traître et suborneur.
- Alors, pourquoi m’avoir pardonné ?
- Nous n’en sommes pas encore là de notre argumentation. Je désire vous voir bien fixé sur le fait. Remarquez bien ceci : le roi vous sait coupable de détournements de fonds. Oh ! pardieu ! je n’ignore pas que vous n’avez rien détourné du tout ; mais enfin, le roi n’a pas vu les quittances, et il ne peut faire autrement que de vous croire criminel.
- Pardon, je ne vois...
- Vous allez voir. Le roi, de plus, ayant lu votre billet amoureux et vos offres faites à La Vallière, ne peut conserver aucun doute sur vos intentions à l’égard de cette belle, n’est-ce pas ?
- Assurément. Mais concluez.
- J’y viens. Le roi est donc pour vous un ennemi capital, implacable, éternel.
- D’accord. Mais suis-je donc si puissant, qu’il n’ait osé me perdre, malgré cette haine, avec tous les moyens que ma faiblesse ou mon malheur lui donne comme prise sur moi ?
- Il est bien constaté, reprit froidement Aramis, que le roi est irrévocablement brouillé avec vous.
- Mais qu’il m’absout.
- Le croyez-vous ? fit l’évêque avec un regard scrutateur.
- Sans croire à la sincérité du coeur, je crois à la vérité du fait.
Aramis haussa légèrement les épaules.
- Pourquoi alors Louis XIV vous aurait-il chargé de me dire ce que vous m’avez rapporté ? demanda Fouquet.
- Le roi ne m’a chargé de rien pour vous.
- De rien !... fit le surintendant stupéfait. Eh bien ! alors, cet ordre ?...
- Ah ! oui, il y a un ordre, c’est juste.
Et ces mots furent prononcés par Aramis avec un accent si étrange, que Fouquet ne put s’empêcher de tressaillir.
- Tenez, dit-il, vous me cachez quelque chose, je le vois.
Aramis caressa son menton avec ses doigts si blancs.
- Le roi m’exile ?
- Ne faites pas comme dans ce jeu où les enfants devinent la présence d’un objet caché à la façon dont une sonnette tinte quand ils s’approchent ou s’éloignent.
- Parlez, alors !
- Devinez.
- Vous me faites peur.
- Bah !... C’est que vous n’avez pas deviné, alors.
- Que vous a dit le roi ? Au nom de notre amitié, ne me le dissimulez pas.
- Le roi ne m’a rien dit.
- Vous me ferez mourir d’impatience, d’Herblay. Suis-je toujours surintendant ?
- Tant que vous voudrez.
- Mais quel singulier empire avez-vous pris tout à coup sur l’esprit de Sa Majesté ?
- Ah ! voilà !
- Vous le faites agir à votre gré.
- Je le crois.
- C’est invraisemblable.
- On le dira.
- D’Herblay, par notre alliance, par notre amitié, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, parlez-moi, je vous en supplie. A quoi devez-vous d’avoir ainsi pénétré chez Louis XIV ? Il ne vous aimait pas, je le sais.
- Le roi m’aimera maintenant, dit Aramis en appuyant sur ce dernier mot.
- Vous avez eu quelque chose de particulier avec lui ?
- Oui.
- Un secret, peut-être ?
- Oui, un secret.
- Un secret de nature à changer les intérêts de Sa Majesté ?
- Vous êtes un homme réellement supérieur, monseigneur. Vous avez bien deviné. J’ai, en effet, découvert un secret de nature à changer les intérêts du roi de France.
- Ah ! dit Fouquet, avec la réserve d’un galant homme qui ne veut pas questionner.
- Et vous allez en juger, poursuivit Aramis ; vous allez me dire si je me trompe sur l’importance de ce secret.
- J’écoute, puisque vous êtes assez bon pour vous ouvrir à moi. Seulement, mon ami, remarquez que je n’ai rien sollicité d’indiscret.
Aramis se recueillit un moment.
- Ne parlez pas, s’écria Fouquet. Il est temps encore.
- Vous souvient-il, dit l’évêque, les yeux baissés, de la naissance de Louis XIV ?
- Comme d’aujourd’hui.
- Avez-vous ouï dire quelque chose de particulier sur cette naissance ?
- Rien, sinon que le roi n’était pas véritablement le fils de Louis XIII.
- Cela n’importe en rien à notre intérêt ni à celui du royaume. Est le fils de son père, dit la loi française, celui qui a un père avoué par la loi. :
- C’est vrai ; mais c’est grave, quand il s’agit de la qualité de races.
- Question secondaire. Donc, vous n’avez rien su de particulier ?
- Rien.
- Voilà où commence mon secret.
- Ah !
- La reine, au lieu d’accoucher d’un fils, accoucha de deux enfants.
Fouquet leva la tête.
- Et le second est mort ? dit-il.
- Vous allez voir. Ces deux jumeaux devaient être l’orgueil de leur mère et l’espoir de la France ; mais la faiblesse du roi, sa superstition, lui firent craindre des conflits entre deux enfants égaux en droits ; il supprima l’un des deux jumeaux.
- Supprima, dites-vous ?
- Attendez... Ces deux enfants grandirent : l’un, sur le trône, vous êtes son ministre ; l’autre, dans l’ombre et l’isolement.
- Et celui-là ?
- Est mon ami.
- Mon Dieu ! que me dites-vous là, monsieur d’Herblay. Et que fait ce pauvre prince ?
- Demandez-moi d’abord ce qu’il a fait.
- Oui, oui.
- Il a été élevé dans une campagne, puis séquestré dans une forteresse que l’on nomme la Bastille.
- Est-ce possible ! s’écria le surintendant les mains jointes.
- L’un était le plus fortuné des mortels, l’autre le plus malheureux des misérables.
- Et sa mère ignore-t-elle ?
- Anne d’Autriche sait tout.
- Et le roi ?
- Ah ! le roi ne sait rien.
- Tant mieux ! dit Fouquet.
Cette exclamation parut impressionner vivement Aramis. Il regarda d’un air soucieux son interlocuteur.
- Pardon, je vous ai interrompu, dit Fouquet.
- Je disais donc, reprit Aramis, que ce pauvre prince était le plus malheureux des hommes, quand Dieu, qui songe à toutes ses créatures, entreprit de venir à son secours.
- Oh ! comment cela ?
- Vous allez voir. Le roi régnant... Je dis le roi régnant, vous devinez bien pourquoi.
- Non... Pourquoi ?
- Parce que tous deux, bénéficiant légitimement de leur naissance, eussent dû être rois. Est-ce votre avis ?
- C’est mon avis.
- Positif ?
- Positif. Les jumeaux sont un en deux corps.
- J’aime qu’un légiste de votre force et de votre autorité me donne cette consultation. Il est donc établi pour nous que tous deux avaient les mêmes droits, n’est-ce pas ?
- C’est établi... Mais, mon Dieu ! quelle aventure !
- Vous n’êtes pas au bout. Patience !
- Oh ! j’en aurai.
- Dieu voulut susciter à l’opprimé un vengeur, un soutien, si vous le préférez. Il arriva que le roi régnant, l’usurpateur... Vous êtes bien de mon avis, n’est-ce pas ? c’est de l’usurpation que la jouissance tranquille, égoïste d’un héritage dont on n’a, au plus, en droit, que la moitié.
- Usurpation est le mot.
- Je poursuis donc. Dieu voulut que l’usurpateur eût pour premier ministre un homme de talent et de grand coeur, un grand esprit, outre cela.
- C’est bien, c’est bien, s’écria Fouquet. Je comprends : vous avez compté sur moi pour vous aider à réparer le tort fait au pauvre frère de Louis XIV ? Vous avez bien pensé : je vous aiderai. Merci, d’Herblay, merci !
- Ce n’est pas cela du tout. Vous ne me laissez pas finir, dit Aramis, impassible.
- Je me tais.
- M. Fouquet, disais-je, étant ministre du roi régnant, fut pris en aversion par le roi et fort menacé dans sa fortune, dans sa liberté, dans sa vie peut- être, par l’intrigue et la haine, trop facilement écoutées du roi. Mais Dieu permit, toujours pour le salut du prince sacrifié, que M. Fouquet eût à son tour un ami dévoué qui savait le secret d’Etat, et se sentait la force de mettre ce secret au jour après avoir eu la force de porter ce secret vingt ans dans son coeur.
- N’allez pas plus loin, dit Fouquet bouillant d’idées généreuses ; je vous comprends et je devine tout. Vous avez été trouver le roi quand la nouvelle de mon arrestation vous est parvenue ; vous l’avez supplié, il a refusé de vous entendre, lui aussi ; alors vous avez fait la menace du secret, la menace de la révélation, et Louis XIV, épouvanté, a dû accorder à la terreur de votre indiscrétion ce qu’il refusait à votre intercession généreuse. Je comprends, je comprends ! vous tenez le roi ; je comprends !
- Vous ne comprenez pas du tout, répondit Aramis, et voilà encore une fois que vous m’interrompez, mon ami. Et puis, permettez-moi de vous le dire, vous négligez trop la logique et vous n’usez pas assez de la mémoire.
- Comment ?
- Vous savez sur quoi j’ai appuyé au début de notre conversation ?
- Oui, la haine de Sa Majesté pour moi, haine invincible ! mais quelle haine résisterait à une menace de pareille révélation ?
- Une pareille révélation ? Eh ! voilà où vous manquez de logique. Quoi ! vous admettez que, si j’eusse fait au roi une pareille révélation, je puisse vivre encore à l’heure qu’il est ?
- Il n’y a pas dix minutes que vous étiez chez le roi.
- Soit ! il n’aurait pas eu le temps de me faire tuer ; mais il aurait eu le temps de me faire bâillonner et jeter dans une oubliette. Allons, de la fermeté dans le raisonnement, mordieu !
Et, par ce mot tout mousquetaire, oubli d’un homme qui ne s’oubliait jamais, Fouquet dut comprendre à quel degré d’exaltation venait d’arriver le calme, l’impénétrable évêque de Vannes. Il en frémit.
- Et puis, reprit ce dernier après s’être dompté, serais-je l’homme que je suis ? serais-je un ami véritable si je vous exposais, vous que le roi hait déjà, à un sentiment plus redoutable encore du jeune roi ? L’avoir volé, ce n’est rien ; avoir courtisé sa maîtresse, c’est peu ; mais tenir dans vos mains sa couronne et son honneur, allons donc ! il vous arracherait plutôt le coeur de ses propres mains !
- Vous ne lui avez rien laissé voir du secret ?
- J’eusse mieux aimé avaler tous les poisons que Mithridate a bus en vingt ans pour essayer à ne pas mourir.
- Qu’avez-vous fait, alors ?
- Ah ! nous y voici, monseigneur. Je crois que je vais exciter en vous quelque intérêt. Vous m’écoutez toujours, n’est-ce pas ?
- Si j’écoute ! Dites.
Aramis fit un tour dans la chambre, s’assura de la solitude, du silence, et revint se placer près du fauteuil dans lequel Fouquet attendait ses révélations avec une anxiété profonde.
- J’avais oublié de vous dire, reprit Aramis en s’adressant à Fouquet, qui l’écoutait avec une attention extrême, j’avais oublié une particularité remarquable touchant ces jumeaux : c’est que Dieu les a faits tellement semblables l’un à l’autre, que lui seul, s’il les citait à son tribunal, les saurait distinguer l’un de l’autre. Leur mère ne le pourrait pas.
- Est-il possible ! s’écria Fouquet.
- Même noblesse dans les traits, même démarche, même taille, même voix.
- Mais la pensée ? mais l’intelligence ? mais la science de la vie ?
- Oh ! en cela, inégalité, monseigneur. Oui, car le prisonnier de la Bastille est d’une supériorité incontestable sur son frère, et si, de la prison, cette pauvre victime passait sur le trône, la France n’aurait pas, depuis son origine peut-être, rencontré un maître plus puissant par le génie et la noblesse de caractère.
Fouquet laissa un moment tomber dans ses mains son front apposant par ce secret immense. Aramis s’approchait de lui :
- Il y a encore inégalité, dit-il en poursuivant son oeuvre tentatrice, inégalité pour vous, monseigneur, entre les deux jumeaux, fils de Louis XIII : c’est que le dernier venu ne connaît pas M. Colbert.
Fouquet se releva aussitôt avec des traits pâles et altérés. Le coup avait porté, non pas en plein coeur, mais en plein esprit.
- Je vous comprends, dit-il à Aramis : vous me proposez une conspiration.
- A peu près.
- Une de ces tentatives qui, ainsi que vous le disiez au début de cet entretien, changent le sort des empires.
- Et des surintendants ; oui, monseigneur.
- En un mot, vous me proposez d’opérer une substitution du fils de Louis XIII qui est prisonnier aujourd’hui au fils de Louis XIII qui dort dans la chambre de Morphée en ce moment ?
Aramis sourit avec l’éclat sinistre de sa sinistre pensée.
- Soit ! dit-il.
- Mais, reprit Fouquet après un silence pénible, vous n’avez pas réfléchi que cette oeuvre politique est de nature à bouleverser tout le royaume, et que, pour arracher cet arbre aux racines infinies qu’on appelle un roi, pour le remplacer par un autre, la terre ne sera jamais raffermie à ce point que le nouveau roi soit assuré contre le vent qui restera de l’ancien orage et contre les oscillations de sa propre masse.
Aramis continua de sourire.
- Songez donc, continua M. Fouquet en s’échauffant avec cette force de talent qui creuse un projet et le mûrit en quelques secondes, et avec cette largeur de vue qui en prévoit toutes les conséquences et en embrasse tous les résultats, songez donc qu’il nous faut assembler la noblesse, le clergé, le tiers état, déposer le prince régnant, troubler par un affreux scandale la tombe de Louis XIII, perdre la vie et l’honneur d’une femme, Anne d’Autriche, la vie et la paix d’une autre femme, Marie-Thérèse, et que, tout cela fini, Si nous le finissons...
- Je ne vous comprends pas, dit froidement Aramis. Il n’y a pas un mot utile dans tout ce que vous venez de dire là.
- Comment ! fit le surintendant surpris ; vous ne discutez pas la pratique, un homme comme vous ? Vous vous bornez aux joies enfantines d’une illusion politique, et vous négligez les chances de l’exécution, c’est-à-dire la réalité ; est-ce possible ?
- Mon ami, dit Aramis en appuyant sur le mot avec une sorte de familiarité dédaigneuse, comment fait Dieu pour substituer un roi à un autre ?
- Dieu ! s’écria Fouquet, Dieu donne un ordre à son agent, qui saisit le condamné, l’emporte et fait asseoir le triomphateur sur le trône devenu vide. Mais vous oubliez que cet agent s’appelle la mort. Oh ! mon Dieu ! monsieur d’Herblay, est-ce que vous auriez l’idée...
- Il ne s’agit pas de cela, monseigneur. En vérité, vous allez au-delà du but. Qui donc vous parle d’envoyer la mort au roi Louis XIV ? qui donc vous parle de suivre l’exemple de Dieu dans la stricte pratique de ses oeuvres ? Non. Je voulais vous dire que Dieu fait les choses sans bouleversement, sans scandale, sans efforts, et que les hommes inspirés par Dieu réussissent comme lui dans ce qu’ils entreprennent, dans ce qu’ils tentent, dans ce qu’ils font.
- Que voulez-vous dire ?
- Je voulais vous dire, mon ami, reprit Aramis avec la même intonation qu’il avait donnée à ce mot ami, quand il l’avait prononcé pour la première fois, je voulais vous dire que, s’il y a eu bouleversement, scandale et même effort dans la substitution du prisonnier au roi, je vous défie de me le prouver.
- Plaît-il ? s’écria Fouquet, plus blanc que le mouchoir dont il essuyait ses tempes. Vous dites ?...
- Allez dans la chambre du roi, continua tranquillement Aramis, et, vous qui savez le mystère, je vous défie de vous apercevoir que le prisonnier de la Bastille est couché dans le lit de son frère.
- Mais le roi ? balbutia Fouquet, saisi d’horreur à cette nouvelle.
- Quel roi ? dit Aramis de son plus doux accent, celui qui vous hait ou celui qui vous aime ?
- Le roi... d’hier ?...
- Le roi d’hier ? Rassurez-vous ; il a été prendre, à la Bastille, la place que sa victime occupait depuis trop longtemps.
- Juste Ciel ! Et qui l’y a conduit ?
- Moi.
- Vous ?
- Oui, et de la façon la plus simple. Je l’ai enlevé cette nuit, et, pendant qu’il redescendait dans l’ombre, l’autre remontait à la lumière. Je ne crois pas que cela ait fait du bruit. Un éclair sans tonnerre, cela ne réveille jamais personne.
Fouquet poussa un cri sourd, comme s’il eût été atteint d’un coup invisible, et prenant sa tête dans ses deux mains crispées :
- Vous avez fait cela ? murmura-t-il.
- Assez adroitement. Qu’en pensez-vous ?
- Vous avez détrôné le roi ? vous l’avez emprisonné ?
- C’est fait.
- Et l’action s’est accomplie ici, à Vaux ?
- Ici, à Vaux, dans la chambre de Morphée. Ne semblait-elle pas avoir été bâtie dans la prévoyance d’un pareil acte ?
- Et cela s’est passé ?
- Cette nuit.
- Cette nuit ?
- Entre minuit et une heure.
Fouquet fit un mouvement comme pour se jeter sur Aramis ; il se retint.
- A Vaux ! chez moi !... dit-il d’une voix étranglée.
- Mais je crois que oui. C’est surtout votre maison, depuis que M. Colbert ne peut plus vous la faire voler.
- C’est donc chez moi que s’est exécuté ce crime.
- Ce crime ! fit Aramis stupéfait.
- Ce crime abominable ! poursuivit Fouquet en s’exaltant de plus en plus, ce crime plus exécrable qu’un assassinat ! ce crime qui déshonore à jamais mon nom et me voue à l’horreur de la postérité.
- 0à, vous êtes en délire, monsieur, répondit Aramis d’une voix mal assurée, vous parlez trop haut : prenez garde !
- Je crierai si haut, que l’univers m’entendra.
- Monsieur Fouquet, prenez garde !
Fouquet se retourna vers le prélat, qu’il regarda en face.
- Oui, dit-il, vous m’avez déshonoré en commettant cette trahison, ce forfait, sur mon hôte, sur celui qui reposait paisiblement sous mon toit ! oh ! malheur à moi !
- Malheur sur celui qui méditait, sous votre toit, la ruine de votre fortune, de votre vie ! oubliez-vous cela ?
- C’était mon hôte, c’était mon roi !
Aramis se leva, les yeux injectés de sang, la bouche convulsive.
- Ai-je affaire à un insensé ? dit-il.
- Vous avez affaire à un honnête homme.
- Fou !
- A un homme qui vous empêchera de consommer votre crime.
- Fou !
- A un homme qui aime mieux mourir, qui aime mieux vous tuer que de laisser consommer son déshonneur.
Et Fouquet, se précipitant sur son épée, replacée par d’Artagnan au chevet du lit, agita résolument dans ses mains l’étincelant carrelet d’acier.
Aramis fronça le sourcil, glissa une main dans sa poitrine, comme, s’il y cherchait une arme. Ce mouvement n’échappa point à Fouquet. Aussi, noble et superbe en sa magnanimité, jeta-t-il loin de lui son épée, qui alla rouler dans la ruelle du lit, et, s’approchant d’Aramis, de façon à lui toucher l’épaule de sa main désarmée :
- Monsieur, dit-il, il me serait doux de mourir ici pour ne pas survivre à mon opprobre, et, si vous avez encore quelque amitié pour moi, je vous en supplie, donnez-moi la mort.
Aramis resta silencieux et immobile.
- Vous ne répondez rien ?
Aramis releva doucement la tête, et l’on vit l’éclair de l’espoir se rallumer encore une fois dans ses yeux.
- Réfléchissez, dit-il, monseigneur, à tout ce qui nous attend. Cette justice étant faite, le roi vit encore, et son emprisonnement vous sauve la vie.
- Oui, répliqua Fouquet, vous avez pu agir dans mon intérêt, mais je n’accepte pas votre service. Toutefois, je ne veux point vous perdre. Vous allez sortir de cette maison.
Aramis étouffa l’éclair qui jaillissait de son coeur brisé.
- Je suis hospitalier pour tous, continua Fouquet avec une inexprimable majesté ; vous ne serez pas plus sacrifié, vous, que ne le sera celui dont vous aviez consommé la perte.
- Vous le serez, vous, dit Aramis d’une voix sourde et prophétique ; vous le serez, vous le serez !
- J’accepte l’augure, monsieur d’Herblay ; mais rien ne m’arrêtera. Vous allez quitter Vaux, vous allez quitter la France ; je vous donne quatre heures pour vous mettre hors de la portée du roi.
- Quatre heures ? fit Aramis railleur et incrédule.
- Foi de Fouquet ! nul ne vous suivra avant ce délai. Vous aurez donc quatre heures d’avance sur tous ceux que le roi voudrait expédier après vous.
- Quatre heures ! répéta Aramis en rugissant.
- C’est plus qu’il n’en faut pour vous embarquer et gagner Belle-Ile, que je vous donne pour refuge.
- Ah ! murmura Aramis.
- Belle-Ile, c’est à moi pour vous, comme Vaux est à moi pour le roi. Allez, d’Herblay, allez ! tant que je vivrai, il ne tombera pas un cheveu de votre tête.
- Merci ! dit Aramis avec une sombre ironie.
- Partez donc, et me donnez la main pour que tous deux nous courions, vous, au salut de votre vie, moi, au salut de mon honneur.
Aramis retira de son sein la main qu’il y avait cachée. Elle était rouge de son sang ; elle avait labouré sa poitrine avec ses ongles, comme pour punir la chair d’avoir enfanté tant de projets plus vains, plus fous, plus périssables que la vie de l’homme. Fouquet eut horreur, eut pitié : il ouvrit les bras à Aramis.
- Je n’avais pas d’armes, murmura celui-ci, farouche et terrible comme l’ombre de Didon.
Puis, sans toucher la main de Fouquet, il détourna sa vue et fit deux pas en arrière. Son dernier mot fut une imprécation ; son dernier geste fut l’anathème que dessina cette main rougie, en tachant Fouquet au visage de quelques gouttelettes de son sang.
Et tous deux s’élancèrent hors de la chambre par l’escalier secret, qui aboutissait aux cours intérieures.
Fouquet commanda ses meilleurs chevaux, et Aramis s’arrêta au bas de l’escalier qui conduisait à la chambre de Porthos. Il réfléchit longtemps, pendant que le carrosse de Fouquet quittait au grand galop le pavé de la cour principale.
- Partir seul ?.. se dit Aramis. Prévenir le prince ?.. Oh ! fureur !... Prévenir le prince, et alors quoi faire ?... Partir avec lui ?... Traîner partout ce témoignage accusateur ?.. La guerre ?... La guerre civile, implacable ?... Sans ressource, hélas !... Impossible !... Que fera-t-il sans moi ?... Oh ! sans moi, il s’écroulera comme moi... Qui sait ?... Que la destinée s’accomplisse !.. Il était condamné, qu’il demeure condamné !... Dieu !... Démon !... Sombre et railleuse puissance qu’on appelle le génie de l’homme, tu n’es qu’un souffle plus incertain, plus inutile que le vent dans la montagne ; tu t’appelles hasard, tu n’es rien ; tu embrasses tout de ton haleine, tu soulèves les quartiers de roc, la montagne elle-même, et tout à coup tu te brises devant la croix de bois mort, derrière laquelle vit une autre puissance invisible... que tu niais peut-être, et qui se venge de toi, et qui t’écrase sans te faire même l’honneur de dire son nom !... Perdu !... Je suis perdu !... Que faire ?... Aller à Belle-Ile ?... Oui. Et Porthos qui va rester ici, et parler, et tout conter à tous ! Porthos, qui souffrira peut-être !... Je ne veux pas que Porthos souffre. C’est un de mes membres : sa douleur est mienne. Porthos partira avec moi, Porthos suivra ma destinée. Il le faut.
Et Aramis, tout à la crainte de rencontrer quelqu’un à qui cette précipitation pût paraître suspecte, Aramis gravit l’escalier sans être aperçu de personne.
Porthos, revenu à peine de Paris, dormait déjà du sommeil du juste. Son corps énorme oubliait la fatigue, comme son esprit oubliait la pensée.
Aramis entra léger comme une ombre, et posa sa main nerveuse sur l’épaule du géant.
- Allons cria-t-il, allons, Porthos, allons !
Porthos obéit, se leva, ouvrit les yeux avant d’avoir ouvert son intelligence.
- Nous partons, fit Aramis.
- Ah ! fit Porthos.
- Nous partons à cheval, plus rapides que nous n’avons jamais couru.
- Ah ! répéta Porthos.
- Habillez-vous, ami.
Et il aida le géant à s’habiller, et lui mit dans les poches son or et ses diamants.
Tandis qu’il se livrait à cette opération, un léger bruit attira sa pensée.
D’Artagnan regardait à l’embrasure de la porte.
Aramis tressaillit.
- Que diable faites-vous là, si agité ? dit le mousquetaire.
- Chut ! souffla Porthos.
- Nous partons en mission, ajouta l’évêque.
- Vous êtes bien heureux ! dit le mousquetaire.
- Peuh ! fit Porthos, je me sens fatigué ; j’eusse aimé mieux dormir ; mais le service du roi !...
- Est-ce que vous avez vu M. Fouquet ? dit Aramis à d’Artagnan.
- Oui, en carrosse, à l’instant.
- Et que vous a-t-il dit ?
- Il m’a dit adieu.
- Voilà tout ?
- Que vouliez-vous qu’il me dit autre chose ? Est-ce que je ne compte pas pour rien depuis que vous êtes tous en faveur ?
- Ecoutez, dit Aramis en embrassant le mousquetaire, votre bon temps est revenu ; vous n’aurez plus à être jaloux de personne.
- Ah bah !
- Je vous prédis pour ce jour un événement qui doublera votre position.
- En vérité !
- Vous savez que je sais les nouvelles ?
- Oh ! oui !
- Allons, Porthos, vous êtes prêt ? Partons !
- Partons !
- Et embrassons d’Artagnan.
- Pardieu !
- Les chevaux ?
- Il n’en manque pas ici. Voulez-vous le mien ?
- Non, Porthos a son écurie. Adieu ! adieu !
Les deux fugitifs montèrent à cheval sous les yeux du capitaine des mousquetaires, qui tint l’étrier à Porthos et accompagna ses amis du regard, jusqu’à ce qu’il les eût vus disparaître.
« En toute autre occasion, pensa le Gascon, je dirais que ces gens-là se sauvent ; mais, aujourd’hui, la politique est si changée, que cela s’appelle aller en mission. Je le veux bien. Allons à nos affaires. »
Et il rentra philosophiquement à son logis.

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