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Chapitre CLXXV
Le portrait

Dans cette maladie qu’on appelle l’amour, les accès se suivent à des intervalles toujours plus rapprochés dès que le mal débute.
Plus tard, les accès s’éloignent les uns des autres, au fur et à mesure que la guérison arrive.
Cela posé, comme axiome en général et comme tête de chapitre en particulier, continuons notre récit.
Le lendemain, jour fixé par le roi pour le premier entretien chez de Saint- Aignan, La Vallière, en ouvrant son paravent, trouva sur le parquet un billet écrit de la main du roi.
Ce billet avait passé de l’étage inférieur au supérieur par la fente du parquet. Nulle main indiscrète, nul regard curieux ne pouvait monter où montait ce simple papier.
C’était une des idées de Malicorne. Voyant combien de Saint-Aignan allait devenir utile au roi par son logement, il n’avait pas voulu que le courtisan devînt encore indispensable comme messager, et il s’était, de son autorité privée, réservé ce dernier poste.
La Vallière lut avidement ce billet qui lui fixait deux heures de l’après-midi pour le moment du rendez-vous, et qui lui indiquait le moyen de lever la plaque parquetée.
- Faites-vous belle, ajoutait le post-scriptum de la lettre.
Ces derniers mots étonnèrent la jeune fille, mais en même temps ils la rassurèrent.
L’heure marchait lentement. Elle finit cependant par arriver.
Aussi ponctuelle que la prêtresse Héro, Louise leva la trappe au dernier coup de deux heures, et trouva sur les premiers degrés le roi, qui l’attendait respectueusement pour lui donner la main.
Cette délicate déférence la toucha sensiblement.
Au bas de l’escalier, les deux amants trouvèrent le comte qui, avec un sourire et une révérence du meilleur goût, fit à La Vallière ses remerciements sur l’honneur qu’il recevait d’elle.
Puis, se tournant vers le roi :
- Sire, dit-il, notre homme est arrivé.
La Vallière, inquiète, regarda Louis.
- Mademoiselle, dit le roi, si je vous ai priée de me faire l’honneur de descendre ici, c’est par intérêt. J’ai fait demander un excellent peintre qui saisit parfaitement les ressemblances, et je désire que vous l’autorisiez à vous peindre. D’ailleurs, si vous l’exigiez absolument, le portrait resterait chez vous.
La Vallière rougit.
- Vous le voyez, lui dit le roi, nous ne serons plus trois seulement : nous voilà quatre. Eh ! mon Dieu ! du moment que nous ne serons pas seuls, nous serons tant que vous voudrez.
La Vallière serra doucement le bout des doigts de son royal amant.
- Passons dans la chambre voisine, s’il plaît à Votre Majesté, dit de Saint Aignan.
Il ouvrit la porte et fit passer ses hôtes.
Le roi marchait derrière La Vallière et dévorait des yeux son cou blanc comme de la nacre, sur lequel s’enroulaient les anneaux serrés et crépus des cheveux argentés de la jeune fille.
La Vallière était vêtue d’une étoffe de soie épaisse de couleur gris perle glacée de rose ; une parure de jais faisait valoir la blancheur de sa peau ; ses mains fines et diaphanes froissaient un bouquet de pensées, de roses du Bengale et de clématites au feuillage finement découpé, au-dessus desquelles s’élevait, comme une coupe à verser des parfums, une tulipe de Harlem aux tons gris et violets, pure et merveilleuse espèce, qui avait coûté cinq ans de combinaisons au jardinier et cinq mille livres au roi.
Ce bouquet, Louis l’avait mis dans la main de La Vallière en la saluant.
Dans cette chambre, dont de Saint-Aignan venait d’ouvrir la porte, se tenait un jeune homme vêtu d’un habit de velours léger avec de beaux yeux noirs et de grands cheveux bruns.
C’était le peintre.
Sa toile était toute prête, sa palette faite.
Il s’inclina devant Mlle de La Vallière avec cette grave curiosité de l’artiste qui étudie son modèle, salua le roi discrètement, comme s’il ne le connaissait pas, et comme il eût, par conséquent, salué un autre gentilhomme.
Puis, conduisant Mlle de La Vallière jusqu’au siège préparé pour elle, il l’invita à s’asseoir.
La jeune fille se posa gracieusement et avec abandon, les mains occupées, les jambes étendues sur des coussins, et, pour que ses regards n’eussent rien de vague ou rien d’affecté, le peintre la pria de se choisir une occupation.
Alors Louis XIV, en souriant, vint s’asseoir sur les coussins aux pieds de sa maîtresse.
De sorte qu’elle, penchée en arrière, adossée au fauteuil, ses fleurs à la main, de sorte que lui, les yeux levés vers elle et la dévorant du regard, ils formaient un groupe charmant que l’artiste contempla plusieurs minutes avec satisfaction, tandis que, de son côté, de Saint-Aignan le contemplait avec envie.
Le peintre esquissa rapidement ; puis, sous les premiers coups du pinceau, on vit sortir du fond gris cette molle et poétique figure aux yeux doux, aux joues roses encadrées dans des cheveux d’un pur argent.
Cependant les deux amants parlaient peu et se regardaient beaucoup ; parfois leurs yeux devenaient si languissants, que le peintre était forcé d’interrompre son ouvrage pour ne pas représenter une Erycine au lieu d’une La Vallière.
C’est alors que de Saint-Aignan revenait à la rescousse ; il récitait des vers ou disait quelques-unes de ces historiettes comme Patru les racontait, comme Tallemant des Réaux les racontait si bien.
Ou bien La Vallière était fatiguée, et l’on se reposait.
Aussitôt un plateau de porcelaine de Chine, chargé des plus beaux fruits que l’on avait pu trouver, aussitôt le vin de Xérès, distillant ses topazes dans l’argent ciselé, semaient d’accessoires à ce tableau, dont le peintre ne devait retracer que la plus éphémère figure.
Louis s’enivrait d’amour ; La Vallière, de bonheur ; de Saint-Aignan, d’ambition.
Le peintre se composait des souvenirs pour sa vieillesse.
Deux heures s’écoulèrent ainsi ; puis, quatre heures ayant sonné, La Vallière se leva, et fit un signe au roi.
Louis se leva, s’approcha du tableau, et adressa quelques compliments flatteurs à l’artiste.
De Saint-Aignan vantait la ressemblance, déjà assurée, à ce qu’il prétendait.
La Vallière, à son tour, remercia le peintre en rougissant, et passa dans la chambre voisine, où le roi la suivit, après avoir appelé de Saint-Aignan.
- A demain, n’est-ce pas ? dit-il à La Vallière.
- Mais, Sire, songez-vous que l’on viendra certainement chez moi, qu’on ne m’y trouvera pas ?
- Eh bien ?
- Alors, que deviendrai-je ?
- Vous êtes bien craintive, Louise !
- Mais, enfin, si Madame me faisait demander ?
- Oh ! répliqua le roi, est-ce qu’un jour n’arrivera pas où vous me direz vous-même de tout braver pour ne plus vous quitter ?
- Ce jour-là, Sire, je serais une insensée et vous ne devriez pas me croire.
- A demain, Louise.
La Vallière poussa un soupir ; puis, sans force contre la demande royale :
- Puisque vous le voulez, Sire, à demain, répéta-t-elle.
Et, à ces mots, elle monta légèrement les degrés et disparut aux yeux de son amant.
- Eh bien ! Sire ?... demanda de Saint-Aignan lorsqu’elle fut partie.
- Eh bien ! de Saint-Aignan, hier, je me croyais le plus heureux des hommes.
- Et Votre Majesté, aujourd’hui, dit en souriant le comte, s’en croirait-elle par hasard le plus malheureux ?
- Non, mais cet amour est une soif inextinguible ; en vain je bois, en vain je dévore les gouttes d’eau que ton industrie me procure : plus je bois, plus j’ai soif.
- Sire, c’est un peu votre faute, et Votre Majesté s’est fait la position telle qu’elle est.
- Tu as raison.
- Donc, en pareil cas, Sire, le moyen d’être heureux, c’est de se croire satisfait et d’attendre.
- Attendre ! Tu connais donc ce mot-là, toi, attendre ?
- Là, Sire, là ! ne vous désolez point. J’ai déjà cherché, je chercherai encore.
Le roi secoua la tête d’un air désespéré.
- Et quoi ! Sire, vous n’êtes plus content déjà ?
- Eh ! si fait, mon cher de Saint-Aignan ; mais trouve, mon Dieu ! trouve.
- Sire, je m’engage à chercher, voilà tout ce que je puis dire.
Le roi voulut revoir encore le portrait, ne pouvant revoir l’original. Il indiqua quelques changements au peintre, et sortit.
Derrière lui, de Saint-Aignan congédia l’artiste.
Chevalets, couleurs et peintre n’étaient pas disparus, que Malicorne montra sa tête entre les deux portières.
De Saint-Aignan le reçut à bras ouverts, et cependant avec une certaine tristesse. Le nuage qui avait passé sur le soleil royal voilait, à son tour, le satellite fidèle.
Malicorne vit, du premier coup d’oeil, ce crêpe étendu sur le visage de de Saint-Aignan.
- Oh ! monsieur le comte, dit-il, comme vous voilà noir !
- J’en ai bien le sujet, ma foi ! mon cher monsieur Malicorne ; croiriez vous que le roi n’est pas content ?
- Pas content de son escalier ?
- Oh ! non, au contraire, l’escalier a plu beaucoup.
- C’est donc la décoration des chambres qui n’est pas selon son goût ?
- Oh ! pour cela, il n’y a pas seulement songé. Non, ce qui a déplu au roi...
- Je vais vous le dire, monsieur le comte : c’est d’être venu, lui quatrième, à un rendez-vous d’amour. Comment, monsieur le comte, vous n’avez pas deviné cela, vous ?
- Mais comment l’eussé-je deviné, cher monsieur Malicorne, quand je n’ai fait que suivre à la lettre les instructions du roi ?
- En vérité, Sa Majesté a voulu, à toute force, vous voir près d’elle ?
- Positivement.
- Et Sa Majesté a voulu avoir, en outre, M. le peintre que j’ai rencontré en bas ?
- Exigé, monsieur Malicorne, exigé !
- Alors, je le comprends, pardieu ! bien, que Sa Majesté ait été mécontente.
- Mécontente de ce que l’on a ponctuellement obéi à ses ordres ? Je ne vous comprends plus.
Malicorne se gratta l’oreille.
- A quelle heure, demanda-t-il, le roi avait-il dit qu’il se rendrait chez vous ?
- A deux heures.
- Et vous étiez chez vous à attendre le roi ?
- Dès une heure et demie.
- Ah ! vraiment !
- Peste ! il eût fait beau me voir inexact devant le roi.
Malicorne, malgré le respect qu’il portait à de Saint-Aignan, ne put s’empêcher de hausser les épaules.
- Et ce peintre, fit-il, le roi l’avait-il demandé aussi pour deux heures ?
- Non, mais moi, je le tenais ici dès midi. Mieux vaut, vous comprenez, qu’un peintre attende deux heures, que le roi une minute.
Malicorne se mit à rire silencieusement.
- Voyons, cher monsieur Malicorne, dit Saint-Aignan, riez moins de moi et parlez davantage.
- Vous l’exigez ?
- Je vous en supplie.
- Eh bien ! monsieur le comte, si vous voulez que le roi soit un peu plus content la première fois qu’il viendra...
- Il vient demain.
- Eh bien ! si vous voulez que le roi soit un peu plus content demain...
- Ventre-saint-gris ! comme disait son aïeul, si je le veux ! je le crois bien !
- Eh bien ! demain, au moment où arrivera le roi, ayez affaire dehors, mais pour une chose qui ne peut se remettre, pour une chose indispensable.
- Oh ! oh !
- Pendant vingt minutes.
- Laisser le roi seul pendant vingt minutes ? s’écria de Saint-Aignan effrayé.
- Allons, mettons que je n’ai rien dit, fit Malicorne, tirant vers la porte.
- Si fait, si fait, cher monsieur Malicorne ; au contraire, achevez, je commence à comprendre. Et le peintre, le peintre ?
- Oh ! le peintre, lui, il faut qu’il soit en retard d’une demi-heure.
- Une demi-heure, vous croyez ?
- Oui, je crois.
- Mon cher monsieur, je ferai comme vous dites.
- Et je crois que vous vous en trouverez bien ; me permettez-vous de venir m’informer un peu demain ?
- Certes.
- J’ai bien l’honneur d’être votre serviteur respectueux, monsieur de Saint Aignan.
Et Malicorne sortit à reculons.
« Décidément ce garçon-là a plus d’esprit que moi », se dit de Saint-Aignan entraîné par sa conviction.

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