Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre CLIX
Comment il est bon d'avoir deux cordes à son arc

Manicamp sortait de chez le roi, tout heureux d’avoir si bien réussi, quand, en arrivant au bas de l’escalier et passant devant une portière, il se sentit tout à coup tirer par une manche.
Il se retourna et reconnut Montalais qui l’attendait au passage, et qui, mystérieusement, le corps penché en avant et la voix basse, lui dit :
- Monsieur, venez vite, je vous prie.
- Et où cela, mademoiselle ? demanda Manicamp.
- D’abord, un véritable chevalier ne m’eût point fait cette question, il m’eût suivie sans avoir besoin d’explication aucune.
- Eh bien ! mademoiselle, dit Manicamp, je suis prêt à me conduire en vrai chevalier.
- Non, il est trop tard, et vous n’en avez pas le mérite. Nous allons chez Madame ; venez.
- Ah ! ah ! fit Manicamp. Allons chez Madame.
Et il suivit Montalais, qui courait devant lui légère comme Galatée.
« Cette fois, se disait Manicamp tout en suivant son guide, je ne crois pas que les histoires de chasse soient de mise. Nous essaierons cependant, et, au besoin... ma fois ! au besoin, nous trouverons autre chose. »
Montalais courait toujours.
« Comme c’est fatigant, pensa Manicamp, d’avoir à la fois besoin de son esprit et de ses jambes ! »
Enfin on arriva.
Madame avait achevé sa toilette de nuit ; elle était en déshabillé élégant ; mais on comprenait que cette toilette était faite avant qu’elle eût à subir les émotions qui l’agitaient.
Elle attendait avec une impatience visible.
Aussi Montalais et Manicamp la trouvèrent-ils debout près de la porte.
Au bruit de leurs pas, Madame était venue au-devant d’eux.
- Ah ! dit-elle, enfin !
- Voici M. de Manicamp, répondit Montalais.
Manicamp s’inclina respectueusement.
Madame fit signe à Montalais de se retirer. La jeune fille obéit.
Madame la suivit des yeux en silence, jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière elle ; puis, se retournant vers Manicamp :
- Qu’y a-t-il donc et que m’apprend-on, monsieur de Manicamp ? dit-elle ; il y a quelqu’un de blessé au château ?
- Oui, madame, malheureusement... M. de Guiche.
- Oui, M. de Guiche, répéta la princesse. En effet, je l’avais entendu dire, mais non affirmer. Ainsi, bien véritablement, c’est à M. de Guiche qu’est arrivée cette infortune ?
- A lui-même, madame.
- Savez-vous bien, monsieur de Manicamp, dit vivement la princesse, que les duels sont antipathiques au roi ?
- Certes, madame ; mais un duel avec une bête fauve n’est pas justiciable de Sa Majesté.
- Oh ! vous ne me ferez pas l’injure de croire que j’ajouterai foi à cette fable absurde répandue je ne sais trop dans quel but, et prétendant que M. de Guiche a été blessé par un sanglier. Non, non, monsieur ; la vérité est connue, et, dans ce moment, outre le désagrément de sa blessure, M. de Guiche court le risque de sa liberté.
- Hélas ! madame, dit Manicamp, je le sais bien ; mais qu’y faire ?
- Vous avez vu Sa Majesté ?
- Oui, madame.
- Que lui avez-vous dit ?
- Je lui ai raconté comment M. de Guiche avait été à l’affût, comment un sanglier était sorti du bois Rochin, comment M. de Guiche avait tiré sur lui, et comment enfin l’animal furieux était revenu sur le tireur, avait tué son cheval et l’avait lui-même grièvement blessé.
- Et le roi a cru tout cela ?
- Parfaitement.
- Oh ! vous me surprenez, monsieur de Manicamp, vous me surprenez beaucoup.
Et Madame se promena de long en large en jetant de temps en temps un coup d’oeil interrogateur sur Manicamp, qui demeurait impassible et sans mouvement à la place qu’il avait adoptée en entrant. Enfin, elle s’arrêta.
- Cependant, dit-elle, tout le monde s’accorde ici à donner une autre cause à cette blessure.
- Et quelle cause, madame ? fit Manicamp, puis-je, sans indiscrétion, adresser cette question à Votre Altesse ?
- Vous demandez cela, vous, l’ami intime de M. de Guiche ? vous, son confident ?
- Oh ! madame, l’ami intime, oui ; son confident, non. De Guiche est un de ces hommes qui peuvent avoir des secrets, qui en ont même, certainement, mais qui ne les disent pas. De Guiche est discret, madame.
- Eh bien ! alors, ces secrets que M. de Guiche renferme en lui, c’est donc moi qui aurai le plaisir de vous les apprendre, dit la princesse avec dépit ; car, en vérité, le roi pourrait vous interroger une seconde fois, et si, cette seconde fois, vous lui faisiez le même conte qu’à la première, il pourrait bien ne pas s’en contenter.
- Mais, madame, je crois que Votre Altesse est dans l’erreur à l’égard du roi. Sa Majesté a été fort satisfaite de moi, je vous jure.
- Alors, permettez-moi de vous dire, monsieur de Manicamp, que cela prouve une seule chose, c’est que Sa Majesté est très facile à satisfaire.
- Je crois que Votre Altesse a tort de s’arrêter à cette opinion. Sa Majesté est connue pour ne se payer que de bonnes raisons.
- Et croyez-vous qu’elle vous saura gré de votre officieux mensonge, quand demain elle apprendra que M. de Guiche a eu pour M. de Bragelonne, son ami, une querelle qui a dégénéré en rencontre ?
- Une querelle pour M. de Bragelonne ? dit Manicamp de l’air le plus naïf qu’il y ait au monde ; que me fait donc l’honneur de me dire Votre Altesse ?
- Qu’y a-t-il d’étonnant ? M. de Guiche est susceptible, irritable, il s’emporte facilement.
- Je tiens, au contraire, madame, M. de Guiche pour très patient, et n’être jamais susceptible et irritable qu’avec les plus justes motifs.
- Mais n’est-ce pas un juste motif que l’amitié ? dit la princesse.
- Oh ! certes, madame, et surtout pour un coeur comme le sien.
- Eh bien ! M. de Bragelonne est un ami de M. de Guiche ; vous ne nierez pas ce fait ?
- Un très grand ami.
- Eh bien ! M. de Guiche a pris le parti de M. de Bragelonne, et comme M. de Bragelonne était absent et ne pouvait se battre, il s’est battu pour lui.
Manicamp se mit à sourire, et fit deux ou trois mouvements de tête et d’épaules qui signifiaient : « Dame ! si vous le voulez absolument... »
- Mais enfin, dit la princesse impatientée, parlez !
- Moi ?
- Sans doute ; il est évident que vous n’êtes pas de mon avis, et que vous avez quelque chose à dire.
- Je n’ai à dire, madame, qu’une seule chose.
- Dites-la !
- C’est que je ne comprends pas un mot de ce que vous me faites l’honneur de me raconter.
- Comment ! vous ne comprenez pas un mot à cette querelle de M. de Guiche avec M. de Wardes ? s’écria la princesse presque irritée.
Manicamp se tut.
- Querelle, continua-t-elle, née d’un propos plus ou moins malveillant ou plus ou moins fondé sur la vertu de certaine dame ?
- Ah ! de certaine dame ? Ceci est autre chose, dit Manicamp.
- Vous commencez à comprendre, n’est-ce pas ?
- Votre Altesse m’excusera, mais je n’ose...
- Vous n’osez pas ? dit Madame exaspérée. Eh bien ! attendez, je vais oser, moi.
- Madame, madame ! s’écria Manicamp, comme s’il était effrayé, faites attention à ce que vous allez dire.
- Ah ! il paraît que, si j’étais un homme, vous vous battriez avec moi, malgré les édits de Sa Majesté, comme M. de Guiche s’est battu avec M. de Wardes, et cela pour la vertu de Mlle de La Vallière.
- De Mlle de La Vallière ! s’écria Manicamp en faisant un soubresaut subit comme s’il était à cent lieues de s’attendre à entendre prononcer ce nom.
- Oh ! qu’avez-vous donc, monsieur de Manicamp, pour bondir ainsi ? dit Madame avec ironie ; auriez-vous l’impertinence de douter, vous, de cette vertu ?
- Mais il ne s’agit pas le moins du monde, en tout cela, de la vertu de Mlle de La Vallière, madame.
- Comment ! lorsque deux hommes se sont brûlé la cervelle pour une femme, vous dites qu’elle n’a rien à faire dans tout cela et qu’il n’est point question d’elle ? Ah ! je ne vous croyais pas si bon courtisan, monsieur de Manicamp.
- Pardon, pardon, madame, dit le jeune homme, mais nous voilà bien loin de compte. Vous me faites l’honneur de me parler une langue, et moi, à ce qu’il paraît, j’en parle une autre.
- Plaît-il ?
- Pardon, j’ai cru comprendre que Votre Altesse me voulait dire que MM. de Guiche et de Wardes s’étaient battus pour Mlle de La Vallière.
- Mais oui.
- Pour Mlle de La Vallière, n’est-ce pas ? répéta Manicamp.
- Eh ! mon Dieu, je ne dis pas que M. de Guiche s’occupât en personne de Mlle de La Vallière ; mais qu’il s’en est occupé par procuration.
- Par procuration !
- Voyons, ne faites donc pas toujours l’homme effaré. Ne sait-on pas ici que M. de Bragelonne est fiancé à Mlle de La Vallière, et qu’en partant pour la mission que le roi lui a confiée à Londres, il a chargé son ami, M. de Guiche, de veiller sur cette intéressante personne ?
- Ah ! je ne dis plus rien, Votre Altesse est instruite.
- De tout, je vous en préviens.
Manicamp se mit à rire, action qui faillit exaspérer la princesse, laquelle n’était pas, comme on le sait, d’une humeur bien endurante.
- Madame, reprit le discret Manicamp en saluant la princesse, enterrons toute cette affaire, qui ne sera jamais bien éclaircie.
- Oh ! quant à cela, il n’y a plus rien à faire, et les éclaircissements sont complets. Le roi saura que de Guiche a pris parti pour cette petite aventurière qui se donne des airs de grande dame ; il saura que M. de Bragelonne ayant nommé pour son gardien ordinaire du jardin des Hespérides son ami M. de Guiche, celui-ci a donné le coup de dent requis au marquis de Wardes, qui osait porter la main sur la pomme d’or. Or, vous n’êtes pas sans savoir, monsieur de Manicamp, vous qui savez si bien toutes choses, que le roi convoite de son côté le fameux trésor, et que peut-être saura-t-il mauvais gré à M. de Guiche de s’en constituer le défenseur. Etes- vous assez renseigné maintenant, et vous faut-il un autre avis ? Parlez, demandez.
- Non, madame, non je ne veux rien savoir de plus.
- Sachez cependant, car il faut que vous sachiez cela, monsieur de Manicamp, sachez que l’indignation de Sa Majesté sera suivie d’effets terribles. Chez les princes d’un caractère comme l’est celui du roi, la colère amoureuse est un ouragan.
- Que vous apaisez, vous, madame.
- Moi ! s’écria la princesse avec un geste de violente ironie ; moi ! et à quel titre ?
- Parce que vous n’aimez pas les injustices, madame.
- Et ce serait une injustice, selon vous, que d’empêcher le roi de faire ses affaires d’amour ?
- Vous intercéderez cependant en faveur de M. de Guiche.
- Eh ! cette fois vous devenez fou, monsieur, dit la princesse d’un ton plein de hauteur.
- Au contraire, madame, je suis dans mon meilleur sens, et, je le répète, vous défendrez M. de Guiche auprès du roi.
- Moi ?
- Oui.
- Et comment cela ?
- Parce que la cause de M. de Guiche, c’est la vôtre, madame, dit tout bas avec ardeur Manicamp, dont les yeux venaient de s’allumer.
- Que voulez-vous dire ?
- Je dis, madame, que, dans le nom de La Vallière, à propos de cette défense prise par M. de Guiche pour M. de Bragelonne absent, je m’étonne que Votre Altesse n’ait pas deviné un prétexte.
- Un prétexte ?
- Oui.
- Mais un prétexte à quoi ? répéta en balbutiant la princesse que venaient d’instruire les regards de Manicamp.
- Maintenant, madame, dit le jeune homme, j’en ai dit assez, je présume, pour engager Votre Altesse à ne pas charger, devant le roi, ce pauvre de Guiche, sur qui vont tomber toutes les inimitiés fomentées par un certain parti très opposé au vôtre.
- Vous voulez dire, au contraire, ce me semble, que tous ceux qui n’aiment point Mlle de La Vallière, et même peut-être quelques-uns de ceux qui l’aiment, en voudront au comte ?
- Oh ! Madame, poussez-vous aussi loin l’obstination, et n’ouvrirez-vous point l’oreille aux paroles d’un ami dévoué ? Faut-il que je m’expose à vous déplaire, faut-il que je vous nomme, malgré moi, la personne qui fut la véritable cause de la querelle ?
- La personne ! fit Madame en rougissant.
- Faut-il, continua Manicamp, que je vous montre le pauvre de Guiche irrité, furieux, exaspéré de tous ces bruits qui courent sur cette personne ? Faut-il, si vous vous obstinez à ne pas la reconnaître, et si, moi, le respect continue de m’empêcher de la nommer, faut-il que je vous rappelle les scènes de Monsieur avec milord de Buckingham, les insinuations lancées à propos de cet exil du duc ? Faut-il que je vous retrace les soins du comte à plaire, à observer, à protéger cette personne pour laquelle seule il vit, pour laquelle seule il respire ? Eh bien ! je le ferai, et quand je vous aurai rappelé tout cela, peut-être comprendrez-vous que le comte, à bout de patience, harcelé depuis longtemps par de Wardes, au premier mot désobligeant que celui-ci aura prononcé sur cette personne, aura pris feu et respiré la vengeance.
La princesse cacha son visage dans ses mains.
- Monsieur ! monsieur ! s’écria-t-elle, savez-vous bien ce que vous dites là et à qui vous le dites ?
- Alors, madame, poursuivit Manicamp comme s’il n’eût point entendu les exclamations de la princesse, rien ne vous étonnera plus, ni l’ardeur du comte à chercher cette querelle, ni son adresse merveilleuse à la transporter sur un terrain étranger à vos intérêts. Cela surtout est prodigieux d’habileté et de sang-froid ; et, si la personne pour laquelle le comte de Guiche s’est battu et a versé son sang, en réalité, doit quelque reconnaissance au pauvre blessé, ce n’est vraiment pas pour le sang qu’il a perdu, pour la douleur qu’il a soufferte, mais pour sa démarche à l’endroit d’un honneur qui lui est plus précieux que le sien.
- Oh ! s’écria Madame comme si elle eût été seule ; oh ! ce serait véritablement à cause de moi ?
Manicamp put respirer ; il avait bravement gagné le temps du repos : il respira.
Madame, de son côté, demeura quelque temps plongée dans une rêverie douloureuse. On devinait son agitation aux mouvements précipités de son sein, à la langueur de ses yeux, aux pressions fréquentes de sa main sur son coeur.
Mais, chez elle, la coquetterie n’était pas une passion inerte ; c’était, au contraire, un feu qui cherchait des aliments et qui les trouvait.
- Alors, dit-elle, le comte aura obligé deux personnes à la fois, car M. de Bragelonne aussi doit à M. de Guiche une grande reconnaissance ; d’autant plus grande, que, partout et toujours, Mlle de La Vallière passera pour avoir été défendue par ce généreux champion.
Manicamp comprit qu’il demeurait un reste de doute dans le coeur de la princesse, et son esprit s’échauffa par la résistance.
- Beau service, en vérité, dit-il, que celui qu’il a rendu à Mlle de La Vallière ! beau service que celui qu’il a rendu à M. de Bragelonne ! Le duel a fait un éclat qui déshonore à moitié cette jeune fille, un éclat qui la brouille nécessairement avec le vicomte. Il en résulte que le coup de pistolet de M. de Wardes a eu trois résultats au lieu d’un : il tue à la fois l’honneur d’une femme, le bonheur d’un homme, et peut-être, en même temps, a-t-il blessé à mort un des meilleurs gentilshommes de France ! Ah ! madame ! votre logique est bien froide : elle condamne toujours, elle n’absout jamais.
Les derniers mots de Manicamp battirent en brèche le dernier doute demeuré non pas dans le coeur, mais dans l’esprit de Madame. Ce n’était plus ni une princesse avec ses scrupules ni une femme avec ses soupçonneux retours, c’était un coeur qui venait de sentir le froid profond d’une blessure.
- Blessé à mort ! murmura-t-elle d’une voix haletante ; oh ! monsieur de Manicamp, n’avez-vous pas dit blessé à mort ?
Manicamp ne répondit que par un profond soupir.
- Ainsi donc, vous dites que le comte est dangereusement blessé ? continua la princesse.
- Eh ! madame, il a une main brisée et une balle dans la poitrine.
- Mon Dieu ! mon Dieu ! reprit la princesse avec l’excitation de la fièvre, c’est affreux, monsieur de Manicamp ! Une main brisée, dites-vous ? une balle dans la poitrine, mon Dieu ! Et c’est ce lâche, ce misérable, c’est cet assassin de de Wardes qui a fait cela ! Décidément, le Ciel n’est pas juste.
Manicamp paraissait en proie à une violente émotion. Il avait, en effet, déployé beaucoup d’énergie dans la dernière partie de son plaidoyer.
Quant à Madame, elle n’en était plus à calculer les convenances ; lorsque chez elle la passion parlait, colère ou sympathie, rien n’en arrêtait plus l’élan.
Madame s’approcha de Manicamp, qui venait de se laisser tomber sur un siège, comme si la douleur était une assez puissante excuse à commettre une infraction aux lois de l’étiquette.
- Monsieur, dit-elle en lui prenant la main, soyez franc.
Manicamp releva la tête.
- M. de Guiche, continua Madame, est-il en danger de mort ?
- Deux fois, madame, dit-il : d’abord, à cause de l’hémorragie qui s’est déclarée, une artère ayant été offensée à la main ; ensuite, à cause de la blessure de la poitrine qui aurait, le médecin le craignait du moins, offensé quelque organe essentiel.
- Alors il peut mourir ?
- Mourir, oui, madame, et sans même avoir la consolation de savoir que vous avez connu son dévouement.
- Vous le lui direz.
- Moi ?
- Oui ; n’êtes-vous pas son ami ?
- Moi ? oh ! non, madame, je ne dirai à M. de Guiche, si le malheureux est encore en état de m’entendre, je ne lui dirai que ce que j’ai vu, c’est-à-dire votre cruauté pour lui.
- Monsieur, oh ! vous ne commettrez pas cette barbarie.
- Oh ! si fait, madame, je dirai cette vérité, car, enfin, la nature est puissante chez un homme de son âge. Les médecins sont savants, et si, par hasard, le pauvre comte survivait à sa blessure, je ne voudrais pas qu’il restât exposé à mourir de la blessure du coeur après avoir échappé à celle du corps.
Sur ces mots, Manicamp se leva, et, avec un profond respect, parut vouloir prendre congé.
- Au moins, monsieur, dit Madame en l’arrêtant d’un air presque suppliant, vous voudrez bien me dire en quel état se trouve le malade ; quel est le médecin qui le soigne ?
- Il est fort mal, madame, voilà pour son état. Quant à son médecin, c’est le médecin de Sa Majesté elle-même, M. Valot. Celui-ci est, en outre, assisté du confrère chez lequel M. de Guiche a été transporté.
- Comment ! il n’est pas au château ? fit Madame.
- Hélas ! madame, le pauvre garçon était si mal, qu’il n’a pu être amené jusqu’ici.
- Donnez-moi l’adresse, monsieur, dit vivement la princesse : j’enverrai quérir de ses nouvelles.
- Rue du Feurre ; une maison de briques avec des volets blancs. Le nom du médecin est inscrit sur la porte.
- Vous retournez près du blessé, monsieur de Manicamp ?
- Oui, madame.
- Alors il convient que vous me rendiez un service.
- Je suis aux ordres de Votre Altesse.
- Faites ce que vous vouliez faire : retournez près de M. de Guiche, éloignez tous les assistants ; veuillez vous éloigner vous-même.
- Madame...
- Ne perdons pas de temps en explications inutiles. Voilà le fait ; n’y voyez pas autre chose que ce qui s’y trouve, ne demandez pas autre chose que ce que je vous dis. Je vais envoyer une de mes femmes, deux peut-être, à cause de l’heure avancée ; je ne voudrais pas qu’elles vous vissent, ou plus franchement, je ne voudrais pas que vous les vissiez : ce sont des scrupules que vous devez comprendre, vous surtout, monsieur de Manicamp, qui devinez tout.
- Oh ! madame, parfaitement ; je puis même faire mieux, je marcherai devant vos messagères ; ce sera à la fois un moyen de leur indiquer sûrement la route et de les protéger si le hasard faisait qu’elles eussent, contre toute probabilité, besoin de protection.
- Et puis, par ce moyen surtout, elles entreront sans difficulté aucune, n’est-ce pas ?
- Certes, madame ; car, passant le premier, j’aplanirais ces difficultés, si le hasard faisait qu’elles existassent.
- Eh bien ! allez, allez, monsieur de Manicamp, et attendez au bas de l’escalier.
- J’y vais, madame.
- Attendez.
Manicamp s’arrêta.
- Quand vous entendrez descendre deux femmes, sortez et suivez, sans vous retourner, la route qui conduit chez le pauvre comte.
- Mais, si le hasard faisait descendre deux autres personnes que je m’y trompasse ?
- On frappera trois fois doucement dans les mains.
- Oui, madame.
- Allez, allez.
Manicamp se retourna, salua une dernière fois, et sortit la joie dans le coeur. Il n’ignorait pas, en effet, que la présence de Madame était le meilleur baume à appliquer sur les plaies du blessé.
Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que le bruit d’une porte qu’on ouvrait et qu’on refermait avec précaution parvint jusqu’à lui. Puis il entendit les pas légers glissant le long de la rampe, puis les trois coups frappés dans les mains, c’est-à-dire le signal convenu.
Il sortit aussitôt, et, fidèle à sa parole, se dirigea, sans retourner la tête, à travers les rues de Fontainebleau, vers la demeure du médecin.

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