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Chapitre CXLII
Où le lecteur verra avec plaisir que Porthos n'a rien perdu de sa force

D’Artagnan avait, selon son habitude, calculé que chaque heure vaut soixante minutes et chaque minute soixante secondes.
Grâce à ce calcul parfaitement exact de minutes et de secondes, il arriva devant la porte du surintendant au moment même où le soldat en sortait la ceinture vide.
D’Artagnan se présenta à la porte, qu’un concierge, brodé sur toutes les coutures, lui tint entrouverte.
D’Artagnan aurait bien voulu entrer sans se nommer, mais il n’y avait pas moyen. Il se nomma.
Malgré cette concession, qui devait lever toute difficulté, d’Artagnan le pensait du moins, le concierge hésita ; cependant, à ce titre répété pour la seconde fois, capitaine des gardes du roi, le concierge, sans livrer tout à fait passage, cessa de le barrer complètement.
D’Artagnan comprit qu’une formidable consigne avait été donnée.
Il se décida donc à mentir, ce qui, d’ailleurs, ne lui coûtait point par trop, quand il voyait par-delà le mensonge le salut de l’Etat, ou même purement et simplement son intérêt personnel.
Il ajouta donc, aux déclarations déjà faites par lui, que le soldat qui venait d’apporter une lettre à M. du Vallon n’était autre que son messager, et que cette lettre avait pour but d’annoncer son. arrivée, à lui.
Dès lors, nul ne s’opposa plus à l’entrée de d’Artagnan, et d’Artagnan entra.
Un valet voulut l’accompagner, mais il répondit qu’il était inutile de prendre cette peine à son endroit, attendu qu’il savait parfaitement où se tenait M. du Vallon.
Il n’y avait rien à répondre à un homme si complètement instruit.
On laissa faire d’Artagnan.
Perrons, salons, jardins, tout fut passé en revue par le mousquetaire. Il marcha un quart d’heure dans cette maison plus que royale, qui comptait autant de merveilles que de meubles, autant de serviteurs que de colonnes et de portes.
« Décidément, se dit-il, cette maison n’a d’autres limites que les limites de la terre. Est-ce que Porthos aurait eu la fantaisie de s’en retourner à Pierrefonds, sans sortir de chez M. Fouquet ? »
Enfin, il arriva dans une partie reculée du château, ceinte d’un mur de pierres de taille sur lesquelles grimpait une profusion de plantes grasses ruisselantes de fleurs, grosses et solides comme des fruits.
De distance en distance, sur le mur d’enceinte, s’élevaient des statues dans des poses timides ou mystérieuses. C’étaient des vestales cachées sous le péplum aux grands plis ; des veilleurs agiles enfermés dans leurs voiles de marbre et couvant le palais de leurs furtifs regards.
Un Hermès, le doigt sur la bouche, une Iris aux ailes éployées, une Nuit tout arrosée de pavots, dominaient les jardins et les bâtiments qu’on entrevoyait derrière les arbres ; toutes ces statues se profilaient en blanc sur les hauts cyprès, qui dardaient leurs cimes noires vers le ciel.
Autour de ces cyprès s’étaient enroulés des rosiers séculaires, qui attachaient leurs anneaux fleuris à chaque fourche des branches et semaient sur les ramures inférieures et sur les statues des pluies de fleurs embaumées.
Ces enchantements parurent au mousquetaire l’effort suprême de l’esprit humain. Il était dans une disposition d’esprit à poétiser. L’idée que Porthos habitait un pareil Eden lui donna de Porthos une idée plus haute, tant il est vrai que les esprits les plus élevés ne sont point exempts de l’influence de l’entourage.
D’Artagnan trouva la porte ; à la porte, une espèce de ressort qu’il découvrit et qu’il fit jouer. La porte s’ouvrit.
D’Artagnan entra, referma la porte et pénétra dans un pavillon bâti en rotonde, et dans lequel on n’entendait d’autre bruit que celui des cascades et des chants d’oiseaux.
A la porte du pavillon, il rencontra un laquais.
- C’est ici, dit sans hésitation d’Artagnan, que demeure M. le baron du Vallon, n’est-ce pas.
- Oui, monsieur, répondit le laquais.
- Prévenez-le que M. le chevalier d’Artagnan, capitaine aux mousquetaires de Sa Majesté, l’attend.
D’Artagnan fut introduit dans un salon.
D’Artagnan ne demeura pas longtemps dans l’attente : un pas bien connu ébranla le parquet de la salle voisine, une porte s’ouvrit ou plutôt s’enfonça, et Porthos vint se jeter dans les bras de son ami avec une sorte d’embarras qui ne lui allait pas mal.
- Vous ici ? s’écria-t-il.
- Et vous ? répliqua d’Artagnan. Ah ! sournois !
- Oui, dit Porthos en souriant d’un sourire embarrassé, oui, vous me trouvez chez M. Fouquet, et cela vous étonne un peu, n’est-ce pas ?
- Non pas ; pourquoi ne seriez-vous pas des amis de M. Fouquet ? M. Fouquet a bon nombre d’amis, surtout parmi les hommes d’esprit.
Porthos eut la modestie de ne pas prendre le compliment pour lui.
- Puis, ajouta-t-il, vous m’avez vu à Belle-Ile.
- Raison de plus pour que je sois porté à croire que vous êtes des amis de M. Fouquet.
- Le fait est que je le connais, dit Porthos avec un certain embarras.
- Ah ! mon ami, dit d’Artagnan, que vous êtes coupable envers moi !
- Comment cela ? s’écria Porthos.
- Comment ! vous accomplissez un ouvrage aussi admirable que celui des fortifications de Belle-Ile, et vous ne m’en avertissez pas.
Porthos rougit.
- Il y a plus, continua d’Artagnan, vous me voyez là-bas ; vous savez que je suis au roi, et vous ne devinez pas que le roi, jaloux de connaître quel est l’homme de mérite qui accomplit une oeuvre dont on lui fait les plus magnifiques récits, vous ne devinez pas que le roi m’a envoyé pour savoir quel était cet homme ?
- Comment ! le roi vous avait envoyé pour savoir...
- Pardieu ! Mais ne parlons plus de cela.
- Corne de boeuf ! dit Porthos, au contraire, parlons-en ; ainsi, le roi savait que l’on fortifiait Belle-Ile ?
- Bon ! est-ce que le roi ne sait pas tout ?
- Mais il ne savait pas qui le fortifiait ?
- Non ; seulement, il se doutait, d’après ce qu’on lui avait dit des travaux, que c’était un illustre homme de guerre.
- Diable ! dit Porthos, si j’avais su cela.
- Vous ne vous seriez pas sauvé de Vannes, n’est-ce pas ?
- Non. Qu’avez-vous dit quand vous ne m’avez plus trouvé ?
- Mon cher, j’ai réfléchi.
- Ah ! oui, vous réfléchissez, vous... Et à quoi cela vous a-t-il mené de réfléchir ?
- A deviner toute la vérité.
- Ah ! vous avez deviné ?
- Oui.
- Qu’avez-vous deviné ? Voyons, dit Porthos en s’accommodant dans un fauteuil et prenant des airs de sphinx.
- J’ai deviné, d’abord, que vous fortifiiez Belle-Ile.
- Ah ! cela n’était pas bien difficile, vous m’avez vu à l’oeuvre.
- Attendez donc ; mais j’ai deviné encore quelque chose, c’est que vous fortifiiez Belle-Ile par ordre de M. Fouquet.
- C’est vrai.
- Ce n’est pas le tout. Quand je suis en train de deviner, je ne m’arrête pas en route.
- Ce cher d’Artagnan !
- J’ai deviné que M. Fouquet voulait garder le secret le plus profond sur ces fortifications.
- C’était son intention, en effet, à ce que je crois, dit Porthos.
- Oui ; mais savez-vous pourquoi il voulait garder ce secret ?
- Dame ! pour que la chose ne fût pas sue, dit Porthos.
- D’abord. Mais ce désir était soumis à l’idée d’une galanterie...
- En effet, dit Porthos, j’ai entendu dire que M. Fouquet était fort galant.
- A l’idée d’une galanterie qu’il voulait faire au roi.
- Oh ! oh !
- Cela vous étonne ?
- Oui.
- Vous ne saviez pas cela ?
- Non.
- Eh bien ! je le sais, moi.
- Vous êtes donc sorcier.
- Pas le moins du monde.
- Comment le savez-vous, alors ?
- Ah ! voilà ! par un moyen bien simple ! j’ai entendu M. Fouquet le dire lui-même au roi.
- Lui dire quoi ?
- Qu’il avait fait fortifier Belle-Ile à son intention, et qu’il lui faisait cadeau de Belle-Ile.
- Ah ! vous avez entendu M. Fouquet dire cela au roi ?
- En toutes lettres. Il a même ajouté : « Belle-Ile a été fortifiée par un ingénieur de mes amis, homme de beaucoup de mérite, que je demanderai la permission de présenter au roi. » – « Son nom ? » a demandé le roi. « Le baron du Vallon », a répondu M. Fouquet. « C’est bien, a répondu le roi, vous me le présenterez. »
- Le roi a répondu cela ?
- Foi de d’Artagnan !
- Oh ! oh ! fit Porthos. Mais pourquoi ne m’a-t-on pas présenté, alors ?
- Ne vous a-t-on point parlé de cette présentation ?
- Si fait, mais je l’attends toujours.
- Soyez tranquille, elle viendra.
- Hum ! hum ! grogna Porthos.
D’Artagnan fit semblant de ne pas entendre, et, changeant la conversation :
- Mais vous habitez un lieu bien solitaire, cher ami, ce me semble ? demanda-t-il.
- J’ai toujours aimé l’isolement. Je suis mélancolique, répondit Porthos avec un soupir.
- Tiens ! c’est étrange, fit d’Artagnan, je n’avais pas remarqué cela.
- C’est depuis que je me livre à l’étude, dit Porthos d’un air soucieux.
- Mais les travaux de l’esprit n’ont pas nui à la santé du corps, j’espère ?
- Oh ! nullement.
- Les forces vont toujours bien ?
- Trop bien, mon ami, trop bien.
- C’est que j’avais entendu dire que, dans les premiers jours de votre arrivée...
- Oui, je ne pouvais plus remuer, n’est-ce pas ?
- Comment, fit d’Artagnan avec un sourire, et à propos de quoi ne pouviez-vous plus remuer ?
Porthos comprit qu’il avait dit une bêtise et voulut se reprendre.
- Oui, je suis venu de Belle-Ile ici sur de mauvais chevaux, dit-il, et cela m’avait fatigué.
- Cela ne m’étonne plus, que, moi qui venais derrière vous, j’en aie trouvé sept ou huit de crevés sur la route.
- Je suis lourd, voyez-vous, dit Porthos.
- De sorte que vous étiez moulu ?
- La graisse m’a fondu, et cette fonte m’a rendu malade.
- Ah ! pauvre Porthos !... Et Aramis, comment a-t-il été pour vous dans tout cela ?
- Très bien... Il m’a fait soigner par le propre médecin de M. Fouquet. Mais figurez-vous qu’au bout de huit jours je ne respirais plus.
- Comment cela ?
- La chambre était trop petite : j’absorbais trop d’air.
- Vraiment ?
- A ce que l’on m’a dit, du moins... Et l’on m’a transporté dans un autre logement.
- Où vous respiriez, cette fois ?
- Plus librement, oui ; mais pas d’exercice, rien à faire. Le médecin prétendait que je ne devais pas bouger ; moi, au contraire, je me sentais plus fort que jamais. Cela donna naissance à un grave accident.
- A quel accident ?
- Imaginez-vous, cher ami, que je me révoltai contre les ordonnances de cet imbécile de médecin et que je résolus de sortir, que cela lui convint ou ne lui convînt pas. En conséquence, j’ordonnai au valet qui me servait d’apporter mes habits.
- Vous étiez donc tout nu, mon pauvre Porthos ?
- Non pas, j’avais une magnifique robe de chambre, au contraire. Le laquais obéit ; je me revêtis de mes habits, qui étaient devenus trop larges ; mais, chose étrange, mes pieds étaient devenus trop larges, eux.
- Oui, j’entends bien.
- Et mes bottes étaient devenues trop étroites.
- Vos pieds étaient restés enflés.
- Tiens ! vous avez deviné.
- Parbleu ! Et c’est là l’accident dont vous me vouliez entretenir ?
- Ah bien ! oui ! Je ne fis pas la même réflexion que vous. Je me dis : « Puisque mes pieds ont entré dix fois dans mes bottes, il n’y a aucune raison pour qu’ils n’y entrent pas une onzième. »
- Cette fois, mon cher Porthos, permettez-moi de vous le dire, vous manquiez de logique.
- Bref, j’étais donc placé en face d’une cloison ; j’essayais de mettre ma batte droite ; je tirais avec les mains, je poussais avec le jarret, faisant des efforts inouïs, quand, tout à coup, les deux oreilles de mes bottes demeurèrent dans mes mains ; mon pied partit comme une catapulte.
- Catapulte ! Comme vous êtes fort sur les fortifications, cher Porthos !
- Mon pied partit donc comme une catapulte et rencontra la cloison, qu’il effondra. Mon ami, je crus que, comme Samson, j’avais démoli le temple. Ce qui tomba du coup de tableaux, de porcelaines, de vases de fleurs, de tapisseries, de bâtons de rideaux, c’est inouï.
- Vraiment !
- Sans compter que de l’autre côté de la cloison était une étagère chargée de porcelaines.
- Que vous renversâtes ?
- Que je lançai à l’autre bout de l’autre chambre.
Porthos se mit à rire.
- En vérité, comme vous dites, c’est inouï !
Et d’Artagnan se mit à rire comme Porthos.
Porthos, aussitôt, se mit à rire plus fort que d’Artagnan.
- Je cassai, dit Porthos d’une voix entrecoupée par cette hilarité croissante, pour plus de trois mille francs de porcelaines, oh ! oh ! oh !...
- Bon ! dit d’Artagnan.
- J’écrasai pour plus de quatre mille francs de glaces, oh ! oh ! oh !...
- Excellent !
- Sans compter un lustre qui me tomba juste sur la tête et qui fut brisé en mille morceaux, oh ! oh ! oh !...
- Sur la tête ? dit d’Artagnan, qui se tenait les côtes.
- En plein !
- Mais vous eûtes la tête cassée ?
- Non, puisque je vous dis, au contraire, que c’est le lustre qui se brisa comme verre qu’il était.
- Ah ! le lustre était de verre ?
- De verre de Venise ; une curiosité, mon cher, un morceau qui n’avait pas son pareil, une pièce qui pesait deux cents livres.
- Et qui vous tomba sur la tête ?
- Sur... la... tête !... Figurez-vous un globe de cristal tout doré, tout incrusté en bas, des parfums qui brûlaient en haut, des becs qui jetaient de la flamme lorsqu’ils étaient allumés.
- Bien entendu ; mais ils ne l’étaient pas ?
- Heureusement, j’eusse été incendié.
- Et vous n’avez été qu’aplati ?
- Non.
- Comment, non.
- Non, le lustre m’est tombé sur le crâne. Nous avons là, à ce qu’il paraît, sur le sommet de la tête, une croûte excessivement solide.
- Qui vous a dit cela, Porthos ?
- Le médecin. Une manière de dôme qui supporterait Notre-Dame de Paris.
- Bah !
- Oui, il paraît que nous avons le crâne ainsi fait.
- Parlez pour vous, cher ami ; c’est votre crâne à vous qui est fait ainsi et non celui des autres.
- C’est possible, dit Porthos avec fatuité ; tant il y a que, lors de la chute du lustre sur ce dôme que nous avons au sommet de la tête, ce fut un bruit pareil à la détonation d’un canon ; le cristal fut brisé et je tombai tout inondé.
- De sang, pauvre Porthos !
- Non, de parfums qui sentaient comme des crèmes ; c’était excellent, mais cela sentait trop bon, je fus comme étourdi de cette bonne odeur ; vous avez éprouvé cela quelquefois, n’est-ce pas, d’Artagnan ?
- Oui, en respirant du muguet ; de sorte, mon pauvre ami, que vous fûtes renversé du choc et abasourdi de l’odeur.
- Mais ce qu’il y a de particulier, et le médecin m’a affirmé, sur son honneur, qu’il n’avait jamais rien vu de pareil...
- Vous eûtes au moins une bosse ? interrompit d’Artagnan.
- J’en eus cinq.
- Pourquoi cinq ?
- Attendez : le lustre avait, à son extrémité inférieure, cinq ornements dorés extrêmement aigus.
- Aïe !
- Ces cinq ornements pénétrèrent dans mes cheveux, que je porte fort épais, comme vous voyez.
- Heureusement.
- Et s’imprimèrent dans ma peau. Mais, voyez la singularité, ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! Au lieu de faire des creux, ils firent des bosses. Le médecin n’a jamais pu m’expliquer cela d’une manière satisfaisante.
- Eh bien ! je vais vous l’expliquer, moi.
- Vous me rendrez service, dit Porthos en clignant des yeux, ce qui était chez lui le signe de l’attention portée au plus haut degré.
- Depuis que vous faites fonctionner votre cerveau à de hautes études, à des calculs importants, la tête a profité ; de sorte que vous avez maintenant une tête trop pleine de science.
- Vous croyez ?
- J’en suis sûr. Il en résulte qu’au lieu de rien laisser pénétrer d’étranger dans l’intérieur de la tête, votre boîte osseuse, qui est déjà trop pleine, profite des ouvertures qui s’y font pour laisser échapper ce trop-plein.
- Ah ! fit Porthos, à qui cette explication paraissait plus claire que celle du médecin.
- Les cinq protubérances causées par les cinq ornements du lustre furent certainement des amas scientifiques, amenés extérieurement par la force des choses.
- En effet, dit Porthos, et la preuve, c’est que cela me faisait plus de mal dehors que dedans. Je vous avouerai même que, quand je mettais mon chapeau sur ma tête, en l’enfonçant du poing avec cette énergie gracieuse que nous possédons, nous autres gentilshommes d’épée, eh bien ! si mon coup de poing n’était pas parfaitement mesuré, je ressentais des douleurs extrêmes.
- Porthos, je vous crois.
- Aussi, mon bon ami, dit le géant, M. Fouquet se décida-t-il, voyant le peu de solidité de la maison, à me donner un autre logis. On me mit en conséquence ici.
- C’est le parc réservé, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Celui des rendez-vous ? celui qui est si célèbre dans les histoires mystérieuses du surintendant ?
- Je ne sais pas : je n’y ai eu ni rendez-vous ni histoires mystérieuses ; mais on m’autorise à y exercer mes muscles, et je profite de la permission en déracinant des arbres.
- Pour quoi faire ?
- Pour m’entretenir la main, et puis pour y prendre des nids d’oiseaux : je trouve cela plus commode que de monter dessus.
- Vous êtes pastoral comme Tircis, mon cher Porthos.
- Oui, j’aime les petits oeufs ; je les aime infiniment plus que les gros. Vous n’avez point idée comme c’est délicat, une omelette de quatre ou cinq cents oeufs de verdier, de pinson, de sansonnet, de merle et de grive.
- Mais cinq cents oeufs, c’est monstrueux !
- Cela tient dans un saladier, dit Porthos.
D’Artagnan admira cinq minutes Porthos, comme s’il le voyait pour la première fois.
Quant à Porthos, il s’épanouit joyeusement sous le regard de son ami.
Ils demeurèrent quelques instants ainsi, d’Artagnan regardant, Porthos s’épanouissant.
D’Artagnan cherchait évidemment à donner un nouveau tour à la conversation.
- Vous divertissez-vous beaucoup ici, Porthos ? demanda-t-il enfin, sans doute lorsqu’il eut trouvé ce qu’il cherchait.
- Pas toujours.
- Je conçois cela ; mais, quand vous vous ennuierez par trop, que ferez vous ?
- Oh ! je ne suis pas ici pour longtemps. Aramis attend que ma dernière bosse ait disparu pour me présenter au roi, qui ne peut pas souffrir les bosses, à ce qu’on m’a dit.
- Aramis est donc toujours à Paris ?
- Non.
- Et où est-il ?
- A Fontainebleau.
- Seul ?
- Avec M. Fouquet.
- Très bien. Mais savez-vous une chose ?
- Non. Dites-la-moi et je la saurai.
- C’est que je crois qu’Aramis vous oublie.
- Vous croyez ?
- Là-bas, voyez-vous, on rit, on danse, on festoie, on fait sauter les vins de M. de Mazarin. Savez-vous qu’il y a ballet tous les soirs, là-bas ?
- Diable ! diable !
- Je vous déclare donc que votre cher Aramis vous oublie.
- Cela se pourrait bien, et je l’ai pensé parfois.
- A moins qu’il ne vous trahisse, le sournois !
- Oh !
- Vous le savez, c’est un fin renard, qu’Aramis.
- Oui, mais me trahir...
- Ecoutez ; d’abord, il vous séquestre.
- Comment, il me séquestre ! Je suis séquestré, moi ?
- Pardieu !
- Je voudrais bien que vous me prouvassiez cela ?
- Rien de plus facile. Sortez-vous ?
- Jamais.
- Montez-vous à cheval ?
- Jamais.
- Laisse-t-on parvenir vos amis jusqu’à vous ?
- Jamais.
- Eh bien ! mon ami, ne sortir jamais, ne jamais monter à cheval, ne jamais voir ses amis, cela s’appelle être séquestré.
- Et pourquoi Aramis me séquestrerait-il ? demanda Porthos.
- Voyons, dit d’Artagnan, soyez franc, Porthos.
- Comme l’or.
- C’est Aramis qui a fait le plan des fortifications de Belle-Ile, n’est-ce pas ?
Porthos rougit.
- Oui, dit-il, mais voilà tout ce qu’il a fait.
- Justement, et mon avis est que ce n’est pas une très grande affaire.
- C’est le mien aussi.
- Bien ; je suis enchanté que nous soyons du même avis.
- Il n’est même jamais venu à Belle-Ile, dit Porthos.
- Vous voyez bien.
- C’est moi qui allais à Vannes, comme vous avez pu le voir.
- Dites comme je l’ai vu. Eh bien ! voilà justement l’affaire, mon cher Porthos, Aramis, qui n’a fait que les plans, voudrait passer pour l’ingénieur ; tandis que, vous qui avez bâti pierre à pierre la muraille, la citadelle et les bastions, il voudrait vous reléguer au rang de constructeur.
- De constructeur, c’est-à-dire de maçon ?
- De maçon, c’est cela.
- De gâcheur de mortier ?
- Justement.
- De manoeuvre ?
- Vous y êtes.
- Oh ! oh ! cher Aramis, vous vous croyez toujours vingt-cinq ans, à ce qu’il paraît ?
- Ce n’est pas le tout : il vous en croit cinquante.
- J’aurais bien voulu le voir à la besogne.
- Oui.
- Un gaillard qui a la goutte.
- Oui.
- La gravelle.
- Oui.
- A qui il manque trois dents.
- Quatre.
- Tandis que moi, regardez !
Et Porthos, écartant ses grosses lèvres, exhiba deux rangées de dents un peu moins blanches que la neige, mais aussi nettes, aussi dures et aussi saines que l’ivoire.
- Vous ne vous figurez pas, Porthos, dit d’Artagnan, combien le roi tient aux dents. Les vôtres me décident ; je vous présenterai au roi.
- Vous ?
- Pourquoi pas ? Croyez-vous que je sois plus mal en cour qu’Aramis ?
- Oh ! non.
- Croyez-vous que j’aie la moindre prétention sur les fortifications de Belle-Ile ?
- Oh ! certes non.
- C’est donc votre intérêt seul qui peut me faire agir.
- Je n’en doute pas.
- Eh bien ! je suis intime ami du roi, et la preuve, c’est que, lorsqu’il y a quelque chose de désagréable à lui dire, c’est moi qui m’en charge.
- Mais, cher ami, si vous me présentez...
- Après ?
- Aramis se fâchera.
- Contre moi ?
- Non, contre moi.
- Bah ! que ce soit lui ou que ce soit moi qui vous présente, puisque vous deviez être présenté, c’est la même chose.
- On devait me faire faire des habits.
- Les vôtres sont splendides.
- Oh ! ceux que j’avais commandés étaient bien plus beaux.
- Prenez garde, le roi aime la simplicité.
- Alors je serai simple. Mais que dira M. Fouquet de me savoir parti ?
- Etes-vous donc prisonnier sur parole ?
- Non, pas tout à fait. Mais je lui avais promis de ne pas m’éloigner sans le prévenir.
- Attendez, nous allons revenir à cela. Avez-vous quelque chose à faire ici ?
- Moi ? Rien de bien important, du moins.
- A moins cependant que vous ne soyez l’intermédiaire d’Aramis pour quelque chose de grave.
- Ma foi, non.
- Ce que je vous en dis, vous comprenez, c’est par intérêt pour vous. Je suppose, par exemple, que vous êtes chargé d’envoyer à Aramis des messages, des lettres.
- Ah ! des lettres, oui. Je lui envoie de certaines lettres.
- Où cela ?
- A Fontainebleau.
- Et avez-vous de ces lettres ?
- Mais...
- Laissez-moi dire. Et avez-vous de ces lettres ?
- Je viens justement d’en recevoir une.
- Intéressante ?
- Je le suppose.
- Vous ne les lisez donc pas ?
- Je ne suis pas curieux.
Et Porthos tira de sa poche la lettre du soldat que Porthos n’avait pas lue, mais que d’Artagnan avait lue, lui.
- Savez-vous ce qu’il faut faire ? dit d’Artagnan.
- Parbleu ! ce que je fais toujours, l’envoyer.
- Non pas.
- Comment cela, la garder ?
- Non, pas encore. Ne vous a-t-on pas dit que cette lettre était importante.
- Très importante.
- Eh bien ! il faut la porter vous-même à Fontainebleau.
- A Aramis.
- Oui.
- C’est juste.
- Et puisque le roi y est...
- Vous profiterez de cela ?...
- Je profiterai de cela pour vous présenter au roi.
- Ah ! corne de boeuf ! d’Artagnan, il n’y a en vérité que vous pour trouver des expédients.
- Donc, au lieu d’envoyer à notre ami des messages plus ou moins fidèles, c’est nous-mêmes qui lui portons la lettre.
- Je n’y avais même pas songé, c’est bien simple cependant.
- C’est pourquoi il est urgent, mon cher Porthos, que nous partions tout de suite.
- En effet, dit Porthos, plus tôt nous partirons, moins la lettre d’Aramis éprouvera de retard.
- Porthos, vous raisonnez toujours puissamment, et chez vous la logique seconde l’imagination.
- Vous trouvez ? dit Porthos.
- C’est le résultat des études solides, répondit d’Artagnan. Allons, venez.
- Mais, dit Porthos, ma promesse à M. Fouquet ?
- Laquelle ?
- De ne point quitter Saint-Mandé sans le prévenir ?
- Ah ! mon cher Porthos, dit d’Artagnan, que vous êtes jeune !
- Comment cela !
- Vous arrivez à Fontainebleau, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Vous y trouverez M. Fouquet ?
- Oui.
- Chez le roi probablement ?
- Chez le roi, répéta majestueusement Porthos.
- Et vous l’abordez en lui disant : « Monsieur Fouquet, j’ai l’honneur de vous prévenir que je viens de quitter Saint-Mandé. »
- Et, dit Porthos avec la même majesté, me voyant à Fontainebleau chez le roi, M. Fouquet ne pourra pas dire que je mens.
- Mon cher Porthos, j’ouvrais la bouche pour vous le dire ; vous me devancez en tout. Oh ! Porthos ! quelle heureuse nature vous êtes ! l’âge n’a pas mordu sur vous.
- Pas trop.
- Alors tout est dit.
- Je crois que oui.
- Vous n’avez plus de scrupules ?
- Je crois que non.
- Alors je vous emmène.
- Parfaitement ; je vais faire seller mes chevaux.
- Vous avez des chevaux ici ?
- J’en ai cinq.
- Que vous avez fait venir de Pierrefonds ?
- Que M. Fouquet m’a donnés.
- Mon cher Porthos, nous n’avons pas besoin de cinq chevaux pour deux ; d’ailleurs, j’en ai déjà trois à Paris, cela ferait huit ; ce serait trop.
- Ce ne serait pas trop si j’avais mes gens ici ; mais, hélas ! je ne les ai pas.
- Vous regrettez vos gens ?
- Je regrette Mousqueton, Mousqueton me manque.
- Excellent coeur ! dit d’Artagnan ; mais, croyez-moi, laissez vos chevaux ici comme vous avez laissé Mousqueton là-bas.
- Pourquoi cela ?
- Parce que, plus tard...
- Eh bien ?
- Eh bien ! plus tard, peut-être sera-t-il bien que M. Fouquet ne vous ait rien donné du tout.
- Je ne comprends pas, dit Porthos.
- Il est inutile que vous compreniez.
- Cependant...
- Je vous expliquerai cela plus tard, Porthos.
- C’est de la politique, je parie.
- Et de la plus subtile.
Porthos baissa la tête sur ce mot de politique ; puis, après un moment de rêverie, il ajouta :
- Je vous avouerai, d’Artagnan, que je ne suis pas politique.
- Je le sais, pardieu ! bien.
- Oh ! nul ne sait cela ; vous me l’avez dit vous-même, vous, le brave des braves.
- Que vous ai-je dit, Porthos ?
- Que l’on avait ses jours. Vous me l’avez dit et je l’ai éprouvé. Il y a des jours où l’on éprouve moins de plaisir que dans d’autres à recevoir des coups d’épée.
- C’est ma pensée.
- C’est la mienne aussi, quoique je ne croie guère aux coups qui tuent.
- Diable ! vous avez tué, cependant ?
- Oui, mais je n’ai jamais été tué.
- La raison est bonne.
- Donc, je ne crois pas mourir jamais de la lame d’une épée ou de la balle d’un fusil.
- Alors, vous n’avez peur de rien ?... Ah ! de l’eau, peut-être ?
- Non, je nage comme une loutre.
- De la fièvre quartaine ?
- Je ne l’ai jamais eue, et ne crois point l’avoir jamais ; mais je vous avouerai une chose...
Et Porthos baissa la voix.
- Laquelle ? demanda d’Artagnan en se mettant au diapason de Porthos.
- Je vous avouerai, répéta Porthos, que j’ai une horrible peur de la politique.
- Ah ! bah ! s’écria d’Artagnan.
- Tout beau ! dit Porthos d’une voix de stentor. J’ai vu Son Eminence M. le cardinal de Richelieu et Son Eminence M. le cardinal de Mazarin ; l’un avait une politique rouge, l’autre une politique noire. Je n’ai jamais été beaucoup plus content de l’une que de l’autre : la première a fait couper le cou à M. de Marcillac, à M. de Thou, à M. de Cinq-Mars, à M. de Chalais, à M. de Boutteville, à M. de Montmorency ; la seconde a fait écharper une foule de frondeurs, dont nous étions, mon cher.
- Dont, au contraire, nous n’étions pas, dit d’Artagnan.
- Oh ! si fait ; car si je dégainais pour le cardinal moi, je frappais pour le roi.
- Cher Porthos !
- J’achève. Ma peur de la politique est donc telle, que, s’il y a de la politique là-dessous, j’aime mieux retourner à Pierrefonds.
- Vous auriez raison, si cela était ; mais avec moi, cher Porthos, jamais de politique, c’est net. Vous avez travaillé à fortifier Belle-Ile ; le roi a voulu savoir le nom de l’habile ingénieur qui avait fait les travaux ; vous êtes timide comme tous les hommes d’un vrai mérite ; peut-être Aramis veut-il vous mettre sous le boisseau. Moi, je vous prends ; moi, je vous déclare ; moi, je vous produis ; le roi vous récompense et voilà toute ma politique.
- C’est la mienne, morbleu ! dit Porthos en tendant la main à d’Artagnan.
Mais d’Artagnan connaissait la main de Porthos ; il savait qu’une fois emprisonnée entre les cinq doigts du baron, une main ordinaire n’en sortait pas sans foulure. Il tendit donc, non pas la main, mais le poing à son ami. Porthos ne s’en aperçut même pas. Après quoi ils sortirent tous deux de Saint-Mandé.
Les gardiens chuchotèrent bien un peu et se dirent à l’oreille quelques paroles que d’Artagnan comprit, mais qu’il se garda bien de faire comprendre à Porthos.
« Notre ami, dit-il, était bel et bien prisonnier d’Aramis. Voyons ce qu’il va résulter de la mise en liberté de ce conspirateur. »

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