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Chapitre VIII
Préparatifs d'attaque et de défense

A peine Ascanio était-il rentré à l'hôtel et avait-il rendu compte à Benvenuto de la partie de son excursion qui avait rapport à la topographie de l'hôtel de Nesle, que celui-ci, voyant que le séjour lui convenait en tout point, s'était empressé de se rendre chez le premier secrétaire des finances du roi, le seigneur de Neufville, pour lui demander acte de la donation royale. Le seigneur de Neufville avait demandé jusqu'au lendemain pour s'assurer de la réalité des prétentions de maître Benvenuto, et quoique celui-ci eût trouvé assez impertinent qu'on ne le crût pas sur parole, il avait compris la légalité de cette demande, et il s'y était rendu, mais décidé pour le lendemain à ne pas faire grâce au seigneur de Neufville d'une demi-heure.
Aussi le lendemain se présenta-t-il à la minute. Il fut introduit aussitôt, ce qui lui parut de bon augure.
- Eh bien ! monseigneur, dit Benvenuto, l'Italien est-il un menteur ou vous a-t-il dit la vérité ?
- La vérité tout entière, mon cher ami.
- C'est bien heureux.
- Et le roi m'a ordonné de vous remettre l'acte de donation en bonne forme.
- Il sera le bien reçu.
- Cependant... continua en hésitant le secrétaire des finances.
- Eh bien ! qu'y a-t-il encore ? Voyons.
- Cependant, si vous me permettiez de vous donner un bon conseil...
- Un bon conseil ! diable ! c'est chose rare, monsieur le secrétaire ; donnez, donnez.
- Eh bien ! ce serait de chercher pour votre atelier un autre emplacement que celui du Grand-Nesle.
- Vraiment ! répondit Benvenuto d'un air goguenard, vous croyez que celui-là n'est point convenable ?
- Si fait ! et la vérité m'oblige même à dire que vous auriez grand-peine à en trouver un meilleur.
- Eh bien ! alors qu'y a-t-il ?
- C'est que celui-là appartient à un trop haut personnage pour que vous vous frottiez impunément à lui.
- J'appartiens moi-même au noble roi de France, répondit Cellini, et je ne reculerai jamais tant que j'agirai en son nom.
- Oui, mais dans notre pays, maître Benvenuto, tout seigneur est roi chez lui, et en essayant de chasser le prévôt de la maison qu'il occupe, vous courez risque de la vie.
- Tôt ou tard il faut mourir, répondit sentencieusement Cellini.
- Ainsi, vous êtes décidé...
- A tuer le diable avant que le diable me tue. Rapportez-vous en à moi pour cela, seigneur secrétaire. Donc, que M. le prévôt se tienne bien, ainsi que tous ceux qui tenteront de s'opposer aux volontés du roi, quand ce sera surtout maître Benvenuto Cellini qui sera chargé de faire exécuter ses volontés.
Sur ce, messire Nicolas de Neufville avait fait trêve à ses observations philanthropiques, puis il avait prétexté toute sorte de formalités à remplir avant de délivrer l'acte ; mais Benvenuto s'était assis tranquillement, déclarant qu'il ne quitterait pas la place que l'acte ne lui fût délivré, et que, s'il fallait coucher là, il était décidé et y coucherait, ayant prévu le cas et ayant eu le soin de prévenir chez lui qu'il ne rentrerait peut-être pas.
Ce que voyant messire Nicolas de Neufville, il en avait pris son parti, au risque de ce qui pouvait en arriver, et avait délivré à Benvenuto Cellini l'acte de donation, en prévenant toutefois messire Robert d'Estourville de ce qu'il venait d'être forcé de faire, moitié par la volonté du roi, moitié par la persistance de l'orfèvre.
Quant à Benvenuto Cellini, il était rentré chez lui sans rien dire à personne de ce qu'il venait de faire, avait enfermé sa donation dans l'armoire où il enfermait ses pierres précieuses, et s'était remis tranquillement à l'ouvrage.
Cette nouvelle, transmise au prévôt par le secrétaire des finances, prouvait à messire Robert que Benvenuto, comme le lui avait dit le vicomte de Marmagne, tenait à son projet de s'emparer de gré ou de force de l'hôtel de Nesle. Le prévôt se mit donc sur ses gardes, fit venir ses vingt-quatre sergents d'armes, plaça des sentinelles sur les murailles, et n'alla plus au Châtelet que lorsqu'il y était absolument forcé par les devoirs de sa charge.
Les jours se passèrent cependant, et Cellini, tranquillement occupé de ses travaux commencés, ne risquait pas la moindre attaque. Mais le prévôt était convaincu que cette tranquillité apparente n'était qu'une ruse et que son ennemi voulait lasser sa surveillance pour le prendre à l'improviste. Aussi messire Robert, l'oeil toujours au guet, l'oreille toujours aux écoutes, l'esprit toujours tendu, ne sortant pas de ses idées belliqueuses, gagnait à cet état, qui n'était ni la paix ni la guerre, je ne sais quelle fièvre d'attente, quel vertige d'anxiété qui menaçait, si la situation se prolongeait, de le rendre fou comme le gouverneur du château Saint-Ange : il ne mangeait plus, ne dormait guère et maigrissait à vue d'oeil.
De temps en temps il tirait tout à coup son épée et se mettait à espadonner contre un mur en criant :
- Mais qu'il vienne donc ! qu'il vienne donc, le scélérat ! qu'il vienne, je l'attends !
Benvenuto ne venait pas.
Aussi messire Robert d'Estourville avait des moments de calme, pendant lesquels il se persuadait à lui-même que l'orfèvre avait eu la langue plus longue que l'épée, et qu'il n'oserait jamais exécuter ses damnables projets. Ce fut dans un de ces moments que Colombe, étant sortie par hasard de sa chambre, vit tous ces préparatifs de guerre et demanda à son père de quoi il s'agissait.
- Un drôle à châtier, voilà tout, avait répondu le prévôt.
Or, comme c'était l'état du prévôt de châtier, Colombe n'avait pas même demandé quel était le drôle dont on préparait le châtiment, trop préoccupée qu'elle était elle-même pour ne pas se contenter de cette simple explication.
En effet, d'un mot messire Robert avait fait un terrible changement dans la vie de sa fille : cette vie si douce, si simple, si obscure et si retirée jusqu'alors, cette vie aux jours si calmes et aux nuits si tranquilles, ressemblait à un pauvre lac tout bouleversé par un ouragan. Parfois jusqu'alors elle avait vaguement senti que son âme était endormie et que son coeur était vide, mais elle pensait que cette tristesse lui venait de son isolement, mais elle attribuait cette viduité à ce que, tout enfant, elle avait perdu sa mère ; et voilà que tout à coup, dans son existence, dans sa pensée, voilà que dans son coeur et dans son âme tout se trouvait rempli, mais par la douleur.
Oh ! combien elle regrettait alors ce temps d'ignorance et de tranquillité pendant lequel la vulgaire mais vigilante amitié de dame Perrine suffisait presque à son bonheur, ce temps d'espérance et de foi où elle comptait sur l'avenir comme on compte sur un ami, ce temps de confiance filiale enfin où elle croyait à l'affection de son père. Hélas ! cet avenir maintenant, c'était l'odieux amour du comte d'Orbec ; la tendresse de son père, c'était de l'ambition déguisée en tendresse paternelle. Pourquoi, au lieu de se trouver l'unique héritière d'un noble nom et d'une grande fortune, n'était-elle pas née la fille de quelque obscur bourgeois de la cité, qui l'aurait bien soignée et bien chérie ? Elle eût pu alors rencontrer ce jeune artiste qui parlait avec tant d'émotion et tant de charme, ce bel Ascanio, qui semblait avoir tant de bonheur, tant d'amour à donner.
Mais quand les battements de son coeur, quand la rougeur de ses joues avertissaient Colombe que l'image de l'étranger occupait depuis trop longtemps sa pensée, elle se condamnait à chasser ce doux rêve, et elle y réussissait en se mettant devant les yeux la désolante réalité : elle avait au reste, depuis que son père s'était ouvert de ses projets de mariage avec elle, expressément défendu à dame Perrine de recevoir Ascanio, sous quelque prétexte que ce fût, la menaçant de tout dire à son père si elle désobéissait, et comme la gouvernante avait jugé à propos, de peur d'être accusée de complicité avec lui, de taire les projets hostiles du maître d'Ascanio, la pauvre Colombe se croyait bien défendue de ce côté-là.
Et que l'on n'aille pas croire cependant que la douce enfant que nous avons vue fût résignée à obéir en victime aux ordres de son père. Non, tout son être se révoltait à l'idée de son alliance avec cet homme pour lequel elle aurait eu de la haine si elle eût su ce que c'était que ce sentiment. Aussi roulait-elle sous son beau front pâle mille pensées étrangères jusqu'alors à son esprit, pensées de révolte et de rébellion qu'elle regardait presque aussitôt comme des crimes et dont elle demandait à genoux pardon à Dieu. Alors elle pensait à aller se jeter aux genoux de François Ier. Mais elle avait entendu raconter tout bas que dans une circonstance bien autrement terrible la même idée était venue à Diane de Poitiers, et qu'elle y avait laissé l'honneur. Madame d'Etampes pouvait aussi la protéger, la sauver si elle voulait. Mais le voudrait-elle ? n'accueillerait-elle pas par un sourire les plaintes d'une enfant ? Ce sourire de dédain et de raillerie, elle l'avait déjà vu sur les lèvres de son père quand elle l'avait supplié de la garder près de lui, et ce sourire lui avait fait un mal affreux.
Colombe n'avait donc plus que Dieu pour refuge : aussi se mettait-elle à son prie-Dieu cent fois par jour, conjurant le maître de toutes choses d'envoyer du secours à sa faiblesse avant la fin des trois mois qui la séparaient encore de son redoutable fiancé, ou, si tout secours humain était impossible, de lui permettre au moins d'aller rejoindre sa mère.
Quant à Ascanio, son existence n'était pas moins troublée que l'existence de celle qu'il aimait. Vingt fois depuis le moment où Raimbault lui avait signifié l'ordre qui lui interdisait l'entrée de l'hôtel de Nesle, le matin avant que personne fût levé, le soir quand tout le monde dormait, il allait rêver autour de ces hautes murailles qui le séparaient de sa vie. Mais pas une seule fois, soit ostensiblement, soit furtivement, il n'avait essayé de pénétrer dans ce jardin défendu. Il y avait encore en lui ce respect virginal des premières années qui défend la femme qu'on aime contre l'amour même qu'elle aurait plus tard à redouter.
Mais cela n'empêchait pas Ascanio, tout en ciselant son or, tout en encadrant ses perles, tout en enchâssant ses diamants, de faire bien des rêves insensés, sans compter ceux qu'il faisait dans ses promenades du matin et du soir ou dans le sommeil agité de ses nuits. Or, ces rêves se portaient surtout sur le jour, tant redouté d'abord et tant désiré maintenant par lui, où Benvenuto devait se rendre maître de l'hôtel de Nesle, car Ascanio connaissait son maître, et toute cette apparente tranquillité était celle de volcan qui couve une éruption. Cette éruption, Cellini avait annoncé qu'elle aurait lieu le dimanche suivant ; Ascanio ne faisait donc aucun doute que le dimanche suivant Cellini n'eût accompli son projet.
Mais ce projet, autant qu'il en avait pu juger dans ses courses autour du Séjour de Nesle, ne s'accomplirait pas sans obstacle, grâce à la garde continuelle qui se faisait sur ses murailles ; Ascanio avait remarqué dans l'hôtel de Nesle tous les signes d'une place de guerre. S'il y avait attaque, il y aurait donc défense ; et comme la forteresse ne paraissait pas disposée à capituler, il était évident qu'on la prendrait d'assaut.
Or, c'était dans cet instant suprême que la chevalerie d'Ascanio devait trouver quelque occasion de se développer. Il y aurait combat, il y aurait brèche, il y aurait peut-être incendie. Oh ! c'était quelque chose de pareil qu'il lui fallait ! un incendie surtout ! un incendie qui mettait les jours de Colombe en danger ! Alors il se lançait à travers les escaliers tremblants, à travers les poutres brûlantes, à travers les murs enflammés. Il entendait sa voix appelant du secours ; il arrivait jusqu'à elle, l'enlevait mourante et presque évanouie dans ses bras, l'emportait à travers des abîmes de flammes, la pressant contre lui, sentant battre son coeur contre son coeur, respirant son haleine. Puis, à travers mille dangers, mille périls, il la déposait aux pieds de son père éperdu, qui alors en faisait la récompense de son courage et la donnait à celui qui l'avait sauvée. Ou bien, en fuyant sur quelque pont tremblant jeté au-dessus du feu, le pied lui glissait, et tous deux tombaient ensemble et mouraient embrassés, confondant leurs coeurs dans leur suprême soupir, dans un premier et dernier baiser. Et ce pis-aller n'était point encore à dédaigner pour un homme qui n'avait plus d'espoir que Ascanio ; car, après la félicité de vivre l'un pour l'autre, le plus grand bonheur est de mourir ensemble.
Tous nos héros passaient donc, comme on le voit, des jours et des nuits fort agités, à l'exception de Benvenuto Cellini, qui paraissait avoir complètement oublié ses projets hostiles sur l'hôtel de Nesle, et de Scozzone, qui les ignorait.
Cependant toute la semaine s'étant écoulée dans les différentes émotions que nous avons dites, et Benvenuto Cellini ayant consciencieusement travaillé pendant les sept jours qui la composent, et presque achevé le modèle en terre de son Jupiter, passa le samedi, vers les cinq heures du soir, sa cotte de mailles, boutonna son pourpoint par-dessus, et ayant dit à Ascanio de l'accompagner, s'achemina vers l'hôtel de Nesle. Arrivé au pied des murailles, Cellini fit le tour de la place, examinant les côtés faibles et ruminant un plan de siège.
L'attaque devait offrir plus d'une difficulté, ainsi que l'avait dit le prévôt à son ami de Marmagne, ainsi que l'avait attesté Ascanio à son maître, ainsi enfin que Benvenuto pouvait le voir par lui-même. Le château de Nesle avait créneaux et mâchicoulis, double mur du côté de la grève, et de plus les fossés et les remparts de la ville du côté du Pré-aux-Clercs ; c'était bien une de ces solides et imposantes maisons féodales qui pouvaient parfaitement se défendre par leur seule masse, pourvu que les portes en fussent solidement fermées, et repousser sans secours du dehors les tirelaines et les larroneurs, comme on les appelait à cette époque, et de plus, au besoin, les gens du roi. Au reste, il en était ainsi dans cette amusante époque, où l'on était le plus souvent forcé de se servir à soi-même de police et de guet.
Sa reconnaissance achevée, selon toutes les règles de la stratégie antique et moderne, pensant qu'il fallait sommer la place de se rendre avant de mettre le siège devant elle, il alla frapper à la petite porte de l'hôtel par laquelle déjà une fois Ascanio était entré. Pour lui comme pour Ascanio le vasistas s'ouvrit ; mais cette fois, au lieu du pacifique jardinier, ce fut un belliqueux hoqueton qui se présenta.
- Que voulez-vous ? demanda le hoqueton à l'étranger qui venait de frapper à la porte de l'hôtel de Nesle.
- Prendre possession de l'hôtel, dont la propriété est concédée à moi, Benvenuto Cellini, répondit l'orfèvre.
- C'est bon, attendez, répondit l'honnête sergent, et il s'empressa, selon l'ordre qu'il en avait reçu, d'aller avertir messire d'Estourville.
Au bout d'un moment, il revint accompagné du prévôt, qui, sans se montrer, retenant son haleine, se tint aux écoutes dans un coin, environné d'une partie de sa garnison, afin de mieux juger de la gravité du cas.
- Nous ne savons pas ce que vous voulez dire, répondit le hoqueton.
- Alors, dit Benvenuto Cellini, remettez ce parchemin à messire le prévôt : c'est la copie certifiée de l'acte de donation.
Et il passa le parchemin par le vasistas.
Le sergent disparut une seconde fois ; mais comme cette fois il n'avait que la main à étendre pour remettre la copie au prévôt, le vasistas se rouvrit presque aussitôt.
- Voici la réponse, dit le sergent en faisant passer à travers la grille le parchemin en morceaux.
- C'est bon, reprit Cellini avec le plus grand calme. Au revoir.
Et enchanté de l'attention avec laquelle Ascanio avait suivi son examen de la place, et des observations judicieuses qu'avait émises le jeune homme sur le futur coup de main qu'on allait tenter, il rentra à l'atelier, affirmant à son élève qu'il eût fait un grand capitaine s'il n'eût été destiné à devenir encore un plus grand artiste, ce qui, aux yeux de Cellini, valait infiniment mieux.
Le lendemain, le soleil se leva magnifique sur l'horizon : Benvenuto avait dès la veille prié les ouvriers de se rendre à l'atelier, bien que ce fût un dimanche, et aucun d'eux ne manqua à l'appel.
- Mes enfants, leur dit le maître, je vous ai engagés pour travailler en orfèvrerie et non pour combattre, cela est certain. Mais depuis deux mois que nous sommes ensemble, nous nous connaissons déjà assez les uns les autres pour que, dans une grave nécessité, j'aie pu compter sur vous, comme vous pouvez tous et toujours compter sur moi. Vous savez ce dont il s'agit : nous sommes mal à l'aise ici, sans air et sans espace, et nous n'avons pas nos coudées franches pour entreprendre de grands ouvrages, ou même pour forger un peu vaillamment. Le roi, vous en avez été tous témoins, a bien voulu me donner un logement plus vaste et plus commode ; mais, vu que le temps lui manque pour s'occuper de ces menus détails, il m'a laissé le soin de m'y établir moi-même. Or, on ne veut pas me l'abandonner, ce logement si généreusement accordé par le roi ; il faut donc le prendre. Le prévôt de Paris, qui le retient contre l'ordre de Sa Majesté il paraît que cela se fait dans ce pays-ci, ne sait pas à quel homme il a affaire : du moment où l'on me refuse, j'exige ; du moment où l'on me résiste, j'arrache. Etes-vous dans l'intention de m'aider ? Je ne vous cache point qu'il y aura péril à le faire : c'est une bataille à livrer, c'est une escalade à entreprendre et autres plaisirs peu innocents. Il n'y a rien à craindre de la police ni du guet, nous avons l'autorisation de Sa Majesté ; mais il peut y avoir mort d'homme, mes enfants. Ainsi, que ceux qui veulent tourner ailleurs ne fassent pas de façons, que ceux qui veulent rester à la maison ne se gênent pas ; je ne réclame que des coeurs résolus. Si vous me laissez seul avec Pagolo et Ascanio, ne vous inquiétez pas de la chose. Je ne sais pas comment je ferai ; mais ce que je sais, c'est que je n'en aurai pas le démenti pour cela. Mais, sang du Christ ! si vous me prêtez vos coeurs et vos bras, comme je l'espère, gare au prévôt et à la prévôté ! Et maintenant que vous êtes édifiés à fond sur la chose, voyons, parlez, voulez-vous me suivre ?
Il n'y eut qu'un cri.
- Partout, maître, partout où vous nous mènerez !
- Bravo, mes enfants ! Alors vous êtes tous de la plaisanterie ?
- Tous !
- En ce cas, rage et tempête ! nous allons nous divertir ! cria Benvenuto, qui se retrouvait enfin dans son élément ; il y a assez longtemps que je me rouille. Dehors, dehors, les courages et les épées ! Ah ! Dieu merci ! nous allons donc donner et recevoir quelques bonnes estocades ! Voyons, mes chers enfants ; voyons, mes braves amis, il faut s'armer, il faut convenir d'un plan, il faut préparer nos coups ; qu'on s'apprête à bien s'escrimer, et vive la joie ! Je vais vous donner tout ce que je possède d'armes offensives et défensives, outre celles qui sont pendues à la muraille, et où chacun peut choisir à volonté. Ah ! c'est une bonne coulevrine qu'il nous faudrait, mais bah ! voilà sa monnaie en arquebuses, en haquebutes, en piques, en épées et en poignards ; et puis des cottes de mailles, des casques et des cuirasses. Allons ! en hâte, en hâte, habillons-nous pour le bal ; c'est le prévôt qui paiera les flûtes.
- Hourrah ! crièrent tous les compagnons.
Alors ce fut dans l'atelier un mouvement, un tumulte, un remue-ménage admirables à voir : la verve et l'entrain du maître animaient tous les coeurs et tous les visages. On essayait des cuirasses, on brandissait des épées, on tirait des poignards, on riait, on chantait, à croire qu'il s'agissait d'une mascarade ou d'une fête. Benvenuto allait, venait, courait, enseignant une botte à l'un, bouclant le ceinturon de l'autre, et sentant son sang courir libre et chaud dans ses veines comme s'il avait retrouvé sa véritable vie.
Quant aux ouvriers, c'étaient entre eux des plaisanteries à n'en plus finir qu'ils se jetaient sur leurs mines guerrières et leurs maladresses bourgeoises.
- Eh ! maître, regardez donc, criait l'un ; regardez donc Simon-le-Gaucher qui met son épée du même côté que nous ! A droite, donc ! à droite !
- Et Jehan, répondait Simon, qui tient sa hallebarde comme il tiendra sa crosse quand il sera évêque !
- Et Pagolo ! disait Jehan, qui met double cotte de mailles !
- Pourquoi pas ? répondait Pagolo : Hermann l'Allemand s'habille bien comme un chevalier du temps de l'empereur Barberousse.
Et en effet, celui qu'on venait de désigner sous l'appellation d'Hermann l'Allemand, épithète qui formait quelque peu pléonasme, puisque le nom seul, par sa consonance germanique, indiquait que celui qui le portait appartenait à quelqu'un des cercles du Saint-Empire, Hermann, disons-nous, s'était couvert de fer des pieds à la tête, et semblait une de ces gigantesques statues comme les statuaires de cette belle époque d'art en couchaient sur les tombeaux. Aussi Benvenuto, malgré la force devenue proverbiale dans l'atelier de ce brave compagnon d'outre-Rhin, lui fit observer que peut-être éprouverait-il, enfermé comme il l'était dans une pareille carapace, quelque difficulté à se mouvoir, et que sa force, au lieu d'y gagner, y perdrait certainement. Mais, pour toute réponse, Hermann sauta sur un établi aussi légèrement que s'il eût été habillé de velours, et décrochant un énorme marteau, il le fit tournoyer au-dessus de sa tête, et frappa sur l'enclume trois si terribles coups, qu'à chacun de ces coups l'enclume s'enfonça d'un pouce dans la terre. Il n'y avait rien à répondre à une pareille réponse : aussi Benvenuto fit-il de la tête et de la main un salut respectueux en signe qu'il était satisfait.
Seul Ascanio avait fait sa toilette de guerre en silence et à l'écart ; il ne laissait pas d'avoir quelque inquiétude sur les suites de l'équipée qu'il entreprenait ; car enfin Colombe pourrait bien ne pas lui pardonner d'avoir attaqué son père, surtout si la lutte amenait quelque grave catastrophe, et, plus près de ses yeux, peut-être allait-il se trouver plus loin de son coeur.
Quant à Scozzone, moitié joyeuse, moitié inquiète, elle pleurait d'un côté et riait de l'autre ; le changement et la bataille, cela lui allait, mais les coups et les blessures ne lui allaient pas ; les apprêts du combat faisaient sauter de joie le lutin, les suites du combat faisaient trembler la femme.
Benvenuto la vit enfin ainsi, souriante et pleurante à la fois ; il alla à elle :
- Toi, Scozzone, lui dit-il, tu vas rester à la maison avec Ruperta, et préparer de la charpie pour les blessés et un bon dîner pour ceux qui se porteront bien.
- Non pas vraiment ! s'écria Scozzone ; oh ! je vous suis, moi ! Avec vous je suis brave à défier le prévôt et toute la prévôtaille, mais ici seule avec Ruperta, je mourrais d'inquiétude et de peur.
- Oh ! pour cela, je n'y consentirai jamais, répondit Benvenuto, cela me troublerait trop de penser qu'il peut t'arriver quelque malheur. Tu prieras Dieu pour nous, chère petite, en nous attendant.
- Ecoutez, Benvenuto, reprit la jeune fille comme illuminée d'une idée subite, vous comprenez bien que je ne puis supporter l'idée de rester tranquille ici, tandis que vous serez là-bas blessé, mourant peut-être. Mais il y a un moyen de tout concilier : au lieu de prier Dieu dans l'atelier, j'irai le prier dans l'église la plus proche du lieu du combat. De cette façon, le danger ne pourra m'atteindre, et je serai tout de suite avertie de la victoire comme du revers.
- Allons, soit, répondit Benvenuto ; au reste, il est entendu que nous n'irons pas tuer les autres ou nous faire tuer nous-mêmes sans, au préalable, aller entendre dévotement une messe. Eh bien ! c'est dit, nous entrerons dans l'église des Grands-Augustins, qui est la plus proche de l'hôtel de Nesle, et nous t'y laisserons, petite.
Ces arrangements pris et les préparatifs terminés, on but un coup de vin de Bourgogne. On ajouta aux armes offensives et défensives des marteaux, des pinces, des échelles et des cordes, et l'on se mit en marche, non pas en corps d'armée, mais deux à deux, et à d'assez longues distances pour ne pas attirer l'attention.
Ce n'est pas qu'un coup de main fût chose plus rare dans ces temps-là que ne l'est de nos jours une émeute ou un changement de ministère ; mais, à vrai dire, on ne choisissait pas ordinairement le saint jour du dimanche ni l'heure de midi pour se livrer à ces sortes de récréations, et il fallait toute l'audace de Benvenuto Cellini, soutenue d'ailleurs par le sentiment de son bon droit, pour risquer une tentative pareille.
Donc, les uns après les autres nos héros arrivèrent à l'église des Grands- Augustins, et après avoir déposé leurs armes et leurs outils chez le sacristain, qui était un ami de Simon-le-Gaucher, ils allèrent pieusement assister au saint sacrifice de la messe, et demander à Dieu la grâce d'exterminer le plus de hoquetons possibles.
Cependant nous devons dire que malgré la gravité de la situation, malgré sa dévotion insigne et malgré l'importance des prières qu'il avait à adresser au Seigneur, Benvenuto, à peine entré dans l'église, donna des marques d'une singulière distraction ; c'est qu'un peu derrière lui, mais du côté de la nef opposée, une jeune fille d'un si adorable visage lisait dans un missel enluminé, qu'elle eût vraiment dérangé l'attention d'un saint et à plus forte raison celle d'un sculpteur. L'artiste, dans cette circonstance, gênait étrangement le chrétien. Aussi, le bon Cellini ne put se tenir de faire partager son admiration, et comme Catherine, qui était à sa gauche, eût sans doute montré trop de sévérité pour les distractions de maître Benvenuto, il se retourna vers Ascanio, qui était à sa droite, avec l'intention de lui faire tourner les yeux vers cette admirable tête de vierge.
Mais les yeux d'Ascanio n'avaient plus rien à faire sur ce point : du moment où le jeune homme était entré à l'église, ses regards s'étaient fixés sur la jeune fille et ne s'en étaient plus détournés.
Benvenuto, qui le voyait absorbé dans la même contemplation que lui, se contenta donc de le pousser du coude.
- Oui, dit Ascanio, oui, c'est Colombe ; n'est-ce pas, maître, comme elle est belle !
C'était Colombe, en effet, à qui son père, ne redoutant point une attaque en plein midi, avait permis, non sans quelque difficulté néanmoins, d'aller prier Dieu aux Augustins. Il est vrai que Colombe avait fort insisté, car c'était la seule consolation qui lui restât. Dame Perrine était à ses côtés.
- Ah çà ! qu'est-ce que Colombe ? demanda tout naturellement Benvenuto.
- Oh ! c'est vrai, vous ne la connaissez pas, vous ; Colombe, c'est la fille du prévôt, de messire Robert d'Estourville lui-même. N'est-ce pas qu'elle est belle ! dit-il une seconde fois.
- Non, reprit Benvenuto, non, ce n'est pas Colombe. Vois-tu, Ascanio, c'est Hébé, la déesse de la jeunesse, l'Hébé que mon grand roi François Ier m'a commandée, l'Hébé que je rêve, que je demandais à Dieu, et qui est descendue ici-bas à ma prière.
Et sans s'apercevoir du mélange bizarre qu'offrait l'idée d'Hébé lisant sa messe et élevant son coeur à Jésus, Benvenuto continua son hymne à la beauté en même temps que sa prière à Dieu et ses plans militaires : l'orfèvre, le catholique et le stratégiste reprenaient tour à tour le dessus dans son esprit.
- Notre père qui êtes aux cieux... – Mais regarde donc, Ascanio, quelle coupe de figure fine et suave ! – Que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive en la terre comme au ciel... – Comme cette ligne onduleuse du corps est d'un ravissant contour ! – Donnez-nous notre pain quotidien... – Et tu dis qu'une si charmante enfant est la fée de ce gredin de prévôt que je me réserve pour l'exterminer de ma main ? – Et pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés... – Dussé-je brûler l'hôtel pour en arriver là. – Ainsi soit-il !
Et Benvenuto fit le signe de la croix, ne doutant pas qu'il ne vînt d'achever une excellente oraison dominicale.
La messe se termina au milieu de ces diverses préoccupations qui pouvaient paraître un peu bien profanes chez un homme d'un autre caractère et d'un autre temps, mais qui étaient toutes naturelles dans une organisation aussi primesautière que l'était celle de Cellini, et à une époque où Clément Marot mettait en vers galants les sept psaumes de la Pénitence.
L'lte missa est prononcé, Benvenuto et Catherine se serrèrent la main. Puis, tandis que la jeune fille, en essuyant une larme, restait à la place où elle devait attendre l'issue du combat, Cellini et Ascanio, les regards fixés sur Colombe, qui n'avait pas levé les yeux de dessus son livre, allèrent, suivis de leurs compagnons, prendre une goutte d'eau bénite ; après quoi on se sépara pour se rejoindre dans un cul-de-sac désert situé à moitié chemin à peu près de l'église à l'hôtel de Nesle.
Quant à Catherine, selon les conventions arrêtées, elle resta à la grand- messe, comme aussi firent Colombe et dame Perrine, qui étaient simplement arrivées avant l'heure, et n'avaient écouté ce premier office que comme une préparation à la messe solennelle ; ces deux dernières ne se doutaient guère, d'ailleurs, que Benvenuto et ses apprentis fussent sur le point de leur fermer toute communication avec la maison qu'elles avaient si imprudemment quittée.

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