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Chapitre XXXIX
Mariage de raison

Benvenuto voulait partir le soir même, mais le roi insista tellement qu'il ne put se dispenser de rester au château jusqu'au lendemain matin.
D'ailleurs, avec cette rapidité de conception et cette promptitude de décision qui lui étaient propres, il venait d'arrêter pour le lendemain le dénouement d'une intrigue commencée depuis longtemps. C'était une affaire à part dont il voulait se débarrasser tout à fait avant que de se donner tout entier à Ascanio et à Colombe.
Il resta donc à souper le soir et même à déjeuner le lendemain, et ce ne fut que vers le midi qu'ayant pris congé du roi et de madame d'Etampes, il se mit en route accompagné du petit Jehan.
Tous deux étaient bien montés, mais cependant, contre son habitude, Cellini ne pressa point son cheval. Il était évident qu'il ne voulait rentrer à Paris qu'à une heure donnée. En effet, à sept heures du soir seulement il descendait rue de la Harpe.
Bien plus, au lieu de se rendre directement à l'hôtel de Nesle, il alla frapper à la porte d'un de ses amis nommé Guido, médecin de Florence ; puis, lorsqu'il se fut assuré que ce médecin était chez lui et pouvait lui donner à souper, il ordonna au petit Jehan de rentrer seul, de dire que le maître était resté à Fontainebleau et ne reviendrait que le lendemain, et de se tenir prêt à ouvrir quand il frapperait. Le petit Jehan partit aussitôt en promettant à Cellini de se conformer à ses instructions.
Le souper était servi, mais avant de se mettre à table Cellini demanda à son hôte s'il ne connaissait pas quelque notaire honnête et habile qu'il pût faire venir pour lui dresser un contrat inattaquable. Celui-ci lui nomma son gendre. On l'envoya chercher aussitôt.
Une demi-heure après, et comme on achevait de souper, il arriva. Benvenuto se leva aussitôt de table, s'enferma avec lui et lui fit dresser un contrat de mariage dont les noms seuls étaient en blanc. Puis, lorsqu'ils eurent lu et relu ensemble le contrat pour s'assurer qu'il ne renfermait aucune nullité, Benvenuto lui paya largement ses honoraires, mit le contrat dans sa poche, emprunta à son ami une seconde épée, juste de la longueur de la sienne, la mit sous son manteau, et, comme la nuit était tout à fait venue, il s'achemina vers l'hôtel de Nesle.
En arrivant à la porte, il frappa un seul coup. Mais si léger que fût ce coup, la porte s'ouvrit aussitôt. Le petit Jehan était à son poste.
Cellini l'interrogea : les ouvriers soupaient et n'attendaient le maître que le lendemain. Cellini ordonna à l'enfant de garder le silence le plus absolu sur son arrivée, s'achemina vers la chambre de Catherine, dont il avait conservé une clef, y entra doucement, referma la porte, se cacha derrière une tapisserie, et attendit.
Un quart d'heure après, des pas légers se firent entendre sur l'escalier. La porte se rouvrit une seconde fois, et Scozzone entra à son tour, une lampe à la main ; puis elle retira la clef du dehors, referma la porte en dedans, posa la lampe sur la cheminée, et vint s'asseoir sur un grand fauteuil, tournée de manière que Benvenuto pouvait voir son visage.
Au grand étonnement de Benvenuto, ce visage autrefois si ouvert, si joyeux, si éclairé, était devenu triste et pensif.
C'est que la pauvre Scozzone éprouvait quelque chose comme du remords.
Nous l'avons vue heureuse et insouciante : c'est qu'alors Benvenuto l'aimait. Tant qu'elle avait senti cet amour ou plutôt ce sentiment de bienveillance dans le coeur de son amant, tant que dans ses rêves avait flotté comme un nuage doré l'espérance d'être un jour la femme du sculpteur, elle avait maintenu son coeur à la hauteur de son attente, elle s'était purifiée de son passé par l'amour ; mais du moment qu'elle s'était aperçue que, trompée aux apparences, ce qu'elle avait cru de la part de Cellini une passion n'était tout au plus qu'un caprice, elle avait redescendu degré par degré toutes ses espérances ; le sourire de Benvenuto, qui avait fait refleurir cette âme fanée, s'était éloignée d'elle, et cette âme avait perdu une seconde fois sa fraîcheur.
Avec sa gaieté d'enfant, sa pureté d'enfant s'était en allée peu à peu ; l'ancienne nature, l'ennui aidant, reprenait tout doucement le dessus. Une muraille récemment peinte garde ses couleurs au soleil et les perd à la pluie : Scozzone, abandonnée par Cellini pour quelque maîtresse inconnue, n'avait plus tenu à Cellini que par un reste d'orgueil. Pagolo lui faisait la cour depuis longtemps ; elle parla à Cellini de cet amour, croyant que cet amour éveillerait sa jalousie. Cette dernière attente fut trompée ; Cellini, au lieu de se fâcher, se mit à rire ; Cellini, au lieu de lui défendre de voir Pagolo, lui ordonna de le recevoir. Dès lors, elle se sentit entièrement perdue ; dès lors, elle abandonna sa vie au hasard avec son ancienne indifférence, et elle la laissa, comme une pauvre feuille tombée et flétrie, aller au souffle des événements.
C'était alors que Pagolo avait triomphé de son indifférence. Au bout du compte, Pagolo était jeune ; Pagolo, à part son air hypocrite, était joli garçon, Pagolo était amoureux et répétait sans cesse à Scozzone qu'il l'aimait, tandis que Benvenuto avait complètement cessé de le lui dire. Ces deux mots « je t'aime » sont la langue du coeur, et plus ou moins ardemment il faut toujours que le coeur parle cette langue avec quelqu'un.
Aussi, dans une heure de désoeuvrement, de dépit, d'illusion peut-être, Scozzone avait dit à Pagolo qu'elle l'aimait ; elle le lui avait dit sans l'aimer véritablement ; elle le lui avait dit, l'image de Cellini au coeur et son nom sur ses lèvres.
Puis aussitôt elle songea qu'un jour peut-être, lassée de cette passion inconnue et infructueuse, le maître serait revenu à elle, et la retrouvant constante, malgré ses ordres mêmes, l'aurait récompensée de son dévouement, non point par le mariage, la pauvre fille avait à cet endroit perdu jusqu'à sa dernière illusion, mais par quelque reste d'estime et de pitié qu'elle aurait pu prendre pour une résurrection de son ancien amour.
C'étaient toutes ces pensées qui faisaient Scozzone triste, qui la rendaient pensive, qui lui donnaient des remords.
Cependant au milieu de son silence et de sa rêverie, elle tressaillit tout à coup et releva la tête : un léger bruit s'était fait entendre sur l'escalier, et presque aussitôt une clef introduite dans la serrure tourna rapidement, et la porte s'ouvrit.
- Comment êtes-vous entré et qui vous a donné cette clef, Pagolo ? s'écria Scozzone en se levant. Il n'y a que deux clefs de cette porte : l'une est en dedans, et Cellini possède l'autre.
- Ah ! ma chère Catherine, dit Pagolo en riant, vous avez des caprices. Tantôt vous ouvrez votre porte aux gens, et tantôt vous la refermez ; puis, quand pour entrer ici on veut user de sa force, dont au bout du compte vous avez fait un droit, vous menacez de crier et d'appeler au secours. Eh bien ! alors, il faut user de ruse.
- Oh ! oui, dites-moi que vous avez soustrait cette clef à Cellini sans qu'il s'en aperçût ; dites-moi qu'il ne sait pas que vous l'avez, car si vous la teniez de lui-même, j'en mourrais de honte et de chagrin.
- Tranquillisez-vous, ma belle Catherine, dit Pagolo en refermant la porte à double tour et en venant s'asseoir près de la jeune fille, qu'il força de s'asseoir elle-même. Non, Benvenuto ne vous aime plus, c'est vrai ; mais Benvenuto est comme ces avares qui ont un trésor dont ils ne font rien, mais dont ils ne veulent pas néanmoins que les autres approchent. Non, cette clef, je l'ai confectionnée moi-même. Qui peut le plus peut le moins ; l'orfèvre s'est fait serrurier. Voyez si je vous aime, Catherine, puisque mes mains, habituées à faire fleurir des perles et des diamants sur des tiges d'or, ont consenti à manier un ignoble morceau de fer. Il est vrai, méchante, que cet ignoble morceau de fer était une clef, et cette clef celle du paradis.
A ces mots, Pagolo voulut prendre la main de Catherine, mais, au grand étonnement de Cellini, qui ne perdait pas une parole, pas un geste de cette scène, Catherine le repoussa.
- Eh bien ! dit Pagolo, est-ce que ce caprice-là va durer longtemps, voyons ?
- Tenez, Pagolo, dit Catherine avec un accent de tristesse si profond qu'il pénétra jusqu'au fond du coeur de Cellini ; tenez, je sais bien que lorsqu'une fois une femme a cédé, elle n'a plus le droit de se démentir ; mais si celui pour qui elle a eu cette faiblesse est un homme généreux, et si elle dit à cet homme qu'elle était de bonne foi, car elle avait perdu la raison, mais qu'elle s'est trompée, il est du devoir de cet homme, croyez-moi, de ne point abuser de ce moment d'erreur. Eh bien ! je vous dis cela, Pagolo : je vous ai cédé, et cependant je ne vous aimais pas, j'en aimais un autre, j'aimais Cellini. Méprisez-moi, vous le pouvez, vous le devez même ; mais, tenez, Pagolo, ne me tourmentez plus.
- Bon ! dit Pagolo, bon ! vous arrangez cela à merveille vous ; après le temps que vous m'avez fait attendre cette faveur que vous me reprochez, vous croyez que je vous rendrai un engagement qu'en définitive vous avez pris envers moi en parfaite liberté ? Non. Et quand je pense que tout ce que vous faites là, vous le faites pour Benvenuto, pour un homme qui a le double de votre âge et du mien, pour un homme qui ne vous aime pas, pour un homme qui vous méprise, pour un homme qui vous traite en courtisane !
- Arrêtez ! Pagolo, arrêtez ! s'écria Scozzone, la rougeur de la honte, de la jalousie et de la colère, lui montant ensemble au front. Benvenuto, c'est vrai, ne m'aime plus aujourd'hui, mais il m'a aimée autrefois, et il m'estime toujours.
- Eh bien ! pourquoi ne vous a-t-il pas épousée, puisqu'il vous l'avait promis ?
- Promis ? Jamais. Non, jamais Benvenuto n'a promis que je serais sa femme ; car s'il eût promis, lui, il eût tenu. J'ai eu le désir de monter jusque- là ; à force d'en avoir le désir, l'espoir m'en est venu : puis cet espoir une fois dans mon coeur, je n'ai pu le contenir, il s'est répandu au-dehors, je me suis vantée d'une espérance comme on se vante d'une réalité. Non, Pagolo, non, continua Catherine en laissant retomber sa main dans les mains de l'apprenti avec un triste sourire, non, Benvenuto n'a jamais rien promis.
- Eh bien ! voyez comme vous êtes ingrate, Scozzone ! s'écria Pagolo, saisissant la main de la jeune fille et prenant pour un retour à lui ce qui n'était qu'un signe d'abattement ; voyez, moi qui vous promets, moi qui vous offre tout ce que Benvenuto, de votre propre aveu, ne vous a jamais promis, ne vous a jamais offert, moi qui vous suis dévoué, qui vous aime, vous me repoussez, tandis que lui qui vous a trahie, je suis certain que s'il était là, vous lui répéteriez cet aveu que vous regrettez tant de m'avoir fait, à moi qui vous aime.
- Oh ! s'il était là, s'écria Scozzone, s'il était là, Pagolo, vous vous souviendriez que vous l'avez trahi par haine, tandis que moi, je l'ai trahi par amour, et vous rentreriez sous terre.
- Et pourquoi cela ? dit Pagolo, que la distance où il croyait Benvenuto de lui rassurait ; pourquoi cela, s'il vous plaît ? Tout homme n'a-t-il pas le droit de se faire aimer d'une femme, lorsque cette femme n'appartient pas à un autre ? S'il était là, je lui dirais : Vous avez abandonné, trahi Catherine, cette pauvre Catherine qui vous aimait tant. Elle en a été au désespoir d'abord, puis elle a trouvé sur son chemin un bon et brave garçon qui l'a appréciée à sa valeur, qui l'a aimée, qui lui a promis ce que vous n'aviez jamais voulu lui promettre, vous, c'est-à-dire de la prendre pour femme. C'est lui maintenant qui a hérité de vos droits, c'est à lui que cette femme appartient. Eh bien ! voyons, Catherine, qu'aurait-il à répondre, ton Cellini ?
- Rien, dit derrière l'enthousiaste Pagolo une voix rude et mâle ; absolument rien.
Et une main vigoureuse lui tombant à l'instant même sur l'épaule glaça tout à coup son éloquence, et le jeta en arrière sur le sol, aussi pâle et aussi tremblant qu'il était téméraire l'instant auparavant.
Le tableau était singulier : Pagolo, à genoux, plié en deux, blême et effaré ; Scozzone, à demi soulevée sur les bras de son fauteuil, immobile, muette et pareille à la statue de l'Etonnement ; enfin Benvenuto, debout, les bras croisés, une épée dans le fourreau d'une main, une épée nue dans l'autre, moitié ironique, moitié menaçant.
Il y eut un instant de silence terrible, Pagolo et Scozzone demeurant interdits tous deux sous le sourcil froncé du maître.
- Trahison ! murmura Pagolo humilié, trahison !
- Oui, trahison de ta part, misérable ! répondit Cellini.
- Eh bien ! dit Scozzone, vous le demandiez, Pagolo, le voilà.
- Oui, le voilà dit l'apprenti, honteux d'être ainsi traité devant la femme à qui il voulait plaire ; mais il est armé, lui et je n'ai pas d'arme, moi.
- Je t'en apporte une, dit Cellini en reculant d'un pas et en laissant tomber l'épée qu'il tenait de la main gauche aux pieds de Pagolo.
Pagolo regarda l'épée, mais sans faire un mouvement.
- Voyons, dit Cellini, ramasse cette épée et relève-toi. J'attends.
- Un duel ? murmura l'apprenti, dont les dents claquaient de terreur ; suis je de votre force pour me battre en duel avec vous ?
- Eh bien ! dit Cellini en passant son arme d'un bras à l'autre, je me battrai de la main gauche, et cela rétablira l'équilibre.
- Me battre contre vous, mon bienfaiteur ! contre vous à qui je dois tout ! jamais, jamais ! s'écria Pagolo.
Un sourire de profond mépris se dessina sur les traits de Benvenuto, tandis que Scozzone s'éloignait d'un pas à son tour, sans essayer de cacher l'expression de dégoût qui lui montait au visage.
- Il fallait te souvenir de mes bienfaits avant de m'enlever la femme que j'avais confiée à ton honneur et à celui d'Ascanio, dit Benvenuto. Maintenant, la mémoire te revient trop tard. En garde, Pagolo ! en garde !
- Non ! non ! murmura le lâche en se reculant sur ses genoux.
- Alors, puisque tu refuses de te battre comme un brave, dit Benvenuto, je vais te punir comme un coupable.
Et il remit son épée au fourreau, tira son poignard, et sans que son visage impassible fût altéré par un sentiment de colère ou de pitié, il s'avança d'un pas lent mais direct vers l'apprenti.
Scozzone se précipita entre eux avec un cri ; mais Benvenuto, sans violence, avec un seul geste, un geste irrésistible comme le serait celui d'une statue de bronze qui étendrait le bras, éloigna la pauvre fille, qui alla retomber demi- morte sur le fauteuil. Benvenuto continua son chemin vers Pagolo, qui recula jusqu'à la muraille. Alors le maître le joignit, et lui appuyant le poignard sur la gorge :
- Recommande ton âme à Dieu, dit-il ; tu as cinq minutes à vivre.
- Grâce ! s'écria Pagolo d'une voix étranglée ; ne me tuez pas ! grâce ! grâce !
- Quoi ! dit Cellini, tu me connais, et me connaissant, tu as séduit la femme qui était à moi ; je sais tout, j'ai tout découvert, et tu espères que je te ferai grâce ! Tu ris, Pagolo, tu ris.
Et Benvenuto lui-même éclata de rire à ces mots ; mais d'un rire strident et terrible qui fit frissonner l'apprenti jusque dans la moelle des os.
- Maître, maître ! s'écria Pagolo, sentant la pointe du poignard qui commençait à lui piquer la gorge ; ce n'est pas moi, c'est elle ; oui, c'est elle qui m'a entraîné.
- Trahison, lâcheté et calomnie ! Je ferai un jour un groupe de ces trois monstres, dit Benvenuto, et ce sera hideux à voir. C'est elle qui t'a entraîné, misérable ! oublies-tu donc que j'étais là et que j'ai tout entendu !
- Oh ! Benvenuto, murmura Catherine en joignant les mains ; oh ! n'est-ce pas que vous savez qu'il ment en disant cela ?
- Oui, dit Benvenuto, oui, je sais qu'il ment en disant cela comme il mentait en disant qu'il était prêt à t'épouser ; mais sois tranquille, il va être puni de ce double mensonge.
- Oui, punissez-moi, s'écria Pagolo, mais miséricordieusement ; punissez moi, mais ne me tuez pas !
- Tu mentais quand tu disais qu'elle t'avait entraîné ?
- Oui je mentais ; oui, c'est moi qui suis le coupable. Je l'aimais comme un fou, et vous savez, maître, à quelles fautes peut entraîner l'amour.
- Tu mentais quand tu disais que tu étais prêt à l'épouser ?
- Non, non, maître, cette fois je ne mentais pas.
- Tu aimes donc véritablement Scozzone ?
- Oh ! oui, je l'aime ! reprit Pagolo, qui comprit que le seul moyen de paraître moins coupable aux yeux de Cellini, c'était de rejeter son crime sur la violence de sa passion, oui, je l'aime.
- Et tu répètes que tu ne mentais pas quand tu proposais de l'épouser ?
- Je ne mentais pas, maître.
- Tu en aurais fait ta femme ?
- Si elle n'eût point été à vous, oui.
- Eh bien, alors, prends-la, je te la donne.
- Que dites-vous ? vous raillez, n'est-ce pas ?
- Non, je n'ai jamais parlé plus sérieusement, et regarde-moi, si tu en doutes.
Pagolo jeta à la dérobée un coup d'oeil sur Cellini, et il vit dans chacun de ses traits que d'un moment à l'autre le juge pouvait faire place au bourreau ; il baissa donc la tête en gémissant.
- Ote cet anneau de ton doigt, Pagolo, dit-il, et passe-le au doigt de Catherine.
Pagolo suivit passivement la première partie de l'injonction faite par le maître. Benvenuto fit signe à Scozzone d'approcher. Scozzone approcha.
- Etends la main, Scozzone, reprit Benvenuto.
Scozzone obéit.
- Achève, dit Cellini.
Pagolo passa l'anneau au doigt de Scozzone.
- Maintenant, dit Benvenuto, que les fiançailles sont terminées, passons au mariage.
- Au mariage ! murmura Pagolo ; on ne se marie pas comme cela : il faut des notaires, il faut un prêtre.
- Il faut un contrat, reprit Benvenuto en tirant celui qu'il avait fait dresser. En voici un tout préparé, et auquel il n'y a que les noms à mettre.
Il posa le contrat sur une table, prit une plume et l'étendant vers Pagolo :
- Signe, Pagolo, dit-il, signe.
- Ah ! je suis tombé dans un piège, murmura l'apprenti.
- Hein ! qu'est-ce à dire, reprit Benvenuto sans hausser le diapason de sa voix, mais en lui donnant un accent terrible : un piège ? Et où y a-t-il un piège là-dedans ? Est-ce moi qui t'ai poussé à venir dans la chambre de Scozzone ? est-ce moi qui t'ai donné le conseil de lui dire que tu en voulais faire ta femme ? Eh bien ! fais-en ta femme, Pagolo, et lorsque tu seras son mari, les rôles seront changés : si je viens chez elle, ce sera à toi de menacer et à moi d'avoir peur.
- Oh ! s'écria Catherine, en passant de l'extrême terreur à une gaieté folle, et en riant aux éclats à cette seule idée que le maître venait d'éveiller dans son esprit. Oh ! que ce serait drôle !
Pagolo, un peu remis de sa terreur par la tournure qu'avait prise la menace de Cellini et par les éclats de rire de Scozzone, commençait à envisager un peu plus sainement les choses. Il devint alors évident pour lui qu'on avait voulu l'amener par la peur à un mariage dont il se souciait médiocrement ; il lui parut donc que ce serait finir trop tragiquement la comédie, et il commença de croire qu'avec un peu de fermeté il pourrait s'en tirer à meilleur marché peut-être.
- Oui, murmura-t-il, traduisant en paroles la gaieté de Scozzone ; oui, j'en conviens, ce serait très plaisant ; mais par malheur cela ne sera pas.
- Comment ! cela ne sera pas ! s'écria Benvenuto aussi étonné que le serait un lion de voir se révolter contre lui un renard.
- Non, cela ne sera pas, reprit Pagolo ; j'aime mieux mourir ; tuez-moi.
A peine avait-il prononcé ces mots que d'un bond Cellini se retrouva près de lui. Pagolo vit briller le poignard, se jeta de côté, et cela avec tant de rapidité et de bonheur que le coup qui lui était destiné lui effleura seulement l'épaule, et que le fer poussé par la main vigoureuse de l'orfèvre, s'enfonça de deux pouces dans la boiserie.
- J'y consens, s'écria Pagolo. Grâce ! Cellini, j'y consens. Je suis prêt à tout ; et tandis que le maître arrachait avec peine le poignard, qui au-delà de la boiserie avait rencontré le mur, il courut à la table où était déposé le contrat, saisit vivement la plume et signa. Toute cette scène s'était passée d'une façon si rapide que Scozzone n'avait pas eu le temps de s'y mêler.
- Merci, Pagolo, dit-elle en essuyant les larmes que la frayeur lui avait mises aux yeux, et en réprimant en même temps un léger sourire ; merci, mon cher Pagolo, de l'honneur que vous consentez à me faire ; mais puisque c'est pour tout de bon maintenant que nous nous expliquons, écoutez-moi : Vous ne vouliez pas de moi tout à l'heure, maintenant c'est moi qui ne veux plus de vous. Je ne dis pas cela pour vous mortifier, Pagolo, mais je ne vous aime pas, et je désire rester comme je suis.
- Alors, dit Benvenuto avec le plus grand sang-froid, si tu ne veux pas de lui, Scozzone, il va mourir.
- Mais, s'écria Catherine, mais puisque c'est moi qui refuse.
- Il va mourir, reprit Benvenuto ; il ne sera pas dit qu'un homme m'aura outragé et que cet homme restera impuni. Es-tu prêt, Pagolo ?
- Catherine, s'écria l'apprenti, Catherine, au nom du ciel, ayez pitié de moi ! Catherine, je vous aime ! Catherine, je vous aimerai toujours ! Catherine, signez ! Catherine, soyez ma femme, je vous en supplie à genoux !
- Allons, Scozzone, décide-toi vite, dit Cellini.
- Oh ! fit en boudant Catherine, oh ! pour moi-même, maître, pour moi, qui vous ai tant aimé, pour moi qui avais d'autres rêves enfin, n'êtes-vous pas bien sévère, dites ? Mais, mon Dieu ! s'écria tout à coup la folle enfant, en passant de nouveau de la tristesse au rire, voyez donc, Cellini, quelle mine piteuse fait ce pauvre Pagolo. Oh ! quittez donc cet air lugubre, Pagolo, ou je ne consentirai jamais à vous prendre pour mari. Oh ! vraiment, vous êtes trop drôle comme cela !
- Sauvez-moi d'abord, Catherine, dit Pagolo, puis après nous rirons si vous voulez.
- Eh bien !... mon pauvre garçon, puisque vous le voulez absolument...
- Oui, je le veux ! s'écria Pagolo.
- Vous savez ce que j'ai été, vous savez ce que je suis ?
- Oui, je le sais.
- Je ne vous trompe pas ?
- Non.
- Vous n'avez pas trop de regrets ?
- Non ! non !
- Touchez là alors. C'est bien bizarre, et je ne m'y attendais guère ; mais tant pis, je suis votre femme !
Et elle prit la plume et signa à son tour, en femme respectueuse, comme cela doit être, au-dessous de la signature de son mari.
- Merci, ma petite Catherine, merci, s'écria Pagolo, tu verras comme je te rendrai heureuse.
- Et s'il manque à ce serment, dit Benvenuto, partout où je serai, écris-moi, Scozzone, et je viendrai en personne le lui rappeler.
A ces mots, Cellini repoussa lentement et les yeux fixés sur l'apprenti son poignard au fourreau ; puis, prenant le contrat revêtu des deux signatures, il le plia proprement en quatre, le mit dans sa poche ; et, s'adressant à Pagolo avec cette ironie puissante qui le caractérisait :
- Et maintenant, ami Pagolo, dit-il, quoique Scozzone et vous soyez bien et dûment mariés selon les hommes, vous ne l'êtes pas encore devant Dieu, et ce n'est que demain que l'église sanctifiera votre union. Jusque-là votre présence ici serait contraire à toutes les lois divines et humaines. Bonsoir, Pagolo.
Pagolo devint pâle comme la mort ; mais comme Benvenuto d'un geste impératif lui montrait la porte, il s'éloigna à reculons.
- Il n'y a que vous, Cellini, pour avoir de ces idées-là, dit Catherine en riant comme une folle. Ecoutez pourtant, mon pauvre Pagolo, lui cria-t-elle au moment où il ouvrait la porte, je vous laisse sortir parce que c'est justice ; mais rassurez-vous, Pagolo, je vous jure sur la sainte Vierge que dès que vous serez mon époux, tout homme, fût-ce Benvenuto lui-même, ne trouvera en moi qu'une digne épouse.
Puis, lorsque la porte fut refermée :
- Oh ! Cellini, dit-elle gaiement, tu me donnes un mari, mais tu me délivres de sa présence aujourd'hui. C'est toujours cela de gagné : tu me devais bien ce dédommagement.

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