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Chapitre XXXIV
Un honnête larcin

Aubry passa ces deux heures assis sur son escabeau sans bouger de sa place, tant sa pensée active tenait son corps en repos.
A l'heure dite, le guichetier descendit, renouvela l'eau, changea le pain ; c'était ce que, dans la langue du Châtelet, on appelait un dîner.
L'écolier se rappelait ce que lui avait dit le mourant, c'est-à-dire que la porte de la prison ne s'ouvrait que toutes les vingt-quatre heures ; cependant il demeura encore longtemps assis à la même place et sans faire un seul mouvement, craignant que l'événement de la journée ne changeât quelque chose aux habitudes de la prison.
Bientôt il vit, grâce à son soupirail, que la nuit commençait à venir. C'était une journée bien remplie que celle qui venait de s'écouler. Le matin, l'interrogatoire du juge ; à midi, le duel avec Marmagne ; à une heure, la prison ; à trois heures, la mort du prisonnier, et maintenant ses premières tentatives de délivrance.
Un homme ne compte pas beaucoup de journées pareilles dans sa vie.
Jacques Aubry se leva lentement, alla à la porte pour écouter si personne ne venait ; puis, pour qu'on ne vît pas sur son pourpoint la trace de la terre et de la muraille, il se dévêtit de cette partie de son costume, tira le lit et trouva l'ouverture dont lui avait parlé son compagnon.
Il se glissa comme un serpent dans cette étroite galerie, qui pouvait avoir huit pieds de profondeur, et qui, après avoir plongé sous le mur, remontait de l'autre côté.
Au premier coup de poignard que donna Aubry, il sentit effectivement au son que rendait le sol, qu'il allait bientôt arriver à son but, qui était de s'ouvrir une issue dans un lieu quelconque. Où cette issue donnerait-elle ? il eût fallu être sorcier pour le dire.
Il n'en continua pas moins activement son travail, en faisant le moins de bruit possible. De temps en temps seulement il sortait de son trou comme fait un mineur, pour semer par la chambre la terre, qui eût fini par encombrer sa galerie : puis il se glissait de nouveau dans son passage et se remettait à la besogne.
Pendant qu'Aubry travaillait, Ascanio songeait tristement à Colombe.
Lui aussi avait, comme nous l'avons dit, été conduit au Châtelet ; lui aussi, comme Aubry, avait été jeté dans un cachot. Cependant, soit hasard, soit recommandation de la duchesse, ce cachot était un peu moins nu, et par conséquent un peu plus habitable que celui de l'écolier.
Mais qu'importait à Ascanio un peu plus ou un peu moins de bien-être. Son cachot était toujours un cachot : sa captivité une séparation. Colombe lui manquait, c'est-à-dire plus que le jour, plus que la liberté, plus que la vie. Colombe avec lui dans le cachot, et le cachot devenait un lieu de délices, un palais d'enchantement.
C'est que les derniers temps de sa vie avaient été si doux au pauvre enfant ! Le jour songeant à sa maîtresse, la nuit demeurant près d'elle, il n'avait jamais pensé que ce bonheur pût cesser. Aussi, parfois, au milieu de sa félicité, la main de fer du doute lui avait serré le coeur. Il avait, comme un homme qu'un danger menace, mais qui ne sait pas quand ce danger fondra sur lui, il avait promptement écarté toutes les inquiétudes de l'avenir pour épuiser tous les délices du présent.
Et maintenant il était dans un cachot, seul, loin de Colombe, peut-être enfermée elle-même comme lui, peut-être prisonnière dans quelque couvent dont elle ne pourrait sortir qu'en passant dans la chapelle où l'attendrait le mari qu'on voulait la forcer d'accepter.
Deux passions terribles veillaient à la porte de la prison des deux enfants : l'amour de madame d'Etampes au seuil de celle d'Ascanio, l'ambition du comte d'Orbec au seuil de celle de Colombe.
Aussi, une fois seul dans son cachot, Ascanio se trouva-t-il bien triste et bien abattu : c'était une de ces natures tendres qui ont besoin de s'appuyer sur une organisation robuste ; c'était une de ces fleurs frêles et gracieuses qui se courbent au moindre orage et qui ne se relèvent qu'aux rayons vivifiants du soleil.
Jeté dans une prison, le premier soin de Benvenuto eût été d'explorer les portes, de sonder les murs, de faire résonner le sol pour s'assurer si les uns ou les autres n'offraient pas à sa vive et belliqueuse intelligence quelque moyen de salut. Ascanio s'assit sur son lit, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et murmura le nom de Colombe. Qu'on pût s'évader par un moyen quelconque d'un cachot fermé par trois grilles de fer, et entouré par des murs de six pieds d'épaisseur, l'idée ne lui en vint même pas.
Ce cachot, comme nous l'avons dit, était au reste un peu moins nu et un peu plus habitable que celui de Jacques ; il y avait un lit, une table, deux chaises et une vieille natte ; en outre, sur une avance en pierre pratiquée sans doute à cet effet, brûlait une lampe. C'était sans doute le cachot des privilégiés.
Il y avait aussi une grande amélioration dans le système alimentaire ; au lieu du pain et de l'eau qu'on apportait une fois par jour à notre écolier, Ascanio jouissait de deux repas, avantage qui était compensé par le désagrément de voir deux fois son geôlier : ces repas même, il faut le dire en l'honneur de la philanthropique administration du Châtelet, n'étaient pas tout à fait exécrables.
Ascanio s'occupa peu de ce détail ; c'était une de ces organisations délicates, féminines, qui semblent vivre de parfums et de rosée. Toujours plongé dans ses réflexions, il mangea un peu de pain, but quelques gouttes de vin, et continua de penser à Colombe et à Benvenuto Cellini ; à Colombe comme à celle en qui il mettait tout son amour, à Cellini comme à celui en qui il mettait toute son espérance.
En effet, jusqu'à ce moment, Ascanio ne s'était occupé d'aucun des soins ni des détails de l'existence ; Benvenuto vivait pour deux ; lui, Ascanio, se contentait de respirer, de rêver quelque bel ouvrage d'art, et d'aimer Colombe. Il était comme le fruit qui pousse sur un arbre vigoureux et qui reçoit de cet arbre toute sa sève.
Et maintenant encore, tout anxieuse qu'était sa situation, si, au moment où on l'avait arrêté, si, au moment où on l'avait conduit au Châtelet il avait pu voir Benvenuto Cellini, et si Benvenuto Cellini eût pu lui dire en lui serrant la main : Sois tranquille, Ascanio, je veille sur toi et sur Colombe, sa confiance dans le maître était si grande que, soutenu par cette seule promesse, il eût attendu sans inquiétude le moment où sa prison s'ouvrirait, sûr que cette prison devait s'ouvrir, malgré les portes et les grilles qui s'étaient brusquement refermées sur lui.
Mais il n'avait pas vu Benvenuto, mais Benvenuto ignorait que son élève chéri, que le fils de sa Stéphana, fût prisonnier ; il fallait un jour pour aller le prévenir à Fontainebleau, en supposant que quelqu'un eût l'idée de le faire ; un autre jour pour revenir à Paris, et en deux jours les ennemis des deux amants pouvaient prendre bien de l'avance sur leur défenseur.
Aussi Ascanio passa-t-il tout le reste de la journée et la nuit qui suivit son arrestation sans dormir, tantôt se promenant, tantôt s'asseyant, tantôt se jetant sur son lit auquel, par une attention particulière qui prouvait à quel point le prisonnier était recommandé, on avait mis des draps blancs. Pendant toute cette journée, pendant toute cette nuit, et pendant toute la matinée du lendemain, rien ne lui arriva de nouveau, si ce n'est la visite régulière du guichetier qui lui apportait ses repas.
Vers les deux heures de l'après-midi, autant du moins que le prisonnier pût en juger par le calcul qu'il fit du temps, il lui sembla entendre parler près de lui : c'était un murmure sourd, indistinct, dans lequel il était impossible de rien distinguer, mais causé évidemment par des paroles humaines. Ascanio écouta, se dirigea du côté vers lequel le bruit se faisait entendre : c'était à l'un des angles de son cachot. Il appliqua silencieusement son oreille à la muraille et au sol : c'était de dessous la terre que le bruit semblait venir.
Ascanio avait des voisins qui n'étaient évidemment séparés de lui que par un mur étroit ou par un mince plancher.
Au bout de deux heures à peu près cette rumeur cessa et tout rentra dans le silence.
Puis vers la nuit le bruit recommença, mais cette fois il avait changé de nature. Ce n'était plus celui que font deux personnes en parlant, mais le retentissement de coups sourds et pressés comme ceux que frappe un tailleur de pierre. Ce bruit venait au reste du même endroit, ne s'interrompait pas une seconde, et allait toujours se rapprochant.
Si préoccupé que fût Ascanio de ses propres idées, ce bruit ne lui en parut pas moins mériter quelque attention, aussi demeura-t-il les yeux fixés vers l'endroit d'où ce bruit venait. On devait être au moins au milieu de la nuit, mais malgré son insomnie de la veille, Ascanio ne songea pas même à dormir.
Le bruit continuait ; comme ce n'était pas l'heure d'un travail ordinaire, il était évident que c'était celui de quelque prisonnier qui travaillait à son évasion. Ascanio sourit tristement à cette idée qu'arrivé jusqu'à lui, le malheureux qui, un instant peut-être, se serait cru en liberté, n'aurait fait que changer de prison.
Enfin le bruit se rapprocha tellement qu'Ascanio courut à sa lampe, la prit, et revint avec elle vers l'endroit où il se faisait entendre ; presque au même instant, le sol se souleva dans l'angle le plus éloigné du cachot, et la boursouflure, en se fendant, donna passage à une tête humaine.
Ascanio jeta un cri d'étonnement, puis de joie, auquel répondit un autre cri non moins accentué. Cette tête, c'était celle de Jacques Aubry.
Un instant après, grâce à l'aide qu'Ascanio donna à celui qui venait lui rendre visite d'une façon si étrange et si inopinée, les deux amis étaient dans les bras l'un de l'autre.
On devine que les premières questions et les premières réponses furent quelque peu incohérentes ; mais enfin, à force d'échanger des mots sans suite, ils parvinrent à mettre un peu d'ordre dans leur esprit et à jeter un peu de clarté sur les événements. Ascanio, d'ailleurs, n'avait presque rien à dire, tandis qu'au contraire il avait tout à apprendre.
Alors Aubry lui raconta tout : comment lui Aubry était revenu à l'hôtel de Nesle en même temps que Benvenuto, comment ils avaient appris presque ensemble la nouvelle de l'arrestation d'Ascanio et l'enlèvement de Colombe ; comment Benvenuto avait couru à son atelier comme un fou, criant : A la fonte ! à la fonte ! et lui Aubry au Châtelet. Alors ils s'étaient séparés, et l'écolier ne savait plus rien de ce qui s'était passé depuis ce moment à l'hôtel de Nesle.
Mais à l'Illiade commune succéda l'odyssée particulière. Aubry raconta à Ascanio son désappointement en voyant qu'on ne voulait pas le mettre en prison ; sa visite chez Gervaise, la dénonciation de celle-ci au lieutenant criminel, son interrogatoire terrible, qui n'avait eu d'autre résultat que cette amende de vingt sous parisis, amende si humiliante pour l'honneur de Gervaise ; enfin sa rencontre avec Marmagne, au moment où il commençait à désespérer de se faire mettre en prison ; puis, à partir de là, tout ce qui lui était arrivé jusqu'au moment où, ne sachant pas dans quel cachot il allait entrer, il avait, en fendant avec sa tête la croûte de terre qui lui restait à percer, aperçu à la lueur de sa lampe son ami Ascanio.
Sur quoi les deux amis se jetèrent de nouveau dans les bras l'un de l'autre et s'embrassèrent derechef.
- Et maintenant, dit Jacques Aubry, écoute-moi, Ascanio, il n'y a pas de temps à perdre.
- Mais, dit Ascanio, avant toute chose, parle-moi de Colombe. Où est Colombe ?
- Colombe ? je n'en sais rien ; chez madame d'Etampes, je crois.
- Chez madame d'Etampes ! s'écria Ascanio, chez sa rivale !
- Alors, c'est donc vrai ce qu'on disait de l'amour de la duchesse pour toi ?
Ascanio rougit et balbutia quelques paroles inintelligibles.
- Oh ! il ne faut pas rougir pour cela, s'écria Aubry. Peste ! une duchesse ! et une duchesse qui est la maîtresse du roi ! Ce n'est pas à moi qu'une pareille bonne fortune arriverait. Mais voyons, revenons à notre affaire.
- Oui, dit Ascanio, revenons à Colombe.
- Bah ! il s'agit bien de Colombe. Il s'agit d'une lettre.
- Quelle lettre ?
- D'une lettre que la duchesse d'Etampes t'a écrite.
- Et qui t'a dit que je possédais une lettre de la duchesse d'Etampes ?
- Benvenuto Cellini.
- Pourquoi t'a-t-il dit cela ?
- Parce que cette lettre il la lui faut, parce que cette lettre lui est nécessaire, parce que je me suis engagé à la lui rapporter, parce que tout ce que j'ai fait enfin c'était pour avoir cette lettre.
- Mais que veut faire de cette lettre Benvenuto ? demanda Ascanio.
- Ah ! ma foi ! je n'en sais rien, et cela ne me regarde pas. Il m'a dit : Il me faut cette lettre. Je lui ai dit : C'est bon, je l'aurai. Je me suis fait mettre en prison pour l'avoir ; me voilà, donne-la-moi, et je me charge de la faire passer à Benvenuto ! Eh bien ! qu'as-tu donc ?
Cette question était motivée par le rembrunissement de la figure d'Ascanio.
- J'ai, mon pauvre Aubry, dit-il, que tu as perdu ta peine.
- Comment cela ? s'écria Jacques Aubry. Cette lettre, n'aurais-tu plus cette lettre ?
- Elle est là ! dit Ascanio en mettant la main sur la poche de son pourpoint.
- Ah ! à la bonne heure. Alors donne-la-moi que je la porte à Benvenuto.
- Cette lettre ne me quittera point, Jacques.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que j'ignore ce qu'en veut faire Benvenuto.
- Il veut s'en servir pour te sauver.
- Et pour perdre la duchesse d'Etampes, peut-être. Aubry, je ne perdrai pas une femme.
- Mais cette femme veut te perdre, toi. Cette femme te déteste ; non, je me trompe, cette femme t'adore.
- Et tu veux qu'en échange de ce sentiment...
- Mais c'est exactement comme si elle te haïssait, puisque toi tu ne l'aimes pas ; d'ailleurs c'est elle qui a tout fait.
- Comment, qui a tout fait ?
- Oui, c'est elle qui t'a fait arrêter, c'est elle qui a enlevé Colombe.
- Qui te l'a dit ?
- Personne ; mais qui veux-tu que cela soit ?
- Mais le prévôt, mais le comte d'Orbec, mais Marmagne, à qui tu avoues que tu as tout dit.
- Ascanio ! Ascanio ! s'écria Jacques désespéré, tu te perds !
- J'aime mieux me perdre que de commettre une lâche action, Aubry.
- Mais ce n'est pas une lâche action, puisque c'est Benvenuto qui se charge de l'accomplir.
- Ecoute, Aubry, dit Ascanio, et ne me garde pas rancune de ce que je vais te dire. Si c'était Benvenuto qui fût là à ta place, si c'était lui qui me dît : C'est madame d'Etampes, ton ennemie, qui t'a fait arrêter, qui a enlevé Colombe, qui la tient en son pouvoir, qui veut forcer sa volonté ; je ne puis sauver Colombe qu'à l'aide de cette lettre ; je lui ferais jurer qu'il ne la montrerait pas au roi, et je la lui donnerais. Mais Benvenuto n'est point ici, je n'ai aucune certitude que la persécution me vienne de la duchesse. Cette lettre serait mal placée entre tes mains, Aubry ; pardonne-moi, mais tu avoues toi-même que tu es un franc écervelé.
- Je te jure, Ascanio, que la journée que je viens de passer m'a vieilli de dix années.
- Cette lettre, tu peux la perdre ou en faire, dans un but excellent, je le sais, un usage inconsidéré, Aubry, cette lettre restera où elle est.
- Mais mon ami, s'écria Jacques Aubry, songe bien, et Benvenuto l'a dit, que cette lettre seule peut te sauver.
- Benvenuto me sauvera sans cela, Aubry ; Benvenuto a la parole du roi qu'il lui accordera une grâce le jour où son Jupiter sera fondu. Eh bien, quand tu as cru que Benvenuto devenait fou parce qu'il criait : « A la fonte ! à la fonte ! » Benvenuto commençait à me sauver.
- Mais si la fonte allait manquer, dit Aubry.
- Il n'y a pas de danger, reprit Ascanio en souriant.
- Mais cela arrive aux plus habiles fondeurs de France, à ce qu'on assure.
- Les plus habiles fondeurs de France ne sont que des écoliers auprès de Benvenuto.
- Mais combien de temps peut durer cette fonte ?
- Trois jours.
- Et pour mettre la statue sous les yeux du roi, combien de temps faut-il ?
- Trois autres jours encore.
- Six ou sept en tout, à ce que je vois. Et si d'ici à six ou sept jours madame d'Etampes force Colombe à épouser d'Orbec ?
- Madame d'Etampes n'a aucun droit sur Colombe. Colombe résistera.
- Oui, mais le prévôt a des droits sur Colombe comme sa fille, le roi François Ier a des droits sur Colombe comme sa sujette ; si le prévôt ordonne, si le roi ordonne...
Ascanio pâlit affreusement.
- Si lorsque Benvenuto demandera ta liberté, Colombe est déjà la femme d'un autre, dis, que feras-tu de la liberté ?
Ascanio passa une main sur son front pour essuyer la sueur qu'y faisaient poindre les paroles de l'écolier, tandis que son autre main cherchait dans la poche la lettre libératrice ; mais au moment où Aubry croyait qu'il allait céder, il secoua la tête, comme pour en chasser toute irrésolution.
- Non ! dit-il, non ! A Benvenuto seul. Parlons d'autre chose.
Et il prononça ces paroles d'un ton qui indiquait qu'il était, pour le moment du moins, parfaitement inutile d'insister.
- Alors, dit Aubry, paraissant prendre intérieurement une résolution importante ; alors, mon ami, si c'est pour parler d'autre chose, nous en parlerons aussi bien demain matin, ou demain dans la journée, attendu que j'ai bien peur que nous ne soyons ici pour quelque temps. Quant à moi, je t'avoue que comme je suis assez fatigué de mes tribulations de la journée et de mon travail de la nuit, je ne serais point fâché de me reposer un peu. Ainsi donc, reste ici, je retourne chez moi. Quand tu auras envie de me revoir, tu m'appelleras. En attendant, mets cette natte sur le trou que j'ai fait, afin qu'on ne coupe pas nos communications. Bonne nuit ! et comme la nuit porte conseil, j'espère que je te trouverai plus raisonnable demain matin.
Et à ces mots, sans rien vouloir écouter des observations d'Ascanio qui essayait de le retenir, Jacques Aubry rentra la tête la première dans son couloir et regagna en rampant son cachot. Quant à Ascanio, en exécution du conseil que lui avait donné son ami, à peine les jambes de l'écolier eurent- elles disparu à leur tour qu'il traîna la natte dans l'angle de sa prison. La voie de communication qui venait de s'établir entre les deux cachots disparut donc entièrement.
Puis il jeta son pourpoint sur une des deux chaises qui, avec la table et la lampe, composaient son ameublement, s'étendit sur son lit, et, tout bourrelé d'inquiétude qu'il était, s'endormit bientôt, la fatigue du corps l'emportant sur les tourments de l'esprit.
Quant à Aubry, au lieu de suivre l'exemple d'Ascanio, quoiqu'il eût au moins autant besoin que lui de sommeil, il se contenta de s'asseoir sur son escabeau et se mit à réfléchir profondément, ce qui, comme le sait le lecteur, était si parfaitement contre ses habitudes, qu'il était évident qu'il méditait quelque grand coup.
L'immobilité de l'écolier dura un quart d'heure à peu près, après quoi il se leva lentement, et du pas d'un homme dont toutes les irrésolutions sont fixées, il s'avança vers son trou, où il se glissa de nouveau, mais avec tant de précaution et en observant un si profond silence cette fois, qu'au moment où, arrivé de l'autre côté, il souleva la natte avec sa tête, il s'aperçut avec joie que l'opération qu'il venait d'accomplir n'avait pas réveillé son ami.
C'était tout ce que demandait l'écolier ; aussi avec des précautions plus grandes encore que celles qu'il avait prises jusque-là, il sortit lentement de sa galerie souterraine, s'approcha en retenant son souffle de la chaise où était déposé le pourpoint d'Ascanio, et, l'oeil fixé sur le dormeur, l'oreille tendue à tout bruit, prit dans la poche la précieuse lettre tant ambitionnée par Cellini, et mit dans l'enveloppe un simple billet de Gervaise qu'il plia exactement de la même façon que l'était la lettre de la duchesse, pensant, tant que Ascanio ne l'ouvrirait pas, lui faire croire que c'était toujours la missive de la belle Anne d'Heilly qui était restée en sa possession.
Puis, avec le même silence, il regagna la natte, la souleva, se glissa de nouveau dans le trou, et disparut comme les fantômes qui s'abîment dans les trappes de l'opéra.
Il était temps, car à peine rentré dans son cachot, il entendit la porte de celui d'Ascanio roulant sur ses gonds, et la voix de son ami qui criait avec l'accent d'un homme qui s'éveille en sursaut :
- Qui va là ?
- Moi, répondit une voix douce, ne craignez rien, c'est une amie.
Ascanio, à moitié vêtu, comme nous l'avons dit, se souleva à l'accent de cette voix qu'il croyait reconnaître, et à la lueur de sa lampe il vit une femme voilée. Cette femme s'approcha lentement de lui et leva son voile. Il ne s'était pas trompé, cette femme, c'était madame d'Etampes.

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