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Chapitre XXXII
Où Jacques Aubry s'élève à des proportions épiques

- Ah ! par exemple, se disait l'écolier en sortant du Palais de Justice et en suivant machinalement le pont aux Moulins, qui conduisait presque en face du Châtelet ; ah ! par exemple, je suis curieux de savoir ce que dira Gervaise quand elle saura que son honneur a été estimé vingt sous parisis ! Elle dira que j'ai été indiscret, que j'ai fait des révélations, et elle m'arrachera les yeux. Mais qu'est-ce que je vois donc là ?
Ce que voyait l'écolier, c'était un page de ce seigneur si aimable auquel il avait pris l'habitude de confier ses secrets et qu'il regardait comme son plus tendre ami. L'enfant était adossé au parapet de la rivière et s'amusait à jongler avec des cailloux.
- Ah ! pardieu ! fit l'écolier, voilà qui tombe à merveille. Mon ami, dont je ne sais pas le nom et qui me paraît on ne peut mieux en cour, aura peut-être bien l'influence de me faire mettre en prison, lui, c'est la Providence qui m'envoie son page pour me dire où je puis le trouver, attendu que je ne sais ni son nom ni son adresse.
Et pour profiter de ce qu'il regardait comme une gracieuseté de la Providence à son égard, Jacques Aubry s'avança vers le jeune page, qui, le reconnaissant à son tour, laissa successivement retomber ses trois cailloux dans la même main, en croisant sa jambe droite sur sa jambe gauche, et attendit l'écolier avec cet air narquois qui est le caractère particulier de la corporation dont il avait l'honneur de faire partie.
- Bonjour, monsieur le page, s'écria Aubry du plus loin qu'il crut que le jeune homme pouvait l'entendre.
- Bonjour, seigneur écolier, répondit l'enfant ; que faites-vous dans le quartier ?
- Ma foi ! s'il faut vous le dire, je cherchais une chose que je crois avoir trouvée, puisque vous voilà ; je cherchais l'adresse de mon excellent ami, le comte... le baron... le vicomte... l'adresse de votre maître.
- Désirez-vous donc le voir ? demanda le page.
- A l'instant même, si c'est possible.
- Alors vous allez être servi à souhait, car il est entré chez le prévôt.
- Au Châtelet ?
- Oui, et il va en sortir.
- Il est bien heureux d'entrer au Châtelet comme il veut ; mais il est donc lié avec messire Robert d'Estourville, mon ami le vicomte... le comte... le baron...
- Le vicomte...
- Mon ami le vicomte... de... dites-moi donc, continua Aubry, désirant profiter de la circonstance pour connaître enfin le nom de son ami ; le vicomte de...
- Le vicomte de Mar...
- Ah ! s'écria l'écolier en voyant celui qu'il attendait paraître à la porte et sans laisser achever le page. Ah ! cher vicomte, vous voilà donc. C'est vous, je vous cherche, je vous attends.
- Bonjour, dit Marmagne, évidemment contrarié de la rencontre. Bonjour, mon cher. Je voudrais causer avec vous ; mais malheureusement, je suis pressé. Ainsi donc, adieu.
- Un instant, un instant, s'écria Jacques Aubry en se cramponnant au bras de son compagnon ; un instant, vous ne vous en irez pas comme cela, diable ! D'abord, j'ai un immense service à vous demander.
- Vous ?
- Oui, moi : et la loi du ciel, vous le savez, est qu'entre amis il faut s'aider.
- Entre amis ?
- Sans doute ; n'êtes-vous pas mon ami ? car qu'est-ce qui constitue l'amitié ? la confiance ; or, je suis plein de confiance en vous : je vous raconte toutes mes affaires et même celles des autres.
- Avez-vous jamais eu à vous en repentir ?
- Jamais, vis-à-vis de vous du moins ; mais il n'en est pas ainsi vis-à-vis de tout le monde. Il y a dans Paris un homme que je cherche et qu'avec l'aide de Dieu je rencontrerai un jour.
- Mon cher, interrompit Marmagne, qui se douta bien quel homme cherchait Aubry, je vous ai dit que j'étais fort pressé.
- Mais attendez donc, puisque je vous dis que vous pouvez me rendre un service...
- Alors, parlez vite.
- Vous êtes bien en cour, n'est-ce pas ?
- Mais, mes amis le disent.
- Vous avez quelque crédit, alors ?
- Mes ennemis pourraient s'en apercevoir.
- Eh bien ! mon cher comte, mon cher baron... mon cher...
- Vicomte.
- Faites-moi entrer au Châtelet.
- En quelle qualité ?
- En qualité de prisonnier, tout simplement.
- En qualité de prisonnier ? Singulière ambition, ma foi !
- Que voulez-vous, c'est la mienne.
- Et dans quel but voulez-vous entrer au Châtelet ? demanda Marmagne, qui se doutait que ce désir de l'écolier cachait quelque nouveau secret dont il pourrait tirer parti.
- A un autre que vous je ne le dirais pas, mon bon ami, répondit Jacques, car j'ai appris à mes dépens, ou plutôt à ceux du pauvre Ascanio, qu'il faut savoir se taire. Mais à vous, c'est autre chose. Vous savez bien que je n'ai point de secret pour vous.
- En ce cas, dites vite.
- Me ferez-vous mettre au Châtelet si je vous le dis ?
- A l'instant même.
- Eh bien ! mon ami, imaginez-vous donc que j'ai eu l'imprudence de confier à d'autres qu'à vous que j'avais vu une charmante jeune fille dans la tête du dieu Mars.
- Après ?
- Les fronts éventés ! les cerveaux à l'envers ! n'ont-ils pas répandu cette histoire, tant et si bien qu'elle est arrivée aux oreilles du prévôt ; or, comme le prévôt avait depuis quelques jours perdu sa fille, il s'est douté que c'était elle qui avait choisi cette retraite. Il a prévenu le d'Orbec et la duchesse d'Etampes ; on est venu faire une visite domiciliaire à l'hôtel de Nesle, tandis que Benvenuto Cellini était à Fontainebleau. On a enlevé Colombe et l'on a mis Ascanio en prison.
- Bah ?
- C'est comme je vous le dis, mon cher. Et qui a conduit tout cela ? un certain vicomte de Marmagne.
- Mais, interrompit le vicomte, qui voyait avec inquiétude son nom revenir sans cesse sur les lèvres de l'écolier, mais vous ne me dites pas quel besoin vous avez d'entrer au Châtelet, vous.
- Vous ne comprenez pas ?
- Non.
- Ils ont arrêté Ascanio.
- Oui.
- Ils l'ont conduit au Châtelet.
- Bien.
- Mais ce qu'ils ne savent pas, ce que personne ne sait, excepté la duchesse d'Etampes, Benvenuto et moi, c'est qu'Ascanio possède certaine lettre, certain secret qui peut perdre la duchesse. Or, comprenez-vous maintenant ?
- Oui, je commence. Mais aidez-moi, mon cher ami.
- Comprenez-vous, vicomte, continua Aubry, s'aristocratisant de plus en plus ; je veux entrer au Châtelet, pénétrer jusqu'à Ascanio, prendre sa lettre ou recevoir son secret, sortir de prison, aller trouver Benvenuto et combiner avec lui quelque moyen de faire triompher la vertu de Colombe et l'amour d'Ascanio, à la grande confusion des Marmagne, des d'Orbec, du prévôt, de la duchesse d'Etampes, et de toute la clique.
- C'est très ingénieux, dit Marmagne. Merci de votre confiance, mon cher écolier. Vous n'aurez pas à vous en repentir.
- Vous me promettez donc votre protection ?
- Pourquoi faire ?
- Mais pour me faire entrer au Châtelet, comme je vous l'ai demandé.
- Comptez dessus.
- Tout de suite ?
- Attendez-moi là.
- Où je suis ?
- A la même place.
- Et vous allez ?
- Chercher l'ordre de vous arrêter.
- Ah ! mon ami, mon cher baron, mon cher comte. Mais dites-moi donc, il faudrait me donner votre nom et votre adresse dans le cas où j'aurai besoin de vous.
- Inutile, je reviens.
- Oui, revenez vite ; et si sur votre route vous rencontrez ce maudit Marmagne, dites-lui...
- Quoi ? demanda le vicomte.
- Dites-lui que j'ai fait un serment.
- Lequel ?
- C'est qu'il ne mourrait que de ma main.
- Adieu, s'écria le vicomte ; adieu, attendez-moi là.
- Au revoir, dit Aubry, je vous attends. Ah ! vous êtes un ami véritable, vous, un homme à qui l'on peut se fier, et je voudrais bien savoir...
- Adieu, seigneur écolier, dit le page, qui s'était tenu à l'écart pendant cette conversation, et qui se remettait en route pour suivre son maître.
- Adieu, gentil page, dit Aubry ; mais avant que vous me quittiez, un service !
- Lequel ?
- Quel est ce noble seigneur à qui vous avez l'honneur d'appartenir ?
- Celui avec qui vous venez de causer pendant un quart d'heure ?
- Oui.
- Et que vous appelez votre ami ?
- Oui.
- Vous ne savez pas comment il s'appelle ?
- Non.
- Mais c'est...
- Un seigneur très connu, n'est-ce pas ?
- Sans doute.
- Influent ?
- Après le roi et la duchesse d'Etampes, c'est lui qui fait tout.
- Ah !... et vous dites qu'il s'appelle ?...
- Il s'appelle le vicomte... mais le voilà qui se retourne et qui m'appelle. Pardon...
- Le vicomte de...
- Le vicomte de Marmagne.
- Marmagne ! s'écria Aubry, le vicomte de Marmagne ! Ce jeune seigneur est le vicomte de Marmagne !
- Lui-même.
- Marmagne ! l'ami du prévôt, de d'Orbec, de madame d'Etampes ?
- En personne.
- Et l'ennemi de Benvenuto Cellini ?
- Justement.
- Ah ! s'écria Aubry, voyant comme à la lueur d'un éclair dans tout le passé. Ah ! je comprends maintenant. Ah ! Marmagne, Marmagne !
Alors, comme l'écolier était sans armes, par un mouvement rapide comme la pensée, il saisit la courte épée du petit page par la poignée, la tira du fourreau et s'élança à la poursuite de Marmagne en criant : – Arrête !
Au premier cri, Marmagne, inquiet, s'était retourné, et voyant Aubry courir après lui l'épée à la main, s'était douté qu'il était enfin découvert. Il n'y avait que deux moyens, ou fuir ou l'attendre. Or, Marmagne n'était pas tout à fait assez brave pour attendre, mais n'était pas non plus tout à fait assez lâche pour fuir. Il choisit donc un moyen intermédiaire et s'élança dans une maison dont la porte était ouverte, espérant refermer la porte ; mais malheureusement pour lui elle était retenue au mur par une chaîne qu'il ne put détacher, de sorte qu'Aubry, qui le suivait à quelque distance, arriva dans la cour avant qu'il eût eu le temps de gagner l'escalier.
- Ah ! Marmagne ! vicomte damné ! espion maudit ! larronneur de secrets ! ah ! c'est toi ! Enfin, je te connais, je te tiens ! En garde, misérable ! en garde !
- Monsieur, répondit Marmagne, essayant de le prendre sur un ton de grand seigneur, comptez-vous que le vicomte de Marmagne fera l'honneur à l'écolier Jacques Aubry de croiser l'épée avec lui ?
- Si le vicomte de Marmagne ne fait pas l'honneur à Jacques Aubry de croiser l'épée avec lui, l'écolier Jacques Aubry aura l'honneur de passer son épée au travers du corps du vicomte de Marmagne.
Et pour ne laisser aucun doute à celui auquel il adressait cette menace, Jacques Aubry mit la pointe de son épée sur la poitrine du vicomte, et à travers son pourpoint lui en fit sentir légèrement le fer.
- A l'assassin ! cria Marmagne. A l'aide ! au secours !
- Oh ! crie tant que tu voudras, répondit Jacques ; tu auras cessé de crier avant qu'on arrive. Ce que tu as de mieux à faire, vicomte, c'est donc de te détendre. Ainsi, crois-moi, en garde ! vicomte, en garde !
- Eh bien, puisque tu le veux, s'écria le vicomte, attends un peu, et tu vas voir !
Marmagne, comme on a pu s'en apercevoir, n'était pas naturellement brave : mais, ainsi que tous les seigneurs de ce temps chevaleresque, il avait reçu une éducation militaire. Il y a plus, il passait même pour avoir une certaine force en escrime. Il est vrai qu'on disait que cette réputation avait plutôt pour résultat d'épargner à Marmagne les mauvaises affaires qu'il pouvait se faire que de mener à bien celles qu'il s'était faites. Il n'en est pas moins vrai que se voyant vigoureusement pressé par Jacques, il tira l'épée, et se trouva aussitôt en garde dans toutes les règles de l'art.
Mais si Marmagne était d'une habileté reconnue parmi les seigneurs de la cour, Jacques Aubry était d'une adresse incontestée parmi les écoliers de l'université et les clercs de la basoche. Il en résulta donc que, du premier coup, les deux adversaires virent qu'ils avaient affaire à forte partie ; seulement un grand avantage demeurait à Marmagne. Comme Aubry avait pris l'épée du page, cette épée était de six pouces plus courte que celle du vicomte : ce n'était pas un grand inconvénient pour la défense, mais c'était une grave infériorité pour l'attaque.
En effet, déjà plus grand de six pouces que l'écolier, armé d'une épée d'un demi-pied plus longue que la sienne, Marmagne n'avait qu'à lui présenter la pointe du fer au visage pour le tenir constamment à distance, tandis que, de son côté, Jacques Aubry avait beau attaquer, faire des feintes et se fendre, Marmagne, sans avoir même besoin de faire un pas de retraite, en ramenant simplement sa jambe droite près de sa jambe gauche, se trouvait hors de portée. Il en résultait que deux ou trois fois déjà, malgré la vivacité de la parade, la longue épée du vicomte avait effleuré la poitrine de l'écolier, tandis que celui-ci, même en se fendant à fond, n'avait percé que l'air.
Aubry comprit qu'il était perdu s'il continuait à jouer ce jeu, et pour ôter à son adversaire toute idée du plan qu'il venait d'adopter, il continua de l'attaquer et de parer par les parades et les feintes ordinaires, gagnant insensiblement du terrain pouce à pouce ; puis, quand il se crut assez près, il se découvrit comme par maladresse. Marmagne voyant un jour se fendit ; Aubry, prévenu, revint à une parade de prime, puis profitant de ce que l'épée de son adversaire se trouvait soulevée à deux pouces au-dessus de sa tête, il se glissa sous le fer en bondissant et en se fendant tout à la fois, et cela si habilement et si vigoureusement que la petite épée du page disparut jusqu'à la garde dans la poitrine du vicomte.
Marmagne jeta un de ces cris aigus qui annoncent la gravité d'une blessure ; puis, baissant la main, il pâlit, laissa échapper son épée, et tomba à la renverse.
Juste à ce moment, une patrouille du guet, attirée par les cris de Marmagne, par les signes du page et par la vue du rassemblement qui se formait devant la porte, accourut, et comme Aubry tenait encore à la main son épée toute sanglante, elle l'arrêta.
Aubry voulut d'abord faire quelque résistance ; mais, comme le chef de la patrouille cria tout haut : – Désarmez-moi ce drôle-là, et conduisez-le au Châtelet, il remit son épée, et suivit les gardes vers la prison tant ambitionnée par lui, admirant les décrets de la Providence, qui lui accordait à la fois les deux choses qu'il désirait le plus, se venger de Marmagne et se rapprocher d'Ascanio.
Cette fois on ne fit aucune difficulté de le recevoir dans la forteresse royale ; seulement, comme il paraît qu'elle était pour le moment surchargée de locataires, il y eut une longue discussion entre le guichetier et l'inspecteur de la prison pour savoir où l'on caserait le nouveau venu : enfin ces deux honorables personnes parurent tomber d'accord sur ce point, en vertu de quoi le guichetier fit signe à Jacques Aubry de le suivre, lui fit descendre trente-deux marches, ouvrit une porte, le poussa dans un cachot très noir, et referma la porte derrière lui.

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