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Chapitre XXIX
Deux rivales

Madame d'Etampes, qui depuis qu'elle avait entendu parler de Colombe désirait tant la voir, était enfin servie à souhait : la pauvre enfant était là devant elle évanouie.
Aussi, pendant toute la route, la jalouse duchesse ne cessa-t-elle de la regarder. Ses yeux, ardents de colère en la voyant si belle, détaillaient chacune de ses beautés, analysaient chacun de ses traits, comptaient une à une toutes les perfections de la pâle jeune fille maintenant en son pouvoir et sous sa main. Elles étaient donc en présence, ces deux femmes qui aspiraient à un même amour et qui se disputaient un même coeur. L'une haineuse et toute-puissante, l'autre faible mais aimée ; l'une avec son éclat, l'autre avec sa jeunesse ; l'une avec sa passion, l'autre avec son innocence. Toutes deux séparées par tant d'obstacles se rencontraient et se heurtaient à la fin, et la robe de velours de la duchesse pesait, en la froissant, sur la simple robe blanche de Colombe.
Tout évanouie qu'était Colombe, Anne n'était pas la moins pâle des deux. Sans doute cette muette contemplation désespérait son orgueil et détruisait ses espérances ; car tandis que comme malgré elle, elle murmurait : « On ne m'avait pas trompée ; elle est belle, très belle ! » sa main qui tenait la main de Colombe la serra si convulsivement que la jeune fille, tirée de son évanouissement par la douleur, revint à elle, et ouvrit ses grands yeux en disant :
- Ah ! madame, vous me faites mal.
Aussitôt que madame d'Etampes vit se rouvrir les yeux de Colombe, elle lâcha sa main.
Mais la perception de la douleur avait en quelque sorte précédé chez la jeune fille le retour de ses facultés intellectuelles. Après avoir poussé ce cri plutôt que prononcé ces paroles, elle resta donc quelques secondes encore regardant la duchesse avec étonnement, et ne pouvant parvenir à rassembler ses idées. Enfin après un instant d'examen :
- Qui êtes-vous donc, madame, dit-elle, et où m'emmenez-vous ainsi ? Puis, tout à coup, se reculant : Ah ! s'écria-t-elle, vous êtes la duchesse d'Etampes ! je me souviens, je me souviens !
- Taisez-vous, reprit Anne impérieusement. Taisez-vous ; tout à l'heure nous serons seules, et vous pourrez vous étonner et vous écrier tout à votre aise.
Ces paroles furent accompagnées d'un regard dur et hautain ; mais ce fut le sentiment de sa propre dignité et non ce regard qui imposa silence à Colombe. Elle se renferma donc jusqu'à ce qu'on fût arrivé à l'hôtel d'Etampes dans un silence absolu, et arrivée là, sur un signe de la duchesse, elle la suivit dans son oratoire.
Quand les deux rivales se trouvèrent seules ainsi et face à face, elles se toisèrent mutuellement sans rien se dire pendant une ou deux minutes, mais avec deux expressions de visage bien différentes : Colombe était calme, car son espoir dans la Providence et sa confiance en Benvenuto la soutenaient ; Anne était furieuse de cette tranquillité, mais cette fureur, quoique exprimée par le bouleversement de ses traits, n'éclatait point encore, car elle comptait sur sa toute-puissante volonté et sur son pouvoir pour briser cette faible créature.
Ce fut elle qui rompit la première le silence.
- Eh bien ! ma jeune amie, lui dit-elle d'un ton qui, malgré la douceur des paroles, ne laissait pas de doute sur l'amertume de la pensée, vous voilà donc rendue enfin à l'autorité paternelle ! C'est bien, mais laissez-moi vous faire avant tout mes compliments sur votre bravoure : vous êtes... hardie pour votre âge, mon enfant.
- C'est que j'ai Dieu pour moi, madame, répondit Colombe avec simplicité.
- De quel dieu parlez-vous, mademoiselle ? Ah ! du dieu Mars, sans doute, répondit la duchesse d'Etampes avec un de ces clignements d'yeux impertinents dont elle avait si souvent occasion de faire usage à la cour.
- Je ne connais qu'un seul Dieu, madame ; le Dieu bon, protecteur, éternel, le Dieu qui recommande la charité dans la fortune et l'humilité dans la grandeur. Malheur à ceux qui ne reconnaissent pas le Dieu dont je parle, car un jour lui à son tour ne les reconnaîtra pas.
- Bien, mademoiselle, bien ! dit la duchesse. – La situation est heureuse pour faire de la morale, et je vous féliciterais de l'à-propos si je n'aimais mieux croire que vous voulez faire excuser votre impudeur par votre impudence.
- En vérité, madame, répondit Colombe sans aucune aigreur, mais en haussant imperceptiblement les épaules, je ne cherche point à m'excuser devant vous, ignorant encore en vertu de quel droit vous m'accuseriez. Quand mon père m'interrogera, je lui répondrai avec respect et douleur. S'il me fait des reproches, je tâcherai de me justifier ; mais jusque-là, madame la duchesse, souffrez que je me taise.
- Je comprends, ma voix vous importune, et vous préféreriez, n'est-ce pas, rester seule avec votre pensée pour songer à l'aise à celui que vous aimez ?
- Aucun bruit, si importun qu'il soit, ne peut m'empêcher de songer à lui, madame, surtout lorsqu'il est malheureux.
- Vous osez donc avouer que vous l'aimez ?
- C'est la différence qu'il y a entre nous, madame : vous l'aimez, vous, sans oser l'avouer.
- L'imprudente, s'écria la duchesse d'Etampes, je crois qu'elle me brave !
- Hélas ! non, répondit avec douceur Colombe, je ne vous brave pas, je vous réponds seulement parce que vous me forcez de vous répondre. Laissez-moi seule avec ma pensée, et je vous laisserai seule avec vos projets.
- Eh bien ! puisque tu m'y contrains, enfant, puisque tu te crois assez forte pour lutter avec moi, puisque tu avoues ton amour, j'avouerai le mien ; mais en même temps que mon amour j'avouerai ma haine. Oui, j'aime Ascanio, et je te hais ! Après tout, pourquoi feindre avec toi, la seule avec qui je puisse tout dire, car tu es la seule, quelque chose que tu dises, que l'on ne croira pas : oui, j'aime Ascanio.
- Alors je vous plains, madame, répondit doucement Colombe, car Ascanio m'aime.
- Oui, c'est vrai, Ascanio t'aime ; mais par la séduction si je puis, par un mensonge s'il le faut, par un crime s'il est nécessaire, je te déroberai cet amour, entends-tu. Je suis Anne d'Heilly, duchesse d'Etampes.
- Ascanio aimera, madame, celle qui l'aimera le mieux.
- Oh ! mais écoutez-la donc ! s'écria la duchesse, exaspérée de tant de confiance. Ne croirait-on pas que son amour est unique au monde, et que nul autre ne peut lui être comparé !
- Je ne dis pas cela, madame. Puisque j'aime ainsi, un autre coeur peut aimer de même ; seulement, je doute que ce coeur soit le vôtre.
- Et que ferais-tu donc bien pour lui, voyons, toi qui te vantes de cet amour auquel le mien ne saurait atteindre ? que lui as-tu sacrifié jusqu'à présent ? l'obscurité de ta vie, l'ennui de la solitude ?
- Non, madame, mais ma tranquillité.
- A quoi l'as-tu préféré ? au ridicule amour du comte d'Orbec ?
- Non, madame, mais à mon obéissance filiale.
- Qu'as-tu à lui donner, toi ? Peux-tu le faire riche, puissant, redouté ?
- Non, madame, mais j'espère le rendre heureux.
- Oh ! moi, dit la duchesse d'Etampes, moi, c'est bien autre chose, et je fais bien davantage ; moi, c'est la tendresse d'un roi que je lui immole ; ce sont des richesses, des titres, des honneurs, que je mets à ses pieds ; c'est un royaume à gouverner que je lui apporte.
- Oui, c'est vrai, dit Colombe en souriant, votre amour lui donne tout ce qui n'est pas l'amour.
- Assez, assez de cette injurieuse comparaison ! s'écria avec violence la duchesse, qui se sentait perdre pas à pas le terrain.
Alors il se fit un instant de silence que Colombe parut soutenir sans embarras, tandis que madame d'Etampes ne dissimulait le sien qu'à l'aide d'une colère visible. Cependant ses traits se détendirent peu à peu, une expression plus douce s'épanouit sur son visage, qu'un rayon de bienveillance vraie ou factice commença d'éclairer doucement et par degrés. Enfin elle revint la première à ce combat que son orgueil ne voulait clore à toute force que par un triomphe.
- Voyons, Colombe, dit-elle d'un ton presque affectueux, si l'on te disait : « Sacrifie ta vie pour lui », que ferais-tu ?
- Oh ! je la donnerais avec ivresse !
- Moi de même ! s'écria la duchesse avec un accent qui prouvait, sinon la sincérité du sacrifice, au moins la violence de l'amour. Mais votre honneur, continua-t-elle, le sacrifieriez-vous comme votre vie ?
- Si par mon honneur vous entendez ma réputation, oui ; si par mon honneur vous entendez ma vertu, non.
- Comment ! n'êtes-vous donc pas à lui ? n'est-il donc pas votre amant ?
- Il est mon fiancé, madame, voilà tout.
- Oh ! elle ne l'aime pas, reprit la duchesse, elle ne l'aime pas ! elle lui préfère l'honneur, un mot.
- Et si l'on vous disait, madame, reprit Colombe, irritée en dépit de sa douceur, si l'on vous disait à vous : Renonce pour lui à tes titres, à ta grandeur ; immole-lui le roi, non pas en secret, la chose serait trop facile, mais publiquement ; si l'on vous disait : Anne d'Heilly, duchesse d'Etampes, quitte pour son obscur atelier de ciseleur ton palais, tes richesses, tes courtisans ?
- Je refuserais dans son intérêt même, reprit la duchesse, comme s'il lui était impossible de mentir sous le regard pénétrant et profond dont la couvrait sa rivale.
- Vous refuseriez ?
- Oui.
- Ah ! elle ne l'aime pas ! s'écria Colombe : elle lui préfère les honneurs, des chimères !
- Mais quand je vous dis que c'est pour lui que je veux garder mon rang ! reprit la duchesse, exaspérée du nouveau triomphe de sa rivale ; quand je vous dis que c'est pour les lui faire partager que je veux conserver mes honneurs ! Tous les hommes aiment cela tôt ou tard.
- Oui, répondit Colombe en souriant ; mais Ascanio n'est pas un de tous ces hommes.
- Taisez-vous ! s'écria pour la seconde fois Anne furieuse et frappant du pied.
Ainsi la rusée et puissante duchesse n'avait pu prendre le dessus sur cette fille qu'elle croyait terrifier rien qu'en élevant la voix. A ses interrogatoires courroucés ou ironiques, Colombe avait toujours répondu avec un calme et une modestie qui déconcertaient madame d'Etampes. La duchesse sentit bien que l'aveugle impulsion de sa haine lui avait fait faire fausse route. Elle changea donc de tactique : elle n'avait compté à vrai dire ni sur tant de beauté ni sur tant d'esprit, et ne pouvant faire plier sa rivale, elle résolut de la surprendre.
De son côté, Colombe, comme on l'a vu, n'avait point été autrement effrayée par la double explosion de colère échappée à madame d'Etampes ; seulement, elle s'était renfermée dans un silence froid et digne. Mais la duchesse, en vertu du nouveau plan qu'elle venait d'adopter, se rapprocha avec un sourire tout charmant, et lui prit affectueusement la main.
- Pardonnez-moi, mon enfant, lui dit-elle, mais je crois que je me suis emportée : il ne faut pas m'en vouloir ; vous avez tant d'avantages sur moi qu'il est bien naturel que j'en sois jalouse. Hélas ! vous me trouvez sans doute comme toutes les autres une méchante femme ! Mais, en vérité, c'est ma destinée qui est méchante et non pas moi. Pardonnez-moi donc ; ce n'est pas une raison, parce que nous nous sommes rencontrées toutes deux à aimer Ascanio, pour nous haïr l'une l'autre. Vous, d'ailleurs, qu'il aime uniquement, c'est votre devoir d'être indulgente. Soyons soeurs, voulez- vous ? causons ensemble à coeur ouvert, et je vais prendre à tâche d'effacer de votre esprit l'impression fâcheuse que ma colère insensée y a laissée peut-être.
- Madame ! fit Colombe avec réserve et en retirant sa main par un mouvement de répulsion instinctive ; puis elle ajouta : Parlez, je vous écoute.
- Oh ! répondit madame d'Etampes d'un air enjoué et comme si elle comprenait parfaitement cette réserve de la jeune fille, soyez tranquille, petite sauvage, je ne vous demande pas votre amitié sans vous offrir une garantie. Tenez, pour que vous sachiez bien qui je suis, pour que vous me connaissiez comme je me connais moi-même, je vais vous dire en deux mots ma vie. Mon coeur ne ressemble guère à mon histoire, allez ! et l'on nous calomnie souvent, nous autres pauvres femmes qu'on appelle de grandes dames. Ah ! l'envie a bien tort de médire de nous quand ce serait à la pitié de nous plaindre. Ainsi, vous, par exemple, mon enfant, comment me jugez-vous ? – soyez franche. – Comme une femme perdue, n'est-ce pas ?
Colombe fit un mouvement qui indiquait l'embarras qu'elle éprouvait à répondre à une pareille question.
- Mais si l'on m'a perdue, continua madame d'Etampes, est-ce de ma faute, enfin ? Vous qui avez eu du bonheur, Colombe, ne méprisez pas trop celles qui ont souffert ; vous qui avez jusqu'ici vécu dans une chaste solitude, ne sachez jamais ce que c'est que d'être élevée pour l'ambition ; car à celles qu'on destine à cette torture, comme aux victimes qu'on parait de fleurs, on ne montre de la vie que le côté brillant. Il ne s'agit pas d'aimer, il s'agit de plaire. C'est ainsi, dès ma jeunesse, que mes pensées ne devaient tendre qu'à séduire le roi ; cette beauté que Dieu donne à la femme pour qu'elle l'échange contre un amour vrai, ils m'ont forcée de l'échanger contre un titre : d'un charme ils ont fait un piège. – Eh bien ! dites-moi, Colombe, que voulez-vous que devienne une pauvre enfant, prise à l'âge où elle ignore encore ce que c'est que le bien et le mal, et à qui l'on dit : le bien, c'est le mal ; le mal, c'est le bien ? Aussi, voyez-vous, quand les autres désespèrent de moi, moi je ne désespère pas. Dieu me pardonnera peut-être, car personne n'était à mes côtés pour m'avertir de lui. Que vouliez-vous que je fisse ainsi isolée, faible, sans appui ? La ruse et la tromperie ont été dès lors toute mon existence. Cependant je n'étais pas faite pour ce rôle affreux, et la preuve, voyez-vous, c'est que j'ai aimé Ascanio ; et la preuve, c'est qu'en sentant que je l'aimais, je me suis trouvée heureuse et honteuse à la fois. Maintenant, dites-moi, chère et pure enfant, me comprenez-vous ?
- Oui, répondit naïvement Colombe, trompée par cette fausse bonne foi qui mentait avec l'apparence de la vérité.
- Alors vous aurez donc pitié de moi, s'écria la duchesse. Vous me laisserez aimer Ascanio de loin, toute seule, sans espoir ; et ainsi je ne serai pas votre rivale, puisqu'il ne m'aimera pas lui ; et alors en revanche, moi qui connais ce monde, ses ruses, ses pièges, ses tromperies, moi je remplacerai la mère que vous avez perdue, moi je vous guiderai, moi je vous sauverai. Maintenant, vous voyez bien que vous pouvez vous fier à moi, car maintenant vous savez ma vie. Une enfant au coeur de laquelle on fait germer des passions de femme, c'est là tout mon passé. Mon présent, vous le voyez : c'est la honte d'être publiquement la maîtresse d'un roi. Mon avenir, c'est mon amour pour Ascanio, non pas le sien, car vous l'avez dit vous- même, et je me l'étais déjà dit bien souvent, Ascanio ne m'aimera jamais ; mais justement parce que cet amour restera pur, il m'épurera. A présent c'est à votre tour de parler, d'être franche, de tout me dire. Racontez-moi votre histoire, chère enfant.
- Mon histoire, madame, est bien courte, et surtout bien simple, répondit Colombe ; elle se résume dans trois amours. J'ai aimé, j'aime et j'aimerai : Dieu, mon père, Ascanio. Seulement, dans le passé, mon amour pour Ascanio que je n'avais pas encore rencontré, c'était un rêve ; dans le présent, c'est une souffrance ; dans l'avenir, c'est un espoir.
- Fort bien, dit la duchesse, comprimant la jalousie dans son coeur et les larmes dans ses yeux ; mais ne soyez pas confiante à demi, Colombe. Qu'allez-vous faire maintenant ? Comment lutter, vous, pauvre enfant, contre deux volontés aussi puissantes que celles de votre père et du comte d'Orbec ? Sans compter que le roi vous a vue et vous aime.
- Oh ! mon Dieu ! murmura Colombe.
- Mais comme cette passion était l'ouvrage de la duchesse d'Etampes, votre rivale, Anne d'Heilly, votre amie, vous en délivrera ; ne nous occupons donc pas du roi ; mais reste votre père, reste le comte. Leur ambition n'est pas aussi facile à dérouter que la tendresse banale de François Ier ».
- Oh ! ne soyez pas bonne à demi, s'écria Colombe ; sauvez-moi des autres comme vous me sauvez du roi.
- Je ne sais qu'un moyen, dit la duchesse d'Etampes, paraissant réfléchir.
- Lequel ? demanda Colombe.
- Mais vous vous effraierez, vous ne voudrez pas le suivre.
- Oh ! s'il ne faut que du courage, parlez.
- Venez là et écoutez-moi, dit la duchesse en attirant affectueusement Colombe sur un pliant près de son fauteuil, et en lui passant la main autour de la taille. Surtout, ne vous effrayez pas aux premiers mots que je vais vous dire.
- C'est donc bien effrayant ? demanda Colombe.
- Vous êtes d'une vertu rigide et sans tache, chère petite, mais nous vivons, hélas ! dans un temps et dans un monde où cette innocence charmante n'est qu'un danger de plus, car elle vous livre sans défense à vos ennemis, que vous ne pouvez combattre avec les armes dont ils se servent pour vous attaquer. Eh bien ! faites un effort sur vous-même, descendez des hauteurs de votre rêve, et abaissez-vous au niveau de la réalité. Vous disiez tout à l'heure que vous sacrifieriez à Ascanio votre réputation. Je ne vous en demande pas tant, immolez-lui seulement l'apparence de la fidélité à son amour. Essayer de lutter seule et faible contre votre destin ; rêver, vous, fille de gentilhomme, un mariage avec un apprenti orfèvre, c'est folie ! Tenez, croyez-en les conseils d'une amie sincère : ne leur résistez pas, laissez-vous conduire, restez dans votre coeur la fiancée pure, la femme d'Ascanio, et donnez votre main au comte d'Orbec. Que vous portiez son nom, c'est là ce qu'exigent ses projets ambitieux ; mais une fois la comtesse d'Orbec, vous déjouerez facilement ses projets infâmes, car vous n'aurez qu'à élever la voix et à vous plaindre. Tandis que maintenant, qui vous donnera raison dans votre lutte ? Personne ; moi-même je ne puis vous aider contre l'autorité légitime d'un père, tandis que s'il ne fallait que déjouer les calculs de votre mari, vous me verriez à l'oeuvre. Réfléchissez à cela. Pour rester votre maîtresse, obéissez ; pour devenir indépendante, faites semblant d'abandonner votre liberté. Alors, forte de cette pensée qu'Ascanio est votre époux légitime, et qu'une union avec tout autre n'est qu'un sacrilège, vous ferez ce que vous dictera votre coeur, et votre conscience se taira, et le monde, aux yeux duquel les apparences seront sauvées, vous donnera raison.
- Madame ! madame ! murmura Colombe en se levant et en se raidissant contre le bras de la duchesse, qui essayait de la retenir ; je ne sais pas si je vous comprends bien, mais il me semble que vous me conseillez une infamie !
- Vous dites ? s'écria la duchesse.
- Je dis que la vertu n'est pas si subtile, madame ; je dis que vos sophismes me font honte pour vous ; je dis que sous l'apparente amitié dont votre haine se couvre, je vois le piège que vous me tendez. Vous voulez me déshonorer aux yeux d'Ascanio, n'est-ce pas ? parce que vous savez qu'Ascanio n'aimera jamais ou cessera d'aimer la femme qu'il méprise ?
- Eh bien ! oui ! dit la duchesse en éclatant ; car je suis lasse à la fin de porter le masque ! Ah ! tu ne veux pas tomber dans le piège que je te tends, dis-tu ! eh bien ! tu tomberas dans l'abîme où je te pousse ! Ecoute donc ceci : Que ta volonté y soit ou non, tu épouseras d'Orbec !
- En ce cas, la violence dont je serai victime m'excusera, et tout en cédant, si pourtant je cède, je n'aurai pas profané la religion de mon coeur.
- Ainsi, tu essaieras de lutter ?
- Par tous les moyens qui sont en la puissance d'une jeune fille. Je vous en avertis, je dirai Non jusqu'au bout. Vous mettrez ma main dans la main de cet homme, je dirai Non ! Vous me traînerez devant l'autel, je dirai Non ! Vous me forcerez de m'agenouiller en face du prêtre, et en face du prêtre je dirai Non !
- Qu'importe ! Ascanio croira que tu as accepté le mariage que tu auras subi.
- Aussi j'espère bien ne pas le subir, madame.
- Sur qui comptes-tu donc pour te secourir ?
- Sur Dieu là-haut, et sur un homme en ce monde.
- Mais puisque cet homme est prisonnier !
- Cet homme est libre, madame.
- Quel est donc cet homme alors ?
- Benvenuto Cellini.
La duchesse grinça des dents en entendant prononcer le nom de celui qu'elle tenait pour son plus mortel ennemi. Mais au moment où elle allait répéter ce nom en l'accompagnant de quelque imprécation terrible, un page souleva la portière et annonça le roi.
La duchesse d'Etampes s'élança hors de l'appartement, et, le sourire sur les lèvres, elle alla au-devant de François Ier, qu'elle entraîna dans sa chambre en faisant signe à ses valets de veiller sur Colombe.

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