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Chapitre XXV
Charles-Quint à Fontainebleau

Ce n'était pas sans de graves hésitations et d'affreuses angoisses que Charles-Quint avait mis le pied sur cette terre de France où l'air et le sol lui étaient pour ainsi dire ennemis, dont il avait indignement maltraité le roi prisonnier, et dont il avait peut-être, on l'en accusait du moins, empoisonné le dauphin. L'Europe s'attendait de la part de François Ier à de terribles représailles, du moment où son rival venait de lui-même se mettre entre ses mains. Mais l'audace de Charles, ce grand joueur d'empires, ne lui avait pas permis de reculer, et une fois son terrain habilement sondé et préparé, il avait bravement franchi les Pyrénées.
Il comptait, en effet, à la cour de France des amis dévoués et croyait pouvoir se fier à trois garanties, l'ambition de madame d'Etampes, l'outrecuidance du connétable Anne de Montmorency et la chevalerie du roi.
Nous avons vu comment et par quel motif la duchesse voulait le servir. Quant au connétable, c'était autre chose. L'écueil des hommes d'Etat de tous les pays et de tous les temps, c'est la question des alliances. La politique, réduite sur ce point et sur beaucoup d'autres, du reste, à n'être que conjecturale, comme la médecine, se trompe fort souvent, hélas ! en étudiant les symptômes des affinités entre les peuples, et en risquant des remèdes aux haines des nations. Or, pour le connétable, l'alliance espagnole était devenue une monomanie. Il s'était mis dans la tête que là était le salut de la France, et pourvu qu'il satisfît Charles-Quint, qui en vingt-cinq ans avait fait vingt ans la guerre à son maître, le connétable de Montmorency se souciait fort peu de mécontenter ses autres alliés, les Turcs et les protestants, et de manquer les plus magnifiques occasions, comme celle qui donnait la Flandre à François Ier.
Le roi avait dans Montmorency une confiance aveugle. Le connétable avait de fait, dans les dernières hostilités contre l'empereur, montré une résolution inouïe et arrêté l'ennemi ; il est vrai que c'était au prix de la ruine d'une province ; il est vrai que c'était en lui opposant un désert ; il est vrai que c'était en dévastant un dixième de la France. Mais ce qui surtout imposait au roi, c'était l'orgueilleuse rudesse de son ministre et son inflexible obstination, qui pouvait paraître habile et intègre fermeté à un esprit superficiel. Il en résulte donc que François Ier écoutait le grand suborneur de personnes, comme l'appelle Brantôme, avec une déférence égale à la crainte qu'inspirait aux inférieurs le terrible diseur de patenôtres qui entremêlait ses orémus de pendaisons.
Charles-Quint pouvait donc en toute sûreté compter sur la systématique amitié du connétable.
Il faisait encore plus de fonds sur la générosité de son rival. François Ier, en effet, poussait la grandeur jusqu'à la duperie. « Mon royaume, avait-il dit, n'a pas de péage comme un pont, et je ne vends pas mon hospitalité. » Et l'astucieux Charles-Quint savait qu'il pouvait s'abandonner à la parole du roi-gentilhomme.
Néanmoins quand l'empereur fut entré sur le territoire français, il ne put se rendre maître de ses appréhensions et de ses doutes ; il trouva à la frontière les deux fils du roi, qui étaient venus à sa rencontre, et par tout son passage on l'accablait de prévenances et d'honneurs. Mais le cauteleux monarque frémissait en pensant que toutes ces belles apparences de cordialité cachaient peut-être un piège. « On dort mal décidément, disait-il, en pays étranger. » Il n'apportait aux fêtes qu'on lui donnait qu'un visage inquiet et préoccupé, et à mesure qu'il pénétrait au coeur du pays, il devenait plus triste et plus sombre.
Chaque fois qu'il faisait son entrée dans une ville il se demandait, au milieu des harangues et sous les arcs de triomphe, si c'était cette ville qui allait lui servir de prison ; puis il murmurait au fond de sa pensée : Ce n'est ni celle-là ni une autre, c'est la France tout entière qui est mon cachot ; ce sont tous ces courtisans empressés qui sont mes geôliers. Et d'heure en heure croissait l'anxiété farouche de ce tigre qui se croyait en cage et qui partout voyait des barreaux.
Un jour, dans une promenade à cheval, Charles d'Orléans, espiègle charmant qui se hâtait d'être aimable et brave comme un fils de France, avant de mourir de la peste comme un manant, sauta lestement en croupe derrière l'empereur en le prenant à bras-le-corps : « A ce coup, s'écria-t-il avec un joyeux enfantillage, vous êtes mon prisonnier. » Charles-Quint devint pâle comme la mort et faillit se trouver mal.
A Châtellerault, le pauvre captif imaginaire rencontra François Ier, qui lui fit un accueil fraternel, et qui le lendemain, à Romorantin, lui présenta toute sa cour, la valeureuse et galante noblesse, gloire du pays, les artistes et les lettrés, gloire du roi. Les fêtes et les surprises recommencèrent de plus belle. L'empereur faisait à tous bon visage, mais dans son coeur il tremblait et se reprochait toujours une imprudence. De temps en temps, comme pour faire l'essai de sa liberté, il sortait au point du jour du château où l'on avait couché, et il voyait avec plaisir qu'outre les honneurs qu'on lui rendait on ne gênait pas ses mouvements, mais savait-il s'il n'était pas surveillé de loin ? Parfois, comme par caprice, il dérangeait l'ordre établi pour sa route et changeait l'itinéraire prescrit, au grand désespoir de François Ier, dont ces boutades faisaient manquer les cérémonieux apprêts.
Quand il fut à deux journées de Paris, il se rappela avec terreur ce que Madrid avait été pour le roi de France. Pour un empereur, la capitale devait avoir paru la prison la plus honorable et en même temps la prison la plus sûre. Il s'arrêta donc et pria le roi de le conduire sur-le-champ à ce Fontainebleau dont il avait tant entendu parler. Cela bouleversait tous les plans de François Ier, mais il était trop hospitalier pour laisser paraître ses désappointements, et il se hâta de mander à Fontainebleau la reine et toutes les dames.
La présence de sa soeur Eléonore, et la confiance qu'elle avait dans la loyauté de son époux, calmèrent quelque peu les inquiétudes de l'empereur. Néanmoins, Charles-Quint, tout rassuré qu'il était momentanément, ne devait jamais se trouver à l'aise chez François Ier : François Ier était le miroir du passé, Charles-Quint était le type de l'avenir. Le souverain des temps modernes ne comprenait pas assez le héros du Moyen Age ; il était impossible que la sympathie s'établit entre le dernier des chevaliers et le premier des diplomates.
Il est vrai qu'à la rigueur, Louis XI pourrait revendiquer ce titre, mais, à notre avis, Louis XI fut moins le diplomate qui ruse, que l'avare qui amasse.
Le jour de l'arrivée de l'empereur, il y eut une chasse dans la forêt de Fontainebleau. La chasse était un des grands plaisirs de François Ier. ». Ce n'était guère qu'une fatigue pour Charles-Quint. Néanmoins, Charles-Quint saisit avec empressement cette nouvelle occasion de voir s'il n'était pas prisonnier : il laissa passer la chasse, se jeta de côté et alla jusqu'à s'égarer ; mais en se voyant seul au milieu de cette forêt, libre comme l'air qui passait dans les branches, libre comme les oiseaux qui passaient dans l'air, il se rassura presque entièrement, et commença de reprendre un peu de bonne humeur. Cependant, un reste d'inquiétude lui monta encore au visage lorsqu'en se retrouvant au rendez-vous il vit François Ier venir à lui, tout animé par l'ardeur de la chasse, et tenant encore à la main l'épieu sanglant. Le guerrier de Marignan et de Pavie perçait jusque dans les plaisirs du roi.
- Allons donc ! mon bon frère, de la gaieté ! dit François Ier à Charles- Quint en le prenant amicalement sous le bras, lorsque les deux souverains mirent également pied à terre à la porte du palais, et en l'entraînant dans la galerie de Diane, toute resplendissante des peintures du Rosso et du Primatice. Vrai Dieu ! vous êtes soucieux comme je l'étais à Madrid. Mais moi, convenez-en, mon cher frère, j'avais bien quelques raisons de l'être, car j'étais votre prisonnier, tandis que vous, vous êtes mon hôte, vous êtes libre, vous êtes à la veille d'un triomphe. Réjouissez-vous donc avec nous, si ce n'est de fêtes, trop futiles sans doute pour un grand politique comme vous, du moins en songeant que vous allez mater tous ces gros buveurs de bière flamands qui se mêlent de vouloir renouveler les communes... Ou plutôt, oubliez les rebelles et ne songez qu'à vous divertir avec des amis. – Est-ce que ma cour ne vous plaît pas ?
- Elle est admirable, mon frère, dit Charles-Quint, et je vous l'envie. Moi aussi j'ai une cour, vous l'avez vue, mais une cour grave et sévère, une morne assemblée d'hommes d'Etat et de généraux, comme Lannoy, Pescaire, Antonio de Leyra. Mais vous, vous avez, outre vos guerriers et vos négociateurs, outre vos Montmorency et vos Dubellay, outre vos savants, outre Budée, Duchâtel, Lascaris, vous avez vos poètes et vos artistes : Marat, Jean Goujon, Primatice, Benvenuto, et surtout des femmes adorables : Marguerite de Navarre, Diane de Poitiers, Catherine de Médicis, et tant d'autres, et je commence vraiment à croire, mon cher frère, que je troquerais volontiers mes mines d'or pour vos champs de fleurs.
- Oh ! parmi toutes ces fleurs, vous n'avez pas encore vu la plus belle, dit naïvement François Ier au frère d'Eléonore.
- Non, et je meurs d'envie d'admirer cette merveille, dit l'empereur, qui, dans l'allusion du roi, avait reconnu madame d'Etampes ; mais dès à présent je crois qu'on a bien raison de dire que le plus beau royaume du monde est à vous, mon frère.
- Mais à vous aussi la plus belle comté, la Flandre ; le plus beau duché, Milan.
- Vous avez refusé l'une le mois passé, dit l'empereur en souriant, et je vous en remercie ; mais vous convoitez l'autre, n'est-ce pas ? ajouta l'empereur en soupirant.
- Ah ! mon cousin, de grâce ! dit François Ier, ne parlons pas aujourd'hui de choses sérieuses : après les plaisirs de la guerre, il n'y a rien, je vous l'avoue, que j'aime moins à troubler que les plaisirs d'une fête.
- La vérité est, reprit Charles-Quint avec la grimace d'un avare qui comprend la nécessité où il est de payer une dette, la vérité est que le Milanais me tient au coeur, et que cela m'arrachera l'âme de vous le donner.
- Dites de me le rendre, mon frère, le mot sera plus juste et adoucira peut- être votre chagrin. Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit à cette heure, mais de nous amuser ; nous parlerons du Milanais plus tard.
- Présent ou restitution, donné ou rendu, dit l'empereur, vous n'en aurez pas moins là une des plus belles seigneuries du monde, car vous l'aurez, mon frère, c'est chose décidée, et je tiendrai mes engagements envers vous avec la même fidélité que vous tenez les vôtres envers moi.
- Eh ! mon Dieu ! s'écria François Ier commençant à s'impatienter de cet éternel retour aux choses sérieuses, que regrettez-vous donc, mon frère ? n'êtes-vous pas roi des Espagnes, empereur d'Allemagne, comte de Flandre, et seigneur, par l'influence ou par l'épée, de toute l'Italie, depuis le pied des Alpes jusqu'à l'extrémité des Calabres ?
- Mais vous avez la France, dit Charles-Quint en soupirant.
- Vous avez les Indes et leurs trésors ; vous avez le Pérou et ses mines.
- Mais vous avez la France, vous !
- Vous avez un empire si vaste que le soleil ne s'y couche jamais.
- Mais vous avez la France !... Que dirait Votre Majesté si je guignais ce diamant des royaumes aussi amoureusement qu'elle convoite Milan, la perle des duchés ?
- Tenez, mon frère, dit gravement François Ier, j'ai plutôt sur ces questions capitales des instincts que des idées ; mais de même qu'on dit dans votre pays : « Ne touchez pas à la reine », je vous dis, moi : « Ne touchez pas à la France. »
- Eh ! mon Dieu ! dit Charles-Quint, ne sommes-nous pas cousins et alliés ?
- Sans doute, répondit François Ier, et j'espère que rien ne troublera désormais cette parenté et cette alliance.
- Je l'espère aussi, dit l'empereur. Mais, continua-t-il avec son sourire ambitieux et son regard hypocrite, puis-je répondre de l'avenir et empêcher, par exemple, mon fils Philippe de se brouiller avec votre fils Henri ?
- La querelle ne sera pas dangereuse pour nous, reprit François Ier, si c'est Tibère qui succède à Auguste.
- Qu'importe le maître ! dit Charles-Quint s'échauffant. L'Empire sera toujours l'empire, et la Rome des Césars était toujours Rome, même quand les Césars n'étaient plus Césars que de nom.
- Oui, mais l'empire de Charles-Quint n'est pas l'empire d'Octave, mon frère, dit François Ier commençant à se piquer. Pavie est une belle bataille, mais ce n'est pas une Actium ; puis Octave était riche, et, malgré vos trésors de l'Inde et vos mines du Pérou, vous êtes fort épuisé de finances, on le sait. On ne veut plus vous prêter dans aucune banque, ni à treize ni à quatorze ; vos troupes sans solde ont été obligées de piller Rome pour vivre, et maintenant que Rome est pillée, elles se révoltent.
- Et vous donc, mon frère, dit Charles-Quint, vous avez aliéné les domaines royaux, que je crois, et vous êtes forcé de ménager Luther pour que les princes d'Allemagne vous prêtent de l'argent.
- Sans compter, reprit François Ier, que vos cortès sont loin d'être aussi commodes que le sénat, tandis que moi je puis me vanter d'avoir mis pour toujours les rois hors de page.
- Prenez garde que vos parlements ne vous renvoient quelque beau jour en tutelle.
La discussion s'animait, les deux souverains s'échauffaient de plus en plus, la vieille haine qui les avait si longtemps séparés commençait à s'aigrir de nouveau. François Ier allait oublier l'hospitalité et Charles-Quint la prudence, lorsque le roi de France se souvint le premier qu'il était chez lui.
- Ah çà ! foi de gentilhomme ! mon bon frère ! reprit-il tout à coup en riant, je crois, ventre-Mahom ! que nous allons nous fâcher. Je vous disais bien qu'il ne fallait pas parler entre nous de choses sérieuses, et qu'il fallait laisser la discussion à nos ministres et ne garder pour nous que la bonne amitié. Allons, allons, convenons une fois pour toutes que vous aurez le monde, moins la France, et ne revenons point là-dessus.
- Et moins le Milanais, mon frère, reprit Charles en s'apercevant de l'imprudence qu'il avait commise, et en se remettant aussitôt, car le Milanais est à vous. Je vous l'ai promis, et je vous renouvelle ma promesse.
Sur ces assurances réciproques d'amitié, la porte de la galerie s'ouvrit et madame d'Etampes parut. Le roi alla au-devant d'elle, et la ramenant par la main en face de l'empereur, qui, la voyant pour la première fois et sachant ce qui s'était passé entre elle et M. de Medina, la regardait venir à lui de son regard le plus perçant.
- Mon frère, dit-il en souriant, voyez-vous cette belle dame ?
- Non seulement je la vois, dit Charles-Quint, mais encore je l'admire !
- Eh bien ! vous ne savez pas ce qu'elle veut ?
- Est-ce une de mes Espagnes ? je la lui donnerai.
- Non, non, mon frère, ce n'est point cela.
- Qu'est-ce donc ?
- Elle veut que je vous retienne à Paris, jusqu'à ce que vous ayez déchiré le traité de Madrid et ratifié par des faits la parole que vous venez de me donner.
- Si l'avis est bon, il faut le suivre, répondit l'empereur tout en s'inclinant devant la duchesse, autant pour cacher la pâleur soudaine que ces paroles avaient fait naître sur son visage que pour accomplir un acte de courtoisie.
Il n'eut pas le temps d'en dire davantage, et François Ier ne put voir l'effet produit par les paroles qu'il avait laissé tomber en riant, et que Charles- Quint était toujours prêt à prendre au sérieux, car la porte s'ouvrit de nouveau et toute la cour se répandit dans la galerie.
Pendant la demi-heure qui précéda le dîner, et pendant laquelle tout ce monde élégant, spirituel et corrompu se mêla, la scène que nous avons déjà rapportée à propos de la réception du Louvre, se répéta à peu de chose près. C'étaient les mêmes hommes et les mêmes femmes, les mêmes courtisans et les mêmes valets. Les regards d'amour et les coups d'oeil de haine s'échangèrent donc comme d'habitude, et les sarcasmes et les galanteries allèrent leur train selon la coutume.
Charles-Quint, en voyant entrer Anne de Montmorency, qu'il regardait à juste titre comme son allié le plus sûr, était allé à sa rencontre et s'entretenait dans un coin avec lui et le duc de Medina, son ambassadeur.
- Je signerai tout ce que vous voudrez, connétable, disait l'empereur, qui connaissait la loyauté du vieux soldat : préparez-moi un acte de cession du duché de Milan, et de par saint Jacques ! quoique ce soit un des plus beaux fleurons de ma couronne, je vous en signerai l'abandon plein et entier.
- Un écrit ! s'écriait le connétable en repoussant chaleureusement une précaution qui sentait la défiance ; un écrit, sire ! que dit donc là Votre Majesté ? Pas d'écrit, sire, pas d'écrit : votre parole, voilà tout. Votre Majesté est-elle donc venue en France sur un écrit, et croit-elle que nous aurons moins de confiance en elle qu'elle n'en a eu en nous ?
- Et vous aurez raison, monsieur de Montmorency, répondit l'empereur en lui tendant la main, et vous aurez raison.
Le connétable s'éloigna.
- Pauvre dupe ! reprit l'empereur ; il fait de la politique, Medina, comme les taupes font des trous, en aveugle.
- Mais le roi, sire ? demanda Medina.
- Le roi est trop fier de sa grandeur pour n'être pas sûr de la nôtre. Il nous laissera follement partir, Medina, et nous le ferons prudemment attendre. Faire attendre, monsieur, continua Charles-Quint, ce n'est pas manquer à sa promesse, c'est l'ajourner, voilà tout.
- Mais madame d'Etampes ? reprit Medina.
- Pour celle-là nous verrons, dit l'empereur en poussant et en repoussant une bague magnifique qu'il portait au pouce de la main gauche, et qui était ornée d'un superbe diamant. Ah ! il me faudrait une bonne entrevue avec elle.
Pendant ces rapides paroles échangées à voix basse entre l'empereur et son ministre, la duchesse raillait impitoyablement le grand Marmagne, en présence de messire d'Estourville, et cela à propos de ses exploits nocturnes.
- Serait-ce donc de vos gens, monsieur de Marmagne, disait-elle, que le Benvenuto rapporte à tout venant cette prodigieuse histoire : Attaqué par quatre bandits et n'ayant qu'un bras pour se défendre, il s'est fait tout simplement escorter jusque chez lui par ces messieurs. Etiez-vous de ces braves si polis, vicomte ?
- Madame, répondit le pauvre Marmagne tout confus, cela ne s'est pas précisément passé ainsi, et le Benvenuto raconte la chose trop à son avantage.
- Oui, oui, je ne doute pas qu'il ne brode et qu'il n'ornemente quelque peu dans les détails, mais le fond est vrai, vicomte, le fond est vrai ; et en pareille matière, le fond est tout.
- Madame, répondit Marmagne, je promets que je prendrai ma revanche, et que cette fois je serai plus heureux.
- Pardon, vicomte, pardon, ce n'est pas une revanche à prendre, c'est une autre partie à recommencer. Cellini, ce me semble, a gagné les deux premières manches.
- Oui, grâce à mon absence, murmura Marmagne de plus en plus embarrassé ; parce que mes hommes ont profité, pour fuir, de ce que je n'étais pas là, les misérables !
- Oh ! dit le prévôt, je vous conseille, Marmagne, de vous tenir battu sur ce point-là : vous n'avez pas de bonheur avec Cellini.
- Il me semble, en ce cas, que nous pouvons nous consoler ensemble, mon cher prévôt, lui répondit Marmagne car si l'on ajoute les faits avérés aux bruits mystérieux qui courent, la prise du Grand-Nesle à la disparition d'une de ses habitantes, le Cellini, messire d'Estourville, ne vous aurait pas non plus porté bonheur. Il est vrai qu'à défaut du vôtre, mon cher prévôt, il s'occupe activement, dit-on, de celui de votre famille.
- Monsieur de Marmagne ! s'écria avec violence le prévôt, furieux de voir que sa mésaventure paternelle commençait à s'ébruiter ; monsieur de Marmagne, vous m'expliquerez plus tard ce que vous entendez par ces paroles.
- Ah ! messieurs, messieurs, s'écria la duchesse, n'oubliez point, je vous prie, que je suis là. Vous avez tort tous deux. Monsieur le prévôt, ce n'est pas à ceux qui savent chercher si mal à faire des reproches à ceux qui savent si mal trouver. Monsieur de Marmagne, il faut dans les défaites se réunir contre l'ennemi commun, et non lui donner la joie de voir encore les vaincus s'entr'égorger entre eux. On passe dans la salle à manger, votre main, monsieur de Marmagne. Eh bien ! puisque les hommes et leur force échouent devant Cellini, nous verrons si les ruses d'une femme le trouveront aussi invincible. J'ai toujours pensé que les alliés n'étaient qu'un embarras, et j'ai toujours aimé à faire la guerre seule. Les périls sont plus grands, je le sais, mais du moins on ne partage les honneurs de la victoire avec personne.
- L'impertinent ! dit Marmagne, voyez avec quelle familiarité il parle à notre grand roi ! Ne dirait-on pas un homme de noblesse, tandis que ce n'est qu'un misérable ciseleur !
- Que dites-vous là, vicomte ! mais c'est un gentilhomme, tout ce qu'il y a de plus gentilhomme ! dit la duchesse en riant. En connaissez-vous beaucoup parmi nos plus vieilles familles qui descendent d'un lieutenant de Jules César, et qui aient les trois fleurs de lis et le lambel de la maison d'Anjou dans leurs armes ? Ce n'est pas le roi qui grandit le ciseleur en lui parlant, messieurs, vous le voyez bien : c'est le ciseleur au contraire qui fait honneur au roi en lui adressant la parole.
En effet, François Ier et Cellini causaient en ce moment avec cette familiarité à laquelle les grands de la terre avaient habitué l'artiste élu du ciel.
- Eh bien ! Benvenuto, disait le roi, où en sommes-nous de notre Jupiter ?
- Je prépare sa fonte, sire, répondit Benvenuto.
- Et quand cette grande oeuvre s'exécutera-t-elle ?
- Aussitôt mon retour à Paris, sire.
- Prenez nos meilleurs fondeurs, Cellini, ne négligez rien pour que l'opération réussisse. Si vous avez besoin d'argent, vous savez que je suis là.
- Je sais que vous êtes le plus grand, le plus noble et le plus généreux roi de la terre, répondit Benvenuto ; mais grâce aux appointements que me fait payer Votre Majesté, je suis riche. Quant à l'opération dont vous voulez bien vous inquiéter, sire, si vous voulez me le permettre, je ne m'en rapporterai qu'à moi de la préparer et de l'exécuter. Je me défie de tous vos fondeurs de France, non pas que ce ne soient d'habiles gens, mais j'aurais peur que, par esprit national, ils ne voulussent pas mettre cette habileté au service d'un artiste ultramontain. Et je vous l'avoue, sire, j'attache une trop grande importance à la réussite de mon Jupiter, pour permettre qu'un autre que moi y mette la main.
- Bravo ! Cellini, bravo ! dit le roi, voilà qui est parler en véritable artiste.
- Puis, ajouta Benvenuto, je veux avoir le droit de réclamer la promesse que Sa Majesté m'a faite.
- C'est juste, mon féal. Si nous sommes content, nous devons vous octroyer un don. Nous ne l'avons pas oublié. D'ailleurs, si nous l'oublions, nous nous sommes engagés en présence de témoins. N'est-ce pas, Montmorency ? N'est-ce pas, Poyet ? Et notre connétable et notre chancelier nous rappelleraient notre parole.
- Oh ! c'est que Votre Majesté ne peut deviner de quel prix cette parole est devenue pour moi depuis le jour où elle m'a été donnée par elle.
- Eh bien ! elle sera tenue, monsieur, elle sera tenue. Mais la salle s'ouvre. A table, messieurs, à table !
Et François Ier, se rapprochant de Charles-Quint, prit avec l'empereur la tête du cortège que formaient les illustres convives. Les deux battants de la porte étant ouverts, les deux souverains entrèrent en même temps, et se placèrent l'un en face de l'autre, Charles-Quint entre Eléonore et madame d'Etampes, François Ier entre Catherine de Médicis et Marguerite de Navarre.
Le repas fut gai et la chère exquise. François Ier, dans sa sphère de plaisirs, de fêtes et de représentation, s'amusait comme un roi, et riait comme un vilain de tous les contes que lui faisait Marguerite de Navarre ; Charles- Quint de son côté accablait madame d'Etampes de compliments et de prévenances ; tous les autres parlaient arts, politique ; le repas s'écoula ainsi.
Au dessert, comme d'habitude, les pages apportèrent à laver ; alors madame d'Etampes prit l'aiguière et le bassin d'or destinés à Charles-Quint des mains du serviteur qui l'apportait, comme fit Marguerite de Navarre pour François Ier, versa l'eau que contenait l'aiguière dans le bassin, et mettant un genou en terre, selon l'étiquette espagnole, présenta le bassin à l'empereur. Celui-ci y trempa le bout des doigts, et tout en regardant sa belle et noble servante, il laissa, en souriant, tomber au fond du vase la bague précieuse dont nous avons déjà parlé.
- Votre Majesté perd sa bague, dit Anne, plongeant à son tour ses jolis doigts dans l'eau, et prenant délicatement le bijou, qu'elle présenta à Charles-Quint.
- Gardez cette bague, madame, répondit à voix basse l'empereur : elle est en de trop belles et trop nobles mains pour que je la reprenne ; puis il ajouta plus bas encore : C'est un acompte sur le duché de Milan.
La duchesse sourit et se tut. Le caillou était tombé à ses pieds, seulement le caillou valait un million.
Au moment où l'on passait de la salle à manger au salon, et du salon à la salle de bal, madame d'Etampes arrêta Benvenuto Cellini que la foule avait amené près d'elle.
- Messire Cellini, dit la duchesse en lui remettant la bague gage d'alliance entre elle et l'empereur, voici un diamant que vous ferez s'il vous plaît tenir à votre élève Ascanio, pour qu'il en couronne mon lis : c'est la goutte de rosée que je lui ai promise.
- Et elle est tombée véritablement des doigts de l'Aurore, madame, répondit l'artiste avec un sourire railleur et une galanterie affectée.
Puis regardant la bague, il tressaillit d'aise, car il reconnut le diamant qu'il avait monté autrefois pour le pape Clément VII, et qu'il avait porté lui même de la part du souverain pontife au sublime empereur.
Pour que Charles-Quint se défit d'un pareil bijou, et surtout en faveur d'une femme, il fallait nécessairement qu'il y eût quelque connivence occulte, quelque traité secret, quelque alliance obscure entre madame d'Etampes et l'empereur.
Tandis que Charles-Quint continue de passer à Fontainebleau ses jours et surtout ses nuits dans les alternatives d'angoisses et de confiance que nous avons essayé de décrire, tandis qu'il ruse, intrigue, creuse, mine, promet, se dédit, promet encore, jetons un coup d'oeil sur le Grand-Nesle et voyons s'il ne se passe rien de nouveau parmi ceux de ses habitants qui y sont restés.

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