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Chapitre XII
La reine du roi

Nous avons dit que Benvenuto était sorti vers les onze heures du matin de son atelier sans dire où il était allé. Benvenuto était allé au Louvre rendre à François Ier la visite que Sa Majesté lui avait faite à l'hôtel du cardinal de Ferrare.
Le roi avait tenu parole. Le nom de Benvenuto Cellini était donné partout, et toutes les portes s'ouvrirent devant lui ; mais cependant une dernière resta close : c'était celle du conseil. François Ier discutait sur les affaires d'Etat avec les premiers du royaume, et si positifs qu'eussent été les ordres du roi, on n'osa point introduire Cellini au milieu de la grave séance qui se tenait sans aller de nouveau prendre l'autorisation de Sa Majesté.
C'est qu'en effet la situation dans laquelle se trouvait la France était grave. Nous avons jusqu'à présent peu parlé des affaires d'Etat, convaincu que nos lecteurs et surtout nos lectrices préféraient les choses du coeur aux choses de la politique ; mais enfin nous sommes arrivés au moment où nous ne pouvons plus reculer et où nous voilà forcés de jeter un coup d'oeil que nous ferons le plus rapide possible sur la France et sur l'Espagne, ou plutôt sur François Ier et sur Charles-Quint, car au seizième siècle les rois c'étaient les nations.
A l'époque où nous sommes arrivés, par un jeu de cette bascule politique dont tous deux éprouvèrent si souvent les effets, la situation de François Ier était devenue meilleure et celle de Charles-Quint avait empiré. En effet, les choses avaient fort changé depuis le fameux traité de Cambrai, dont deux femmes, Marguerite d'Autriche, tante de Charles-Quint, et la duchesse d'Angoulême, mère de François Ier, avaient été les négociatrices. Ce traité, qui était le complément de celui de Madrid, portait que le roi d'Espagne abandonnerait la Bourgogne au roi de France, et que le roi de France renoncerait de son côté à l'hommage de la Flandre et de l'Artois. De plus, les deux jeunes princes qui servaient d'otage à leur père devaient lui être remis contre une somme de deux millions d'écus d'or. Enfin, la bonne reine Eléonore, soeur de Charles-Quint, promise d'abord au connétable en récompense de sa trahison, puis mariée à François Ier en gage de paix, devait revenir à la cour de France avec les deux enfants auxquels elle avait si tendrement servi de mère ; tout cela s'était accompli avec une loyauté égale de part et d'autre.
Mais comme on le comprend bien, la renonciation de François Ier au duché de Milan, exigée de lui pendant sa captivité, n'était qu'une renonciation momentanée. A peine libre, à peine réintégré dans sa puissance, à peine rentré dans sa force, il tourna de nouveau les yeux vers l'Italie. C'était dans le but de faire un appui à ses prétentions dans la cour de Rome qu'il avait marié son fils Henri, devenu dauphin par la mort de son frère aîné François, à Catherine de Médicis, nièce du pape Clément VII.
Malheureusement, au moment où tous les préparatifs de l'invasion méditée par le roi venaient d'être achevés, le pape Clément VII était mort et avait eu pour successeur Alexandre Farnèse, lequel était monté sur le trône de saint Pierre sous le nom de Paul III.
Or, Paul III avait résolu dans sa politique de ne se laisser entraîner ni au parti de l'empereur ni au parti du roi de France, et de tenir la balance égale entre Charles-Quint et François Ier.
Tranquillisé de ce côté, l'empereur cessa de s'inquiéter des préparatifs de la France, et prépara à son tour une expédition contre Tunis, dont s'était emparé le fameux corsaire Cher-Eddin, si célèbre sous le nom de Barberousse, lequel, après en avoir chassé Muley-Hassan, s'était emparé de ce pays et de là ravageait la Sicile.
L'expédition avait complètement réussi, et Charles-Quint, après avoir détruit trois ou quatre vaisseaux à l'amiral de Soliman, était entré triomphant dans le port de Naples.
Là il avait appris une nouvelle qui l'avait encore rassuré : c'est que Charles III, duc de Savoie, bien qu'oncle maternel de François Ier, s'était, par les conseils de sa nouvelle femme, Béatrix, fille d'Emmanuel, roi de Portugal, détaché du parti du roi de France ; si bien que lorsque François Ier, en vertu de ses anciens traités avec Charles III, avait sommé celui-ci de recevoir ses troupes, le duc de Savoie n'avait répondu que par un refus, de sorte que François Ier, se trouvait dans la nécessité de forcer le terrible passage des Alpes, dont jusque-là, grâce à son allié et son parent, il avait cru trouver les portes ouvertes.
Mais Charles-Quint fut tiré de sa sécurité par un véritable coup de foudre. Le roi avait fait marcher avec tant de promptitude une armée sur la Savoie, que son duc vit sa province occupée avant de se douter qu'elle était envahie. Brion, chargé du commandement de l'armée, s'empara de Chambéry, apparut sur les hauteurs des Alpes, et menaça le Piémont au même moment où François Sforce, frappé sans doute de terreur à la nouvelle de pareils succès, mourait subitement, laissant le duché de Milan sans héritier, et par conséquent donnant non seulement une facilité, mais encore un droit de plus à François Ier.
Brion descendit en Italie et s'empara de Turin. Arrivé là, il s'arrêta, établit son camp sur les bords de la Sésia, et attendit.
Charles-Quint, de son côté, avait quitté Naples pour Rome. La victoire qu'il venait de remporter sur les vieux ennemis du Christ lui valut une entrée triomphale dans la capitale du monde chrétien. Cette entrée enivra tellement l'empereur que, contre son habitude, il rompit toute mesure, accusa en plein consistoire François Ier d'hérésie, appuyant cette accusation sur la protection qu'il accordait aux protestants et sur l'alliance qu'il avait faite avec les Turcs. Puis, ayant récapitulé toutes leurs vieilles querelles, dans lesquelles, selon lui, François Ier avait toujours eu les premiers torts, il jura une guerre d'extermination à son beau-frère.
Ses malheurs passés avaient rendu François Ier aussi prudent qu'il avait d'abord été aventureux. Aussi, dès qu'il se vit menacé à la fois par les forces de l'Espagne et de l'Empire, il laissa Annebaut pour garder Turin, et rappela Brion avec ordre de conserver purement et simplement les frontières.
Tous ceux qui connaissaient le caractère chevaleresque et entreprenant de François Ier ne comprirent rien à cette retraite, et pensèrent que du moment où il faisait un pas en arrière il se considérait d'avance comme battu. Cette croyance exalta davantage encore l'orgueil de Charles-Quint ; il se mit de sa personne à la tête de son armée et résolut d'envahir la France en pénétrant par le Midi.
On connaît les résultats de cette tentative : Marseille, qui avait résisté au connétable de Bourbon et à Pescaire, les deux plus grands hommes de guerre du temps, n'eut point de peine à résister à Charles-Quint, grand politique, mais médiocre général. Charles-Quint ne s'en inquiéta point, laissa Marseille derrière lui, et voulut marcher sur Avignon ; mais Montmorency avait établi entre la Durance et le Rhône un camp inexpugnable contre lequel Charles-Quint s'acharna vainement. De sorte que Charles-Quint, après six semaines de tentatives inutiles, repoussé en tête, harcelé sur les flancs, menacé d'être coupé sur ses derrières, ordonna à son tour une retraite qui ressemblait fort à une déroute, et après avoir manqué de tomber entre les mains de son ennemi, parvint à grand-peine à gagner Barcelone, où il arriva sans hommes et sans argent.
Alors, tous ceux qui avaient attendu l'issue de l'affaire pour se déclarer se déclarèrent contre Charles-Quint. Henri II répudia sa femme, Catherine d'Aragon, pour épouser sa maîtresse, Anne de Boleyn. Soliman attaqua le royaume de Naples et la Hongrie. Les princes protestants d'Allemagne firent une ligue secrète contre l'empereur. Enfin les habitants de Gand, lassés des impôts qu'on ne cessait de mettre sur eux pour subvenir aux frais de la guerre contre la France, se révoltèrent tout à coup et envoyèrent à François Ier des ambassadeurs pour lui offrir de se mettre à leur tête.
Mais, au milieu de ce bouleversement universel qui menaçait la fortune de Charles-Quint, de nouvelles négociations s'étaient renouées entre lui et François Ier. Les deux souverains s'étaient abouchés à Aigues-Mortes, et François Ier, décidé à une paix dont il sentait que la France avait le plus grand besoin, était résolu à tout attendre désormais, non pas d'une lutte à main armée, mais de négociations amicales.
Il fit donc prévenir Charles-Quint de ce que lui proposaient les Gantois, en lui offrant en même temps un passage à travers la France pour se rendre en Flandre.
C'était à ce sujet que le conseil était assemblé au moment où Benvenuto était venu frapper à la porte, et, fidèle à sa pro messe, François Ier, prévenu de la présence de son grand orfèvre, avait ordonné qu'il fût introduit. Benvenuto put donc entendre la fin de la discussion.
- Oui, messieurs, disait François Ier, oui, je suis de l'avis de M. de Montmorency, et mon rêve, à moi, c'est de conclure une alliance durable avec l'empereur élu, d'élever nos deux trônes au-dessus de toute la chrétienté, et de faire disparaître devant nous toutes ces corporations, toutes ces communes, toutes ces assemblées populaires qui prétendent imposer des limites à notre puissance royale en nous refusant tantôt les bras, tantôt l'argent de nos sujets. Mon rêve est de faire rentrer dans le sein de la religion et dans l'unité pontificale toutes les hérésies qui désolent notre sainte mère Eglise. Mon rêve est enfin de réunir toutes mes forces contre les ennemis du Christ, de chasser le sultan des Turcs de Constantinople, ne fût-ce que pour prouver qu'il n'est pas, comme on le dit, mon allié, et d'établir à Constantinople un second empire, rival du premier en force, en splendeur et en étendue. Voilà mon rêve, messieurs, et je lui ai donné ce nom afin de ne pas trop me laisser élever par l'espérance du succès, afin de ne pas être trop abattu quand l'avenir m'en viendra peut-être démontrer l'impossibilité. Mais s'il réussissait, s'il réussissait, connétable, si j'avais la France et la Turquie, Paris et Constantinople, l'occident et l'orient, convenez, messieurs, que ce serait beau, que ce serait grand, que ce serait sublime !
- Ainsi, sire, dit le duc de Guise, il est définitivement arrêté que vous refusez la suzeraineté que vous offrent les Gantois, et que vous renoncez aux anciens domaines de la maison de Bourgogne ?
- C'est arrêté ; l'empereur verra que je suis allié aussi loyal que loyal ennemi. Mais avant, et sur toutes choses, comprenez-le bien, je veux et j'exige que le duché de Milan me soit rendu ; il m'appartient par mon droit héréditaire et par l'investiture des empereurs, et je l'aurai, foi de gentilhomme ! mais, je l'espère, sans rompre amitié avec mon frère Charles.
- Et vous offrirez à Charles-Quint de passer par la France pour aller châtier les Gantois révoltés ? ajouta Poyet.
- Oui, monsieur le chancelier, répondit le roi ; faites partir dès aujourd'hui M. de Fréjus pour l'y inviter en mon nom. Montrons-lui que nous sommes disposés à tout pour conserver la paix. Mais s'il veut la guerre...
Un geste terrible et majestueux accompagna cette phrase suspendue un instant, car François Ier avait aperçu son artiste qui se tenait modestement près de la porte.
- Mais s'il veut la guerre, reprit-il, par mon Jupiter ! dont Benvenuto vient m'apporter des nouvelles, je jure qu'il l'aura sanglante, terrible, acharnée. Eh bien ! Benvenuto, mon Jupiter, où en est-il ?
- Sire, répondit Cellini, je vous en apporte le modèle, de votre Jupiter ; mais savez-vous à quoi je rêvais en vous regardant et en vous écoutant ? Je rêvais à une fontaine pour votre Fontainebleau ; à une fontaine que surmonterait une statue colossale de soixante pieds, qui tiendrait une lance brisée dans sa main droite, et qui appuierait la gauche sur la garde de son épée. Cette statue, sire, représenterait Mars, c'est-à-dire Votre Majesté : car en vous tout est courage, et vous employez le courage avec justice et pour la sainte défense de votre gloire. Attendez, sire, ce n'est pas tout : aux quatre angles de la base de cette statue, il y aura quatre figures assises, la poésie, la peinture, la sculpture et la libéralité. Voilà à quoi je rêvais en vous regardant et vous écoutant, sire.
- Et vous ferez vivre ce rêve-là en marbre ou en bronze, Benvenuto ; je le veux, dit le roi avec le ton du commandement, mais en souriant avec une aménité toute cordiale.
Tout le conseil applaudit, tant chacun trouvait le roi digne de la statue, et la statue digne du roi.
- En attendant, reprit le roi, voyons notre Jupiter.
Benvenuto tira le modèle de dessous son manteau, et le posa sur la table autour de laquelle venait de se débattre la destinée du monde.
François Ier le regarda un moment avec un sentiment d'admiration sur l'expression duquel il n'y avait point à se tromper.
- Enfin ! s'écria-t-il, j'ai donc trouvé un homme selon mon coeur ; puis, frappant sur l'épaule de Benvenuto : Mon ami, continua-t-il, je ne sais lequel éprouve le plus de bonheur du prince qui trouve un artiste qui va au-devant de toutes ses idées, un artiste tel que vous enfin, ou de l'artiste qui rencontre un prince capable de le comprendre. Je crois que mon plaisir est plus grand, à vrai dire.
- Oh ! non, permettez, sire, s'écria Cellini ; c'est à coup sûr le mien.
- C'est le mien, allez, Benvenuto.
- Je n'ose résister à Votre Majesté ; cependant...
- Allons, disons donc que nos joies se valent, mon ami.
- Sire, vous m'avez appelé votre ami, dit Benvenuto, voilà un mot qui me paie au centuple de sa valeur tout ce que j'ai déjà fait pour Votre Majesté et tout ce que je puis encore faire pour elle.
- Eh bien ! je veux te prouver que ce n'est point une vaine parole qui m'est échappée, Benvenuto, et que si je t'ai appelé mon ami, c'est que tu l'es réellement. Apporte-moi mon Jupiter, achève-le le plus tôt possible, et ce que tu me demanderas en me l'apportant, foi de gentilhomme ! si la main d'un roi peut y atteindre, tu l'auras. Entendez-vous, messieurs ? et si j'oubliais ma promesse, faites-m'en souvenir.
- Sire, s'écria Benvenuto, vous êtes un grand et noble roi, et je suis honteux de pouvoir si peu pour vous, qui faites tant pour moi.
Puis ayant baisé la main que le roi lui tendait, Cellini replaça la statue de son Jupiter sous son manteau, et sortit de la salle du conseil le coeur plein d'orgueil et de joie.
En sortant du Louvre il rencontra le Primatice qui allait y entrer.
- Où courez-vous donc si joyeux, mon cher Benvenuto ? dit le Primatice à Cellini, qui passait sans le voir.
- Ah ! c'est vous, Francesco ! s'écria Cellini. Oui, vous avez raison, je suis joyeux, car je viens de voir notre grand, notre sublime, notre divin François Ier...
- Et avez-vous vu madame d'Etampes ? demanda le Primatice.
- Qui m'a dit des choses, voyez-vous, Francesco, que je n'ose répéter, quoiqu'on prétende que la modestie n'est pas mon fort.
- Mais que vous a dit madame d'Etampes ?
- Il m’a appelé son ami, comprenez-vous, Francesco ? il m'a tutoyé comme il tutoie ses maréchaux. Enfin il m'a dit que quand mon Jupiter serait fini, je pourrais lui demander telle faveur qui me conviendrait, et que cette faveur m'était d'avance accordée.
- Mais que vous a promis madame d'Etampes ?
- Quel homme étrange vous faites, Francesco !
- Pourquoi cela ?
- Vous ne me parlez que de madame d'Etampes quand je ne vous parle que du roi.
- C'est que je connais mieux la cour que vous, Benvenuto ; c'est que vous êtes mon compatriote et mon ami ; c'est que vous m'avez rapporté un peu de l'air de notre belle Italie, et que dans ma reconnaissance je veux vous sauver d'un grand danger. Ecoutez, Benvenuto, la duchesse d'Etampes est votre ennemie, votre ennemie mortelle ; je vous l'ai déjà dit, car à cette époque je le craignais, je vous le répète ; mais aujourd'hui j'en suis sûr. Vous avez offensé cette femme, et si vous ne l'apaisez, elle vous perdra. Madame d'Etampes, Benvenuto, écoutez bien ce que je vais vous dire : madame d'Etampes, c'est la reine du roi.
- Que me dites-vous là, bon Dieu ! s'écria Cellini en riant. Moi, moi, j'ai offensé madame d'Etampes ! et comment cela ?
- Oh ! je vous connais, Benvenuto, et je me doutais bien que vous n'en saviez pas plus que moi, pas plus qu'elle sur le motif de son aversion pour vous. Mais qu'y faire ? Les femmes sont ainsi bâties : elles haïssent comme elles aiment, sans savoir pourquoi. Eh bien ! la duchesse d'Etampes vous hait.
- Que voulez-vous que j'y fasse ?
- Ce que je veux ? Je veux que le courtisan sauve le sculpteur.
- Moi, le courtisan d'une courtisane !
- Vous avez tort, Benvenuto, dit en souriant le Primatice, vous avez tort ; madame d'Etampes est très belle, et tout artiste en doit convenir.
- Aussi, j'en conviens, dit Benvenuto.
- Eh bien ! dites-le-lui, à elle, à elle-même, et non pas à moi. Je ne vous en demande pas davantage pour que vous deveniez les meilleurs amis du monde. Vous l'avez blessée par un caprice d'artiste ; c'est à vous de faire les premiers pas vers elle.
- Si je l'ai blessée, dit Cellini, c'est sans intention ou plutôt sans méchanceté. Elle m'a dit quelques paroles mordantes que je ne méritais pas ; je l'ai remise à sa place, et elle le méritait.
- N'importe, n'importe ! oubliez ce qu'elle a dit, Benvenuto, et faites-lui oublier ce que vous lui avez répondu. Je vous le répète, elle est impérieuse, elle est vindicative, et elle tient dans sa main le coeur du roi, du roi qui aime les arts, mais qui aime encore mieux l'amour. Elle vous fera repentir de votre audace, Benvenuto ; elle vous suscitera des ennemis ; c'est elle déjà qui a donné au prévôt le courage de vous résister. Et, tenez, je pars pour l'Italie, moi ; je vais à Rome par son ordre. Eh bien ! ce voyage, Benvenuto, est dirigé contre vous, et moi-même, moi, votre ami, je suis forcé de servir d'instrument à sa rancune.
- Et qu'allez-vous faire à Rome ?
- Ce que j'y vais faire ? Vous avez promis au roi de rivaliser avec les anciens, et je vous sais homme à tenir votre promesse ; mais la duchesse croit que vous vous êtes vanté à tort, et pour vous écraser par la comparaison sans doute, elle m'envoie, moi, peintre, mouler à Rome les plus belles statues antiques, le Laocoon, la Vénus, le Rémouleur, que sais-je, moi !
- Voilà en effet un terrible raffinement de haine, dit Benvenuto, qui, malgré la bonne opinion qu'il avait de lui-même, n'était pas tout à fait sans inquiétude sur une comparaison de son oeuvre avec celle des plus grands maîtres ; mais céder à une femme, ajouta-t-il en serrant les poings, jamais ! jamais !
- Qui vous parle de céder ! Tenez, je vous ouvre un moyen. Ascanio lui a plu : elle veut le faire travailler et m'a chargé de lui dire de passer chez elle. Eh bien ! rien de plus simple à vous que d'accompagner votre élève à l'hôtel d'Etampes pour le présenter vous-même à la belle duchesse. Profitez de cela, emportez avec vous quelqu'un de ces merveilleux bijoux comme vous seul en savez faire, Benvenuto ; vous le lui montrerez d'abord, puis quand vous verrez ses yeux briller en le regardant, vous le lui offrirez comme un tribut à peine digne d'elle. Alors elle acceptera, vous remerciera gracieusement, vous fera en échange quelque présent digne de vous, et vous rendra toute sa faveur. Si vous avez au contraire cette femme pour ennemie, renoncez dès à présent aux grandes choses que vous rêvez. Hélas ! j'ai été forcé, moi aussi, de plier un instant pour me relever après de toute ma taille. Jusque-là je me voyais préférer ce barbouilleur de Rosso ; on le mettait partout et toujours au-dessus de moi. On le nommait intendant de la couronne.
- Vous êtes injuste envers lui, Francesco, dit Cellini, incapable de cacher sa pensée : c'est un grand peintre.
- Vous trouvez ?
- J'en suis sûr.
- Eh ! j'en suis sûr aussi, moi, dit le Primatice, et je le hais justement à cause de cela. Eh bien ! on se servait de lui pour m'écraser ; j'ai flatté leurs misérables vanités, et maintenant je suis le grand Primatice, et maintenant on se sert de moi pour vous écraser à votre tour. Faites donc comme j'ai fait, Benvenuto, vous ne vous repentirez pas d'avoir suivi mon conseil. Je vous en supplie pour vous et pour moi, je vous en supplie au nom de votre gloire et de votre avenir, que vous compromettez tous deux si vous persistez dans votre entêtement.
- C'est dur ! dit Cellini, qui commençait cependant visiblement à céder.
- Si ce n'est pour vous, Benvenuto, que ce soit pour notre grand roi. Voulez-vous lui déchirer le coeur, en le mettant dans la nécessité d'opter entre une maîtresse qu'il aime et un artiste qu'il admire ?
- Eh bien ! soit ! pour le roi je le ferai ! s'écria Cellini, enchanté d'avoir trouvé en face de son amour-propre une excuse suffisante.
- A la bonne heure ! dit le Primatice. Et maintenant vous comprenez que si un seul mot de cette conversation était rapporté à la duchesse, je serais perdu.
- Oh ! dit Benvenuto, j'espère que vous êtes tranquille.
- Benvenuto donne sa parole et tout est dit, reprit le Primatice.
- Vous l'avez.
- Oh bien donc ! adieu, frère.
- Bon voyage là-bas !
- Bonne chance ici !
Et les deux amis, après s'être serré une dernière fois la main, se quittèrent en faisant chacun un geste qui résumait toute leur conversation.

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