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Chapitre LX
Comment Sainte-Maline entra dans la tourelle et de ce qui s'ensuivit

Le premier soin d'Ernauton, lorsqu'il vit la porte de l'antichambre se fendre sous les coups de Sainte-Maline, fut de souffler la bougie qui éclairait la tourelle.
Cette précaution qui pouvait être bonne, mais qui n'était que momentanée, ne rassurait cependant pas la duchesse, lorsque tout à coup dame Fournichon, qui avait épuisé toutes ses ressources, eut recours à un dernier moyen et se mit à crier :
« Monsieur de Sainte-Maline, je vous préviens que les personnes que vous troublez sont de vos amis ; la nécessité me force à vous l'avouer.
- Eh bien, raison de plus pour que nous leur présentions nos compliments, dit Perducas de Pincorney d'une voix avinée, et trébuchant derrière Sainte-Maline sur la dernière marche de l'escalier.
- Et quels sont ces amis, voyons ? dit Sainte-Maline.
- Oui, voyons-les, voyons-les », cria Eustache de Miradoux.
La bonne hôtesse, espérant toujours prévenir une collision qui pouvait, tout en honorant le Fier Chevalier, faire le plus grand tort au Rosier d'Amour, monta au milieu des rangs pressés des gentilshommes, et glissa tout bas le nom d'Ernauton à l'oreille de son agresseur.
« Ernauton ! répéta tout haut Sainte-Maline, pour qui cette révélation était de l'huile au lieu d'eau jetée sur le feu ; Ernauton ! ce n'est pas possible.
- Et pourquoi cela ? demanda Mme Fournichon.
- Oui, pourquoi cela ? répétèrent plusieurs voix.
- Eh parbleu ! dit Sainte-Maline, parce qu'Ernauton est un modèle de chasteté, un exemple de continence, un composé de toutes les vertus. Non, non, vous vous trompez, dame Fournichon, ce n'est point M. de Carmainges qui est enfermé là-dedans. »
Et il s'approcha vers la seconde porte, pour en faire autant qu'il en avait fait de la première, quand tout à coup cette porte s'ouvrit, et Ernauton parut debout sur le seuil, avec un visage qui n'annonçait point que la patience fût une de ces vertus qu'il pratiquait si religieusement, au dire de Sainte-Maline.
« De quel droit M. de Sainte-Maline a-t-il brisé cette première porte ? demanda-t-il ; et, ayant déjà brisé celle-là, veut-il encore briser celle-ci ?
- Eh ! c'est lui en réalité, c'est Ernauton ! s'écria Sainte-Maline ; je reconnais sa voix, car, quant à sa personne, le diable m'emporte si je pourrais dire dans l'obscurité de quelle couleur elle est.
- Vous ne répondez pas à ma question, monsieur », réitéra Ernauton.
Sainte-Maline se mit à rire bruyamment, ce qui rassura ceux des Quarante-Cinq qui, à la voix grosse de menaces qu'ils venaient d'entendre, avaient jugé qu'il était prudent de descendre à tout hasard deux marches de l'escalier.
« C'est à vous que je parle, monsieur de Sainte-Maline, m'entendez-vous ? s'écria Ernauton.
- Oui, monsieur, parfaitement, répondit celui-ci.
- Alors, qu'avez-vous à dire ?
- J'ai à dire, mon cher compagnon, que nous voulions savoir si c'était vous qui habitiez cette hôtellerie des amours.
- Eh bien, maintenant, monsieur, que vous avez pu vous assurer que c'était moi, puisque je vous parle et qu'au besoin je pourrais vous toucher, laissez-moi en repos.
- Cap de diou ! dit Sainte-Maline, vous ne vous êtes pas fait ermite, et vous ne l'habiter pas seul, je suppose ?
- Quant à cela, monsieur, vous me permettrez de vous laisser dans le doute, en supposant que vous y soyez.
- Ah bah ! continua Sainte-Maline en s'efforçant de pénétrer dans la tourelle, est-ce que vraiment vous seriez seul ? Ah ! vous êtes sans lumière, bravo !
- Allons, messieurs, dit Ernauton d'un ton hautain, j'admets que vous soyez ivres, et je vous pardonne ; mais il y a un terme même à la patience que l'on doit à des hommes hors de leur bon sens ; les plaisanteries sont épuisées, n'est-ce pas ? Faites-moi donc le plaisir de vous retirer. »
Malheureusement Sainte-Maline était dans un de ses accès de méchanceté envieuse.
« Oh ! oh ! nous retirer, dit-il, comme vous nous dites cela, monsieur Ernauton !
- Je vous dis cela de façon à ce que vous ne vous trompiez pas à mon désir, monsieur de Sainte-Maline, et, s'il le faut même, je le répète : retirez-vous, messieurs, je vous en prie.
- Oh ! pas avant que vous ne nous ayez admis à l'honneur de saluer la personne pour laquelle vous désertez notre compagnie. »
A cette insistance de Sainte-Maline, le cercle prêt à se rompre se reforma autour de lui.
« Monsieur de Montcrabeau, dit Sainte-Maline avec autorité, descendez et remontez avec une bougie.
- Monsieur de Montcrabeau, s'écria Ernauton, si vous faites cela, souvenez-vous que vous m'offensez personnellement. »
Montcrabeau hésita, tant il y avait de menaces dans la voix du jeune homme.
« Bon ! répliqua Sainte-Maline, nous avons notre serment, et M. de Carmainges est si religieux en discipline, qu'il ne voudra pas l'enfreindre : nous ne pouvons tirer l'épée les uns contre les autres ; ainsi, éclairez, Montcrabeau, éclairez. »
Montcrabeau descendit, et, cinq minutes après, remonta avec une bougie qu'il voulut remettre à Sainte-Maline.
« Non pas, non pas, dit celui-ci, gardez, je vais peut-être avoir besoin de mes deux mains. »
Et Sainte-Maline fit un pas en avant pour pénétrer dans la tourelle.
« Je vous prends à témoin, tous tant que vous êtes ici, dit Ernauton, qu'on m'insulte indignement et qu'on me fait violence sans motifs, et qu'en conséquence Ernauton tira vivement son épée, et qu'en conséquence j'enfonce cette épée dans la poitrine du premier qui fera un pas en avant. »
Sainte-Maline, furieux, voulut aussi mettre l'épée à la main, mais il n'avait pas encore dégainé à moitié, qu'il vit briller sur sa poitrine la pointe de l'épée d'Ernauton.
Or, comme en ce moment il faisait un pas en avant, sans que M. de Carmainges eût besoin de se fendre ou de pousser le bras, Sainte-Maline sentit le froid du fer et recula en délire, comme un taureau blessé.
Alors, Ernauton fit en avant un pas égal au pas de retraite que faisait Sainte-Maline, et l'épée se retrouva menaçante sur la poitrine de ce dernier.
Sainte-Maline pâlit : si Ernauton s'était fendu, il le clouait à la muraille.
Il repoussa lentement son épée au fourreau.
« Vous mériteriez mille morts pour votre insolence, monsieur, dit Ernauton ; mais le serment dont vous parliez tout à l'heure me lie, et je ne vous toucherai pas davantage ; laissez-moi le chemin libre. »
Il fit un pas en arrière pour voir si l'on obéirait.
Et avec un geste suprême, qui eût fait honneur à un roi :
« Au large, messieurs, dit-il ; venez, madame, je réponds de tout. »
On vit alors apparaître au seuil de la tourelle une femme dont la tête était couverte d'une coiffe, dont le visage était couvert d'un voile, et qui prit toute tremblante le bras d'Ernauton.
Alors le jeune homme remit son épée au fourreau, et comme s'il était sûr de n'avoir plus rien à craindre, il traversa fièrement l'antichambre peuplée de ses compagnons inquiets et curieux à la fois.
Sainte-Maline, dont le fer avait légèrement effleuré la poitrine, avait reculé jusque sur le palier, tout étouffant de l'affront mérité qu'il venait de recevoir devant ses compagnons et devant la dame inconnue.
Il comprit que tout se réunissait contre lui, rieurs et hommes sérieux, si les choses demeuraient entre lui et Ernauton dans l'état où elles étaient ; cette conviction le poussa à une dernière extrémité.
Il tira sa dague au moment où Carmainges passait devant lui.
Avait-il l'intention de frapper Carmainges ? avait-il seulement l'intention de faire ce qu'il fit ? voilà ce qu'il serait impossible d'éclairer sans avoir lu dans la ténébreuse pensée de cet homme, ou lui-même peut-être ne pouvait lire dans ses moments de colère.
Toujours est-il que son bras s'abattit sur le couple, et que la lame de son poignard, au lieu d'entamer la poitrine d'Ernauton, fendit la coiffe de soie de la duchesse et trancha un des cordons du masque.
Le masque tomba à terre.
Le mouvement de Sainte-Maline avait été si prompt, que, dans l'ombre, nul n'avait pu s'en rendre compte, nul n'avait pu s'y opposer.
La duchesse jeta un cri. Son masque l'abandonnait et, le long de son cou, elle avait senti glisser le dos arrondi de la lame, qui cependant ne l'avait pas blessée.
Sainte-Maline eut donc, tandis qu'Ernauton s'inquiétait de ce cri poussé par la duchesse, tout le temps de ramasser le masque et de le lui rendre, de sorte qu'à la lueur de la bougie de Montcrabeau il put voir le visage de la jeune femme, que rien ne protégeait.
« Ah ! ah ! dit-il de sa voix railleuse et insolente, c'est la belle dame de la litière : mes compliments, Ernauton, vous allez vite en besogne. »
Ernauton s'arrêtait et avait déjà tiré à moitié du fourreau son épée, qu'il se repentait d'y avoir remise, lorsque la duchesse l'entraîna par les degrés en lui disant tout bas :
« Venez, venez, je vous en supplie, monsieur de Carmainges.
- Je vous reverrai, monsieur de Sainte-Maline, dit Ernauton en s'éloignant, et, soyez tranquille, vous me payerez cette lâcheté avec les autres.
- Bien, bien ! fit Sainte-Maline ; tenez votre compte de votre côté, je tiens le mien ; nous les réglerons tous deux un jour. » Carmainges entendit, mais ne se retourna même point, il était tout entier à la duchesse.
Arrivé au bas de l'escalier, personne ne s'opposa plus à son passage ; ceux des Quarante-Cinq qui n'avaient pas monté l'escalier blâmaient sans doute tout bas la violence de leurs camarades.
Ernauton conduisit la duchesse à sa litière gardée par deux serviteurs.
Arrivée là et se sentant en sûreté, la duchesse serra la main de Carmainges et lui dit :
« Monsieur Ernauton, après ce qui vient de se passer, après l'insulte dont, malgré votre courage, vous n'avez pu me défendre, et qui ne manquerait pas de se renouveler, nous ne pouvons plus revenir ici ; cherchez, je vous prie, dans les environs, quelque maison à vendre ou à louer en totalité ; avant peu, soyez tranquille, vous recevrez de mes nouvelles.
- Dois-je prendre congé de vous, madame ? dit Ernauton, en s'inclinant en signe d'obéissance aux ordres qui venaient de lui être donnés, et qui étaient trop flatteurs à son amour-propre pour qu'il les discutât.
- Pas encore, monsieur de Carmainges, pas encore ; suivez ma litière jusqu'au nouveau pont, dans la crainte que ce misérable qui m'a reconnue pour la dame de la litière mais qui ne m'a point reconnue pour ce que je suis, ne marche derrière nous et ne découvre ainsi ma demeure. »
Ernauton obéit, mais personne ne les espionna.
Arrivée au Pont-Neuf, qui alors méritait ce nom, puisqu'il y avait à peine sept ans que l'architecte Ducerceau l'avait jeté sur la Seine, arrivée au Pont-Neuf, la duchesse rendit la main aux lèvres d'Ernauton en lui disant :
« Allez maintenant, monsieur.
- Oserai-je vous demander quand je vous reverrai, madame ?
- Cela dépend de la hâte que vous mettrez à faire ma commission, et cette hâte me sera une preuve du plus ou du moins de désir que vous aurez de me revoir.
- Oh ! madame, en ce cas, rapportez-vous-en à moi.
- C'est bien, allez, mon chevalier. »
Et la duchesse donna une seconde fois sa main à baiser à Ernauton, puis s'éloigna.
« C'est étrange, en vérité, dit le jeune homme revenant sur ses pas, cette femme a du goût pour moi, je n'en puis douter, et elle ne s'inquiète pas le moins du monde si je puis ou non être tué par ce coupe-jarret de Sainte-Maline. » Et un léger mouvement d'épaules prouva que le jeune homme estimait cette insouciance à sa valeur.
Puis revenant sur ce premier sentiment qui n'avait rien de flatteur pour son amour-propre :
« Oh ! poursuivit-il, c'est qu'en effet elle était bien troublée, la pauvre femme, et que la crainte d'être compromise est, chez les princesses surtout, le plus fort de tous les sentiments. Car, ajoutait-il en souriant à lui-même, elle est princesse. »
Et comme ce dernier sentiment était le plus flatteur pour lui, ce fut ce dernier sentiment qui l'emporta.
Mais ce sentiment ne put effacer chez Carmainges le souvenir de l'insulte qui lui avait été faite ; il retourna donc droit à l'hôtellerie, pour ne laisser à personne le droit de supposer qu'il avait eu peur des suites que pourrait avoir cette affaire.
Il était naturellement décidé à enfreindre toutes les consignes et tous les serments possibles, et à en finir avec Sainte-Maline au premier mot qu'il dirait ou au premier geste qu'il se permettrait de faire.
L'amour et l'amour-propre blessés du même coup lui donnaient une rage de bravoure qui lui eût certainement, dans l'état d'exaltation où il était, permis de lutter avec dix hommes.
Cette résolution étincelait dans ses yeux, lorsqu'il toucha le seuil de l'hôtellerie du Fier Chevalier.
Mme Fournichon, qui attendait ce retour avec anxiété, se tenait toute tremblante sur le seuil.
A la vue d'Ernauton, elle s'essuya les yeux comme si elle avait abondamment pleuré, et jetant ses deux bras au cou du jeune homme, elle lui demanda pardon, malgré tous les efforts de son mari, qui prétendait que, n'ayant aucun tort, sa femme n'avait aucun pardon à demander.
La bonne hôtelière n'était point assez désagréable pour que Carmainges, eût-il à se plaindre d'elle, lui tînt obstinément rancune ; il assura donc dame Fournichon qu'il n'avait contre elle aucun levain de rancune, et que son vin seul était coupable.
Ce fut un avis que le mari parut comprendre, et dont par un signe de tête il remercia Ernauton.
Pendant que ces choses se passaient à la porte, tout le monde était à table, et l'on causait chaleureusement de l'événement qui faisait sans contredit le point culminant de la soirée.
Beaucoup donnaient tort à Sainte-Maline avec cette franchise qui est le principal caractère des Gascons lorsqu'ils causent entre eux.
Plusieurs s'abstenaient, voyant le sourcil froncé de leur compagnon et sa lèvre crispée par une réflexion profonde.
Au reste, on n'en attaquait point avec moins d'enthousiasme le souper de maître Fournichon, mais on philosophait en l'attaquant, voilà tout.
« Quant à moi, disait tout haut M. Hector de Biran, je sais que M. de Sainte-Maline est dans son tort, et que si je me fusse appelé un instant Ernauton de Carmainges, M. de Sainte-Maline serait à cette heure couché sous cette table au lieu d'être assis devant. »
Sainte-Maline leva la tête et regarda Hector de Biran.
« Je dis ce que je dis, répondit celui-ci, et, tenez, voilà là-bas sur le seuil de la porte quelqu'un qui paraît être de mon avis. »
Tous les regards se tournèrent vers l'endroit indiqué par le jeune gentilhomme, et l'on aperçut Carmainges pâle et debout dans le cadre formé par la porte.
A cette vue, qui semblait une apparition, chacun sentit un frisson lui courir par tout le corps.
Ernauton descendit du seuil, comme eût fait la statue du commandeur de son piédestal, et marcha droit à Sainte-Maline, sans provocation réelle, mais avec une fermeté qui fit battre plus d'un coeur.
A cette vue, de toutes parts on cria à M. de Carmainges :
« Venez par ici, Ernauton ; venez de ce côté, Carmainges, il y a une place près de moi.
- Merci, répondit le jeune homme, c'est près de M. de Sainte-Maline que je veux m'asseoir. »
Sainte-Maline se leva ; tous les yeux étaient fixés sur lui.
Mais, dans le mouvement qu'il fit en se levant, sa figure changea complètement d'expression.
« Je vais vous faire la place que vous désirez, monsieur, dit-il, sans colère, et en vous la faisant, je vous adresserai des excuses bien franches et bien sincères pour ma stupide agression de tout à l'heure ; j'étais ivre, vous l'avez dit vous-même ; pardonnez-moi. »
Cette déclaration, faite au milieu du silence général, ne satisfit point Ernauton, quoiqu'il fût évident que pas une syllabe n'en avait été perdue pour les quarante-trois convives, qui regardaient avec anxiété de quelle façon se terminerait cette scène.
Mais aux dernières paroles de Sainte-Maline, les cris de joie de ses compagnons montrèrent à Ernauton qu'il devait paraître satisfait, et qu'il était pleinement vengé.
Son bon sens le força donc à se taire.
En même temps, un regard jeté sur Sainte-Maline lui indiquait qu'il devait se défier de lui plus que jamais.
« Ce misérable est brave, cependant, se dit tout bas Ernauton, et s'il cède en ce moment, c'est par suite de quelque odieuse combinaison qui le satisfait davantage. »
Le verre de Sainte-Maline était plein ; il remplit celui d'Ernauton.
« Allons, allons ! la paix, la paix ! crièrent toutes les voix ; à la réconciliation de Carmainges et de Sainte-Maline ! »
Carmainges profita du choc des verres et du bruit de toutes les voix, et se penchant vers Sainte-Maline avec le sourire sur les lèvres pour qu'on ne pût soupçonner le sens des paroles qu'il lui adressait :
« Monsieur de Sainte-Maline, lui dit-il, voilà la seconde fois que vous m'insultez sans m'en faire réparation ; prenez garde : à la troisième offense, je vous tuerai comme un chien.
- Faites, monsieur, si vous trouvez votre belle, répondit Sainte-Maline ; car, foi de gentilhomme, à votre place, j'en ferais autant que vous. »
Et les deux ennemis mortels choquèrent leurs verres, comme eussent pu faire les deux meilleurs amis.

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