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Chapitre XCV
Suprême joie, suprême douleur

Les jasmins et les clématites montaient, comme avait dit Bannière, le long du mur jusqu'à l'appui de la fenêtre; ils encadraient de leur noir feuillage et de leurs blanches fleurs cette baie, par laquelle l'air pur et les rayons de la lune pénétraient silencieusement. Les dragons s'assirent dans le jardin, campèrent dans la rue et sur l'escalier, comme l'avait demandé Bannière.
Alors commença, entre les deux amants abandonnés à eux-mêmes, cet échange d'amour et de baisers coupés de larmes que l'orgueil avait arrêté chez Bannière, la prudence et le désespoir chez Olympe. Nuit terrible, dont chaque soupir marquait une minute, chaque caresse un progrès, chaque parole une distance.
Les étoiles brillaient aux cieux, les mêmes étoiles qu'Olympe pourrait voir encore le lendemain à la même heure, de la même fenêtre, tandis que les yeux de son cher bien-aimé Bannière ne verraient plus à jamais que les ténèbres opaques du tombeau!
Bannière vivait, il s'étourdissait, il rassemblait tout son amour pour le convertir en témoignages pour cette femme à laquelle rien de ce qui vivait à cette heure en lui ne l'attacherait plus demain.
Olympe, pâle et froide comme un cadavre, ne souleva pas un instant ses lèvres des lèvres de son mari. Elle ne lui dit pas en quatre heures une seule parole, de peur de perdre le temps d'un baiser. Nature puissante et invincible dans son amour, Bannière, par le bouillonnement de cette existence qui allait s'éteindre, finit enfin par échauffer cette statue et par jeter en elle le délirant incendie de la passion. C'était l'alliance suprême entre la matière qui se révolte contre sa destruction prochaine, et l'esprit qui s'aperçoit qu'il n'y a plus rien pour les joies terrestres au-delà du dernier soupir; alliance qui rend l'homme supérieur à lui-même, et qui, dans un moment d'orgueil, ou peut-être de désespoir, engagea les Titans à escalader le ciel.
Au seuil de la mort, ces deux amants s'oubliaient dans les extases de la vie.
Cependant le jour blanchissait à l'horizon.
Une ligne pâle ouvrit au-delà des montagnes la voûte du ciel, et les fleuves commencèrent à sortir des ténèbres comme de sinistres épées que des anges funèbres tireraient de leurs fourreaux.
La fraîcheur entra dans la chambre et fit courir un frisson sur les membres délicats d'Olympe, qui sortit de son extase par un sanglot. Sanglot et frisson, Bannière but tout cela dans un ardent baiser.
On entendit alors dans le jardin le chant d'un oiseau, et presque en même temps la voix d'un soldat dans la rue.
Quatre heures sonnèrent à cette même église qui, la veille, impassible, avait sonné le commencement de ce bonheur mortel.
Avec la même impassibilité elle en sonnait la fin.
Un petit bruit, pareil au grattement que les courtisans font à la porte des rois, grinça sur la porte de Bannière. C'était Champmeslé, qui avait passé la nuit en prières dans la chambre voisine, et qui, fidèle à sa promesse, venait parler de Dieu à son ami.
Joie étrange que la Providence gardait à ces malheureux! le prêtre qui annonçait la mort aux condamnés n'était cette fois qu'un tendre ami au doux visage, à l'œil caressant, un ami plein de cœur et d'intelligence, ange qui, au lieu de fermer tristement les portes de la vie, venait, avec un ineffable sourire de miséricorde, ouvrir les portes du ciel.
Il s'assit en face de Bannière et d'Olympe, qui, tous deux les mains enlacées, se tenaient assis sur le bord de leur lit.
- Parlez pour nous deux, mon ami, lui dit Olympe.
- Oh! je n'ai rien à vous dire, vous êtes plus éloquents que moi; je sais votre cœur à un soupir, à un mot près. Dieu vous a pardonné, Dieu vous bénit, Dieu vous récompensera dans l'autre vie de ce qu'il vous a fait souffrir dans celle-ci.
- Vous trouvez, n'est-ce pas, mon ami, dit Bannière, que Dieu nous fait bien souffrir?
- Oui, puisqu'il vous sépare.
- Oh! fit Olympe avec un sourire qui décela l'origine et la raison de toute sa tranquillité, Dieu ne nous séparera pas, mon père. Puis, plus bas et levant les yeux au ciel:
- Je l'espère du moins, ajouta-t-elle.
- Comment, et que voulez-vous dire? demanda Champmeslé surpris.
- Je dis que Dieu est grand et bon, mon père, et qu'il mesure la douleur à la force; voilà ce que je dis.
Bannière comprit, lui, et serra tendrement sa femme dans ses bras. électrisée par ce remerciement, Olympe se sentit courageuse et ne vit plus rien d'impossible à son héroïsme.
Elle embrassa Bannière et tira dans le milieu de la chambre ce grand coffre que le fourgon du roulage avait, la veille, apporté de Paris à l'adresse des deux époux.
- Que cherches-tu, mon enfant? demanda Bannière.
- Je cherche, répondit Olympe, du linge frais et brodé pour mon amour, afin qu'il aille à la mort, non pas comme un pauvre soldat, mais comme un gentilhomme.
- Ah! cela me plaît! dit Bannière. Champmeslé secoua la tête.
- C'est une idée d'orgueil, ma fille, dit-il à Olympe. Pourquoi le distraire de Dieu el de son salut, en ces derniers moments, par la recherche de la toilette?
Mais Olympe n'écoutait pas la douce remontrance de son ami; elle avait tiré pêle-mêle, de la caisse, des chemises et des dentelles, jonchant le parquet de choses dont elle n'avait point à faire.
Puis elle habilla Bannière, de sorte qu'il se trouva frais lorsque l'officier frappa à la porte du pommeau de son épée, au quart après quatre heures.
- Entrez, dit Bannière.
Puis, avec enjouement,
- Voyez, mon cher monsieur, dit-il, nous sommes exacts.
L'officier s'inclina avec respect devant ce double courage éblouissant sous la pâleur des deux époux.
- Alors, si vous êtes prêt, dit-il, veuillez me suivre.
Olympe jeta une mante sur ses épaules et fut prête la première. L'officier la regardait avec surprise.
- Marchons! dit-elle.
- Où cela, madame? fit-il en la retenant.
- Mais où va mon mari, monsieur.
- Il n'est pas possible! s'écria l'officier, que vous ayez l'intention de suivre votre mari, madame.
- Et pourquoi pas, je vous prie? demanda Olympe en relevant la tête.
- Parce que cela révolte, madame. Mes soldats ne sont pas des bourreaux, et pas un dragon ne fera feu sur un homme en présence de sa femme.
- Oh! raison de plus alors! cria-t-elle.
- Allons, soyons raisonnables, dit l'officier, qui faisait effort pour ne point se laisser aller à son émotion. J'ai mes ordres, et ils sont formels. - Pardon, monsieur, dit à son tour Bannière intervenant dans le débat; mais n'est-il donc pas permis à une femme de donner le bras à son mari, du moins jusqu'à ...
- En aucune façon, monsieur, répondit l'officier, et je compte sur vous pour engager madame à ne point se mettre dans une situation pareille.
- Jamais, dit Olympe, je n'obéirai sur ce point à vous ni à lui. Où il ira, j'irai.
- Madame, dit l'officier, vous m'obligez à la rigueur.
- Monsieur! s'écria Olympe.
- Ce n'est point ma faute.
L'officier se retourna du côté de la porte.
- Dragons, dit-il.
Dix hommes parurent, car un renfort avait été envoyé de la caserne.
- Six hommes pour escorter le condamné, dit l'officier; quatre hommes pour garder à vue madame dans cette chambre.
Puis à Champmeslé:
- Allons, monsieur l'abbé, aidez-nous, que diable!
Champmeslé, obéissant à cet appel et encore plus à sa propre raison, s'efforça de contenir Olympe, dont la douleur et la rage éclatèrent alors, orage contenu jusqu'à ce moment par des liens qui, se brisant enfin, donnaient essor aux tempêtes.
Bannière lui-même avec ses exhortations, ses supplications, fut impuissant à calmer sa femme. Champmeslé, partagé entre deux agonies, commençait à perdre son courage en perdant sa décision. à qui de ce mourant ou de cette désespérée allait-il parler de Dieu, ce seul et unique refuge de l'homme dans la mort et dans le désespoir?
L'0fficier mit fin à cette scène, à ces cris, à ces pleurs, avec l'inflexibilité d'un soldat esclave d'un devoir.
Les six dragons d'escorte entraînèrent Bannière, et les quatre autres enfermèrent Olympe dans un cercle sans menaces qu'elle ne put franchir, et au milieu duquel, épuisée, les yeux secs, elle tomba assise sur le coffre ouvert d'où s'échappaient encore tous ces objets chéris qui avaient touché Bannière.
Champmeslé, tenant le condamné sous le bras, fondant en larmes, l'embrassant, lui faisant baiser le crucifix, Champmeslé remua profondément le cœur des soldats, et plus d'un chancela le long de la route sous le poids de son émotion et de ses larmes.
On découvrit bientôt, c'est-à-dire à cent cinquante ou deux cents pas, l'enclos attenant à la caserne où l'exécution se devait faire. épouvantable hasard de cet enclos! toute la compagnie de Bannière, armes chargées, pouvait voir distinctement la fenêtre aux clématites et aux jasmins de l'autre côté de laquelle venait de se passer cette horrible scène de séparation que nous n'avons pas osé raconter dans tous ses détails.
Quand Olympe revint à elle, ou plutôt se retrouva en elle-même, son agitation avait fait place à la torpeur la plus profonde.
Elle leva les yeux, regarda autour d'elle, et aperçut quatre dragons qui, chacun retiré à un des angles de la chambre, suivaient tous ses mouvements avec une sorte de crainte.
La douceur de ses yeux, le tremblement de ses mains, le frissonnement de tout son corps, leur prouvèrent que la crise était passée. Mais cependant aucun de ces quatre hommes n'osa adresser un mot, un seul mot à la pauvre femme.
L'un d'eux s'approcha de son camarade, et, le touchant de l'épaule:
- En vérité, dit-il, nous ne devrions pas laisser cette petite dame ici.
- Et pourquoi cela? demanda le dragon.
- Regarde; mais regarde sans avoir l'air de regarder.
Et, du bout de son mousqueton, il indiqua la fenêtre du jardin à son camarade.
De là, en effet, par-delà les maigres arbres du petit jardin et de deux ou trois autres, on apercevait l'enclos dans lequel les dragons à cheval et le corps de réserve commandé attendaient avec les officiers l'arrivée du funèbre cortège.
Pour y arriver, Bannière, avec son escorte, avait dû faire un assez long détour.
D'ailleurs, on marchait lentement.
Quelques curieux, rares encore, à cause de l'heure et de l'ignorance où était la ville, commençaient à escalader les murs, à grimper sur les arbres et à garnir les rues.
Le dragon, à qui son camarade fit remarquer tout cela, se sentit mal à l'aise.
- Ah! c'est vrai, dit-il à voix basse; d'ici elle entendra, la malheureuse! Essayons de l'emmener.
- Ou de fermer la fenêtre au moins.
- Elle entendra tout de même.
Ce colloque ne tira pas Olympe de l'abattement sans fond où elle était tombée.
Sa main, en remuant machinalement, erra sur les dentelles, le linge et les étoffes épanchés du coffre; douces reliques, chères dépouilles, comme dit le poète latin ; souvenirs d'un passé qui était l'amour. Après la main se réveillèrent les yeux, qui reconnurent aussi autour d'elle.
Et, comme si Bannière absent et déjà sur la route de l'éternité eût voulu se rappeler à sa femme, le premier objet qui frappa les regards d'Olympe, ce fut cet habit avec lequel Bannière s'était marié dans la petite église de Notre-Dame-de-Lorette.
Plié, serré, soigneusement empaqueté par la camériste, cet habit, embaumé des parfums de l'écharpe ou des gants qui l'avoisinaient dans le coffre, fit pousser un gémissement douloureux à Olympe de Clèves.
Hélas! elle ne pensait pas plus à ce qu'elle faisait que la fille de Jaïre ne pensait à la vie quand elle revint à elle sur les bords de la tombe ; mais elle sentit à la fois comme une douleur et un plaisir.
La douleur, c'était la vie présente; le plaisir, c'était le souvenir du passé.
Olympe déplia lentement cet habit dans lequel il lui semblait qu'elle dût retrouver Bannière. Ses doigts furent écorchés cependant par le tissu si fin de la doublure, et le poids du vêtement, si léger qu'il fût, fatigua son bras endolori. Du même mouvement lent, mesuré, presque automatique, elle souleva l'habit jusqu'à ses lèvres, cacha son visage dans l'étoffe, fondit en larmes, et se répandit en sanglots si douloureux que tout, dans la petite chambre, fleurs, meubles, rideaux, palpita et frémit, tout, jusqu'au cœur de ces quatre soldats. Ces déchirantes secousses, qui bouleversaient une beauté si parfaite, parurent insupportables à l'un des dragons, qui sortit de la chambre, aimant mieux s'exposer à être puni que de s'exposer à voir un spectacle si désolant.
Un de ses compagnons l'imita. Olympe ne s'était aperçue de rien.
- Vois-tu, dit le premier à l'autre, la prison, les fers, tout ce que tu voudras, mais je ne veux pas être là quand tout à l'heure les coups de fusil vont apporter leur fumée jusqu'au visage de cette femme. Et le dragon s'accroupit sur les marches de l'escalier, appuyant ses deux mains sur ses oreilles.
Olympe continuait à sangloter en baisant l'habit de noces de Bannière. Tout à coup, un des soldats qui avait résisté, et qui, malgré ces larmes et ces sanglots qui lui déchiraient le cœur, était resté à son poste, ce soldat, disons-nous, pour changer un peu le cours de cette douleur, s'approcha d'Olympe, et, ne sachant comment lui parler pour qu'elle eût pitié d'elle-même:
- Pardon, ma petite dame, lui dit-il, mais vous perdez quelque chose. Et, ramassant une enveloppe carrée qui venait de tomber de l'habit renversé, il la tendit à Olympe.
Le froid de ce papier, l'angle aigu qui heurta sa main, réveillèrent la jeune femme, qui regarda son interlocuteur.
Elle prit machinalement cette enveloppe et la reconnut pour cette lettre de M. de Mailly que ni Bannière ni elle, le soir de leurs noces, n'avait voulu lire par délicatesse, et qui, étant restée dans l'habit de noces de son mari, avait été jetée par la femme de chambre avec cet habit dans le coffre.
Le souvenir de M. de Mailly n'excita chez Olympe ni amour, ni colère, ni haine.
Le cœur était déjà mort avant Bannière, qui allait mourir. Cependant le comte était bien l'auteur de cette catastrophe; cependant il avait bien écrit au major pour lui donner ces instructions sévères et positives en vertu desquelles on avait refusé tout sursis et toute grâce à ce pauvre Bannière.
Donc, M. de Mailly était bien la cause de la mort de cet innocent. Olympe, machinalement, rompit le cachet pour toucher quelque chose que Bannière eût touché.
L'enveloppe tomba. La lettre resta aux mains d'Olympe, qui arrêta ses yeux sur les lignes suivantes:
«Madame,
«Puisque vous allez vous marier, j'ai à vous faire un cadeau de noces, et je ne crois pas pouvoir vous en offrir un plus précieux que la liberté de votre mari.
«M. Bannière a signé un engagement dans mes dragons: on l'a cherché, on le poursuit comme déserteur, et, si on le retrouvait, on vous priverait de lui; car, partant pour Vienne, je ne serais point là pour le défendre. J'ai donné des ordres extrêmement sévères pour la punition de cette sorte de crime parmi mes soldats, et les ordonnances du roi sont formelles. .
«Vous trouverez donc sous ce pli un congé antidaté, que je fais remonter au lendemain du jour où il est sorti de prison, c'est-à-dire au jour même où il s'est enfui de la caserne.
«Par ce moyen, il est à l'abri de toutes poursuites et vous appartient sans trouble. Si j'ai pu contribuer à assurer votre bonheur, qui a été le but constant de mes vœux depuis que je vous connais, je me dirai encore une fois votre bien heureux serviteur,
«Comte de MAILLY.»
Olympe se dressa, poussa un cri éclatant qui fit accourir même ceux des dragons qui avaient quitté la chambre.
Elle tenait d'une main cette lettre du comte, et de l'autre un papier qui renfermait ces trois lignes:
«Bon pour congé illimité accordé par moi, colonel du régiment de Mailly, au dragon Bannière, enrôlé volontaire.
«Lyon, le 28 mars 1729»
- Mais, mais alors, cria Olympe haletante en agitant le papier au visage des dragons, mais il est sauvé!
- Sauvé, dites-vous, qui ?
- Bannière, mon mari!
Les dragons se regardèrent, haussant les épaules à la vue de la joie de cette pauvre femme, qu'ils crurent folle.
Elle vit ce qui se passait dans leur esprit, et, impatiente de leur faire comprendre ce qui venait d'arriver:
- Mais lisez, lisez donc! dit-elle; son congé, son congé! Il a son congé donné par le colonel! Laissez-moi passer, laissez-moi passer! Les dragons lui barrèrent le passage.
- Mais lisez, lisez donc! criait Olympe désespérée. Dieu voulut qu'un d'entre eux sût lire.
- Mais c'est vrai! c'est vrai! dit-il; voilà le congé du pauvre garçon signé du colonel.
- Eh! vite, vite, crièrent les autres, venez, venez, pauvre femme!
- Toi, dit l'un d'eux, cours devant, cours, cours!
- Ah, mon Dieu! Ah, mon Dieu! criait Olympe, suivant de loin le soldat, et courant sur le boulevard.
Mais Bannière était déjà bien loin: il avait un quart d'heure d'avance sur ceux qui couraient après lui.
Olympe appelait Dieu et les anges à son aide; elle souhaitait des ailes au brave soldat qui la précédait, courant lui-même à devenir fou. Enfin elle arriva à l'entrée de l'enclos en criant grâce et en agitant au-dessus de sa tête le congé de M. de Mailly.
Elle vit les dragons rangés répondre à ses cris par des cris; elle roula parmi les rangs, elle fendit la foule, toujours criant grâce, toujours agitant sa main.
Soudain, au moment même où elle apercevait Bannière debout et isolé devant un mur, l'explosion horrible, mortelle, ébranla les airs, et le corps, qu'elle venait de voir encore vigoureux et fièrement tendu sur ses jambes, oscilla et tomba sur le sable, à moitié voilé par un nuage de fumée.
Mille cris douloureux couvrirent le cri d'Olympe.
Elle tomba aux bras de Champmeslé; vingt officiers l'entourèrent en gémissant.
Elle leur tendit froide, muette, terrible, le papier qui, une seconde plus tôt, sauvait la vie à son époux.
Un long frémissement de douleur courut dans les rangs de cette troupe, et l'on vit les officiers eux-mêmes se courber sous le poids de ce sang innocent qui venait de retomber en gouttes de feu sur leur tête. L'impression avait été telle, que tous avaient oublié le mort pour la veuve.
Bannière, étendu sur le sol, perdait son sang par cinq blessures mortelles, toutes à la poitrine.
Une sixième lui avait cassé un bras.
Les balles avaient épargné son visage, plus noble et plus beau dans son agonie qu'il ne l'avait jamais été aux plus heureux jours de son bonheur.
Olympe s'approcha, s'agenouilla, se pencha sur ce corps frémissant, et appela Bannière par son nom.
Il ouvrit ses yeux déjà fermés, reconnut sa femme, et ses traits s'illuminèrent d'un dernier sourire.
Il voulut étendre son bras vers Olympe, mais l'avant-bras ne put quitter la terre: il avait, comme nous l'avons dit, été brisé par une balle. Olympe appuya ses lèvres sur celles de son mari, plongea ses yeux dans ceux du mourant, et but lentement la mort dans cet embrassement suprême.
Elle fit entendre un léger cri. Son cœur venait de se briser.
Ses forces l'abandonnèrent aussitôt, sa tête s'alourdit, elle perdit l'équilibre, et roula, enlacée à celui qu'elle avait tant aimé, dans le sang tiède et vermeil que Bannière perdait en perdant la vie.
Alors Bannière, à qui Dieu avait permis de survivre pour jouir de ce dernier embrassement, tourna un regard d'action de grâce au ciel, et, ramenant ce regard vers la noble créature frappée après lui et cependant morte avant lui:
- ô mon Dieu! je vous remercie, dit-il; elle ne sera donc plus qu'à moi, en ce monde et dans l'autre.
Et il expira.
Champmeslé s'agenouilla dans le sable auprès de ces deux martyrs, et ne les quitta plus qu'ils ne fussent réunis dans le même tombeau. Il avait dit sur eux sa première messe de mariage; il dit sur eux sa première messe de mort.





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