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Chapitre XCIV
Deux braves cœurs, deux cœurs braves

Depuis une heure, la vie de ces deux infortunés avait marché de façon que ni l'un ni l'autre n'avait pu suivre la course insensée de leur malheur.

Aussi, quand ils se retrouvèrent en face, l'un brisé depuis son arrestation, l'autre anéantie depuis qu'elle venait d'apprendre toute la vérité, ils n'eurent plus la force de parler, ils ne pouvaient même plus penser.
Champmeslé, au milieu d'eux, cherchait à rattacher le fil de ses idées et n'y pouvait parvenir.
- Eh bien! dit-il enfin à Olympe.
- Je ne sais pas, répondit-elle.
- Je suis né sous une fatale étoile, dit Bannière: j'ai toute la vie défait le bonheur que Dieu me faisait.
- Oh! non, non, tu te trompes, Bannière, répondit Olympe avec un sang-froid effrayant; la mauvaise étoile, c'est moi; le mauvais génie, c'est moi. Qui t'a fait entrer au théâtre? Moi. Qui t'a inspiré le goût du plaisir et de la dépense? Moi. Qui t'a donné le mauvais exemple et perverti? Moi. Qui t'a fait engager, croyant te sauver? Moi. Qui t'a forcé à entrer dans Lyon, que tu voulais fuir? Moi, moi, moi! toujours moi! Si tu ne me maudis pas, prends garde, Bannière! Dieu n'aura jamais assez de supplices pour me punir!
Ces mots furent prononcés avec une conviction et un sentiment qui donnèrent le frisson à Champmeslé.
Bannière ne s'en émut pas.
Il regarda tendrement, tristement, profondément Olympe.

- C'est vrai, dit-il, mais à côté de ce mal que tu me fais, le bonheur que tu m'as donné paraît seul. Ne t'accuse pas: je tombe sous ma destinée!
Puis, secouant la tête:

- Voyons, ajouta-t-il, il s'agit d'être un homme. Sortons de cette consternation, examinons froidement les ressources, s'il y en a, envisageons la mort, si elle est inévitable.
Olympe releva son front courbé; ces paroles de fermeté trouvaient en elle un noble écho.
- Du côté des officiers, dit-elle, rien à espérer.
- Ah ! fit Bannière.
- Rien.
- Les sursis?
- On les a refusés.
- Le recours au colonel?
- Le colonel est à Vienne.
- On n'obtiendrait pas d'aller au roi?
- Non.
- Allons, dit Bannière en soupirant, mais en puisant une force nouvelle dans cette certitude que son malheur était inévitable. Allons, je vois qu'il ne me reste plus qu'à mourir; mais au moins on peut reculer le moment de quelques heures peut-être.
Comme il disait ces mots, la porte s'ouvrit.
C'était l'officier, ami funèbre d'Olympe.
- Excusez, monsieur Bannière, dit-il, mais le hasard m'a fait entendre vos derniers mots. Je vous apporte le sursis du major; vous avez jusqu'à la pointe du jour; il est dix heures et demie, vous avez jusqu'à cinq heures.
Olympe tressaillit.
- Monsieur, dit Bannière au jeune homme, me serait-il permis de dire deux mots au major?
- Oui, certainement. Je m'engage pour lui, et il va se rendre ici, si vous le désirez.
- Non, monsieur, je n'exige point cela; je serais au regret de le déranger; veuillez me faire conduire près de lui.
- A l'instant, répondit l'officier.
Et il sortit pour commander un piquet de trois hommes, qui conduisit Bannière au cabinet du major.

Olympe s'était levée machinalement pour suivre Bannière, mais Bannière lui avait fait de la main un signe accompagné d'un triste sourire, et elle était retombée sur son banc au côté de Champmeslé, une main dans la main du digne prêtre.
Le major, que nous avons vu causer un instant avec Olympe, était un bon gros gentilhomme, vieux soldat chargé de maintenir le régiment dans cette discipline et cette ordonnance strictes que Catinat et Turenne avaient introduites dans les armées du roi.
Il aimait la vie, il comprenait qu'on dût y tenir, et n'admettait qu'un cas dans lequel on pût cesser de la regretter.
C'était le cas où un ordre, un commandement, une consigne quelconque forçait le vivant d'aller à la mort.
Il crut que Bannière venait pour lui adresser des doléances; il l'attendit, l'œil fixé sur la terre, le sourcil froncé, la moustache raide.
Il était bien décidé à ne point se laisser entamer, de quelque côté qu'on l'attaquât.
- Monsieur, lui dit Bannière, permettez-moi, je vous prie, de vous expliquer ma situation. Je suis un galant homme de bonne famille, éperdument amoureux de ma femme; il paraît que j'ai mérité la mort, bien qu'entre nous je ne le croie pas le moins du monde, mais la loi est là.
- Et l'ordonnance du roi, monsieur, dit le major.
- Et l'ordonnance du roi, soit, continua Bannière. Je m'incline donc devant la loi et l'ordonnance, et je vous jure, monsieur, que vous n'aurez aucun désagrément venant de moi.
Le major étonné leva la tête et regarda son interlocuteur en face. Bannière était pâle, mais calme, et souverainement beau sous ce calme et cette pâleur.
Bannière continua:
- Vous m'avez fait annoncer, monsieur le major, que vous consentiez à m'accorder jusqu'à demain cinq heures du matin; c'est bien peu, je l'avoue, et je viens près de vous, non pas pour défaire l'affaire principale, qui me paraît irrévocablement jugée, mais pour marchander un peu sur les conditions.
- Ah! ah! voilà qui est bien dit, fit le major, souriant avec toute la bonne humeur d'un homme qui craignait des larmes, de la résistance ou de la faiblesse, et qui rencontre en place de cela une résolution non seulement inattendue, mais presque enjouée. Ainsi cela vous va?
- Vous dire que j'en suis fort aise, monsieur le major, répondit Bannière, non pas. Et je vous le dirais, que bien certainement vous n'en croiriez pas un mot. Mais je me persuade que vous êtes un brave et digne gentilhomme. Je vois vos yeux qui sont le miroir d'une âme honnête et d'un cœur généreux; de sorte que je ne croirai jamais que vous puissiez avoir du plaisir à verser mon sang par fantaisie. Vous n'en buvez pas; vous aimez mieux le bon vin de Champagne ou de Bourgogne.
- C'est vrai comme évangile, ce que vous dites là, monsieur Bannière; je suis désespéré de ce qui vous arrive; mais ...
- Mais il n'y a rien à rabattre sur le principal?
- Non, en conscience, monsieur Bannière.
- Pas le plus petit recours à qui que ce soit?
- A qui voulez-vous recourir?
- Nous avons des amis.
- Recours, c'est délai. Je vous fais juge de la limite qui m'enferme.
Voici la lettre du colonel.
Il donna cette lettre à Bannière, qui la lut attentivement et qui la rendit.
- Voici maintenant l'ordonnance du roi sur les déserteurs. Bannière la prit.
- Lisez, lisez haut; pour l'exécuter, j'ai besoin de m'entendre redire ce qu'elle renferme.
Bannière lut d'une voix animée, tandis que le major le regardait attentivement:
«Sera puni de mort tout soldat des armées de terre ou de mer qui, sans congé, aura disparu trois jours consécutifs des lieux occupés par son régiment, son corps, ou l'équipage dont il fait partie.»
- Oui, dit Bannière, c'est vrai, l'article est positif.
Et il rendit le règlement au major comme il lui avait rendu la lettre du colonel.
- Non, non, dit le major, continuez; je tiens à vous prouver, monsieur Bannière, que ma conduite m'est rigoureusement tracée, et que je suis moins sévère que la loi.
Bannière continua:
«Le déserteur pris, reconnu, et dont l'identité aura été constatée, le délit avéré, sera immédiatement passé par les armes, sans aucun délai ou sursis que ceux nécessaires pour l'arrivée des secours de la religion. »

- Immédiatement, répéta le major.
- Oui, immédiatement.
- Sans délai ni sursis.
- Permettez, monsieur, dit Bannière avec une courtoisie parfaite; il me semble qu'après ces mots: sans sursis ni délai, je vois quelques autres mots qui valent la peine que nous les discutions.
- Lesquels, monsieur? demanda le major.
- Sans délais ni sursis, autres que ceux nécessaires pour l'arrivée des secours de la religion. Et il regarda le major.
- Eh bien? demanda celui-ci.
- Eh bien! donnons-leur un peu de temps pour arriver, à ces secours de la religion.
- Mais, mon cher monsieur Bannière, répondit le major, vous vous êtes même ôté cette ressource-là: vous nous arrivez ici tout cuit à point, et votre femme vous a amené un prêtre.
- L'abbé Champmeslé, c'est vrai, dit Bannière. Diable! diable!
- Vous voyez qu'en tous points vous êtes en règle.
- C'est, ma foi, vrai!
- Et votre sursis jusqu'à cinq heures du matin est une faveur toute particulière.
- Je vous suis tout à fait reconnaissant. Mais enfin, qu'arriverait-il si, au lieu de six heures que vous m'avez données, vous m'en accordiez vingt-quatre?
- Il arriverait que je pourrais être cassé, ce qui n'est rien, je le sais bien, auprès de la vie d'un homme, et ce que j'accepterais volontiers si cela ne constituait pas une infraction, une désobéissance, une indiscipline dont je ne me suis jamais rendu et ne me rendrai jamais coupable.
- J'ai la bouche fermée, monsieur le major.
- Croyez que je vous plains de toute mon âme, et que, si j'étais colonel du régiment au lieu d'en être le major, les choses se passeraient autrement.
- C'est bien de la bonté. Eh bien! donc, puisqu'il serait inutile d'insister là-dessus ...
Bannière s'arrêta pour attendre la réponse.
- Tout à fait inutile, dit le major.
- J'arrive, continua Bannière, à la petite demande que je voulais vous adresser.
- Allez!
- Tous nos points sont bien convenus sauf un seul.
- Lequel?
- Vous m'accordez jusqu'à demain cinq heures.
- C'est dit.
- Mais où cela?
- Comment où cela?
- Oui.
- Mais ici, ce me semble.
- Ici, dans cette caserne?
- Certainement.
- Eh bien! voilà, vous me permettez de vous le dire, voilà qui est un peu dur.
- Où diantre voulez-vous donc que je vous envoie! dans les champs?
- Patience, monsieur, et veuillez m'écouter jusqu'au bout; vous comprendrez alors que je ne suis pas si dénué de sens que j'en ai l'air.
- Je vous écoute.
- Monsieur le major, j'adore ma femme et j'en suis adoré. Excusez la fatuité, continua Bannière avec son mélancolique sourire; mais on peut dire de ces choses-là quand on n'a plus que six heures à vivre. Cette femme, vous la connaissez, puisque vous l'avez vue. La voir, c'est la connaître; vous la connaissez donc, je le répète: c'est la beauté, l'esprit, la délicatesse en personne. Je souffre à l'idée que je vais passer les dernières heures de ma vie sur un banc de bois, auprès de cette femme, qui souffrira du froid, de la fumée des pipes, des propos grossiers; q\l'elle n'osera m'embrasser devant vos dragons, et que, toute glacée encore de terreur, de gêne, de silence, elle me verra passer de ses bras inertes à la mort, assez laide, du reste, que le roi, la loi et vous, avez commandée pour moi demain matin.
- Eh bien? fit le major.
- Eh bien! je voulais vous demander autre chose, continua Bannière. Vous le voyez, je suis calme, résolu, je plaisante presque; mais vous devez comprendre à ma voix qui tremble quand je parle d'Olympe, à mon visage qui pâlit quand je pense à elle, vous devez comprendre, vous devez voir même, qu'il y a dans ce nom un charme et un intérêt bien plus puissants que ceux de ma vie. Je mourrai cependant sans cesser de sourire, mais il dépend de vous, monsieur, que ce sourire soit un remerciement, une effusion de reconnaissance que je vouerai à mon bienfaiteur par-delà le tombeau, ou la simple bravade d'un homme de cœur qui forcera vos dragons à dire: « Voilà un brave!» Voulez-vous me rendre ce service, nonsieur le major? Voulez-vous me donner, dans les six dernières heures de ma vie, tout le bonheur d'une vie entière? Voulez-vous être pour moi, vous qui me tuez sans colère, aussi doux que la balle lu mousquet qui me tuera demain sans douleur?
- Parlez, dit le major tout ému, tout bouleversé de cette éloquence partie d'un cœur profondément amoureux.
- Je vous demande de retourner à mon hôtellerie avec ma femme, clans cette petite chambre pleine encore de ses parfums et de notre amour; les fleurs de jasmin et les clématites montaient cette nuit, montaient la nuit passée jusqu'au haut de notre fenêtre, et pendant notre sommeil m'envoyaient leurs arômes, qui m'ont fait dormir jusqu'au grand jour. Cette chambre est fermée, une fenêtre sur le jardin, une porte sur l'escalier, une autre fenêtre sur la rue; mettez deux dragons au bas de l'escalier; faites mieux, prenez ma parole d'honneur et celle de ma femme que nous ne chercherons point à nous échapper; je vous signerai cela de mon sang, s'il le faut, monsieur le major; demain, à cinq heures du matin, je serai prêt; mais, en attendant, soyez généreux comme un bon, brave et loyal officier que vous êtes; donnez-moi ma femme pour tout le temps qui me reste à vivre.
Le major sentit que son cœur lui remontait jusqu'à la gorge; il commença par se gratter la tête, il secoua les cils de ses yeux tourmentés par une larme qui tremblait à leur extrémité; il toussa et se promena dans son cabinet, en essayant d'arracher cette pitié profonde que venait de planter en son âme l'audace même de cette proposition.
- Ah! major, ajouta doucement Bannière, si vous refusez, refusez tard: j'ai tant de temps à souffrir! Si vous accordez, accordez vite: j'ai si peu de temps à être heureux!
Le major poussa un hum! vigoureux et fit sonner sa botte éperonnée sur le parquet.
Il suffoquait, ce digne major.
Puis enfin il parut prendre tout à coup une résolution, et frappa du pied.
à l'appel de son pied, un sous-officier de dragons parut.
- Six hommes, dit-il, pour prendre des ordres, et. ..
- Et un brigadier?
- Non, un officier.
Bannière avait compris que sa demande lui était accordée. Il s'était jeté à genoux, il baisait les mains du major; il pleurait.
- Tonnerre! grommela le major; finissons un peu, mon brave! Sans doute Olympe écoutait à la porte, car en ce moment elle entra et se jeta au cou de son mari.
- Olympe, dit Bannière, remerciez M. le major, nous retournons tous deux, jusqu'à cinq heures, à la petite chambre de l'hôtel. Olympe ne répondit rien; elle fit de la tête et des lèvres un signe mélancolique de remerciement.
- Avant de partir, ajouta Bannière, donne à M. le major, qui nous fait ce bonheur, ta parole de fille noble que tu ne feras rien pour me faire échapper au sort qui m'est réservé.
- Rien, dit-elle, j'en donne ma parole.
- Et moi, monsieur le major, ajouta Bannière, j'y joins la mienne; d'ailleurs, rien n'empêche que vous preniez vos garanties. Merci, et demain, s'il m'est accordé de vous voir encore, attendez-vous au plus sincère, au plus ardent remerciement que jamais cœur humain ait donné en échange d'un bienfait
Le major serra la main de Bannière et donna ses ordres à l'officier chargé de surveiller l'hôtellerie.
Olympe et Bannière partirent devant avec Champmeslé pour traverser le boulevard qui conduisait à leur demeure.
L'officier seul marchait avec eux.
L'escouade les suivait à dix pas.
Champmeslé, arrivé à la petite chambre, bénit Bannière, embrassa en pleurant les deux infortunés, et, tout bas, à l'oreille de Bannière, glissa ces mots:
- à quelle heure voulez-vous que demain je vous réveille, au nom de Dieu?
- à quatre heures, mon très cher ami, répliqua Bannière.
Comme ils fermaient leur porte, onze heures sonnèrent à l'église voisine, et Olympe tomba en sanglotant sur le fauteuil que son mari lui avait approché.


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