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Chapitre XC
La petite maison sur la Saône

Malheureusement, rien n'est plus éventuel que les calculs de ce monde, même ceux que font sur leurs sièges les cochers de fiacre.
Olympe était devenue trop économe depuis la veille pour aider le brave homme, qui spéculait sur elle et sur Bannière, dans sa spéculation.
Si bien qu'elle fût dans ce fiacre, côte à côte avec Bannière, elle réfléchit que jamais, l'un dans l'autre, on ne ferait plus de douze lieues par jour pour douze francs.
Elle réfléchit que l'on mettrait douze jours pour aller à Lyon, et que, pendant ces douze jours, il faudrait nourrir un peu les chevaux, beaucoup le cocher.
Que le cocher mettrait douze jours à revenir, et que, naturellement, il faudrait payer le retour comme on avait payé l'aller.
Aussi, dès le soir du premier jour, en arrivant à Fontainebleau, Olympe fit-elle part à Bannière des réflexions qu'elle avait faites; et, en vertu de ces réflexions, qu'approuva pleinement Bannière, le cocher reçut le prix de ses deux journées et fut congédié.
Olympe alors fit prix avec un voiturier qui suivait le carrosse de Lyon pour les bagages. Il ajouta un petit cabriolet à ses fourgons. Cela nécessitait d'aller au pas; mais le carrosse lui-même allait au pas.
La poste seule courait, à cette bienheureuse époque; mais Olympe et Bannière étaient devenus les époux les plus raisonnables de la terre: ils ne se trouvèrent pas assez riches pour courir la poste.
On se contenta donc joyeusement du cabriolet.
à cinq heures du matin, tous deux y étaient installés le lendemain et se mettaient en route.
Enfermés derrière des rideaux de cuir lorsqu'il faisait froid ou sombre, cheminant sur les bas-côtés de la route quand le chemin était beau et pittoresque, dînant de bon appétit, dormant dans des hôtelleries propres, ils mirent dix jours à faire le voyage, et, sauf la fatigue qu'Olympe combattit par des bains et de longues nuits d'amour et de sommeil, jamais voyage ne fut aussi joyeux et aussi charmant dans son uniformité.
C'est qu'aussi, depuis le temps qu'ils ne s'étaient vus, les deux époux avaient tant de choses à se raconter. L'amour est si bavard et si complaisant à écouter, le bras d'Olympe était si moelleux lorsqu'il reposait sur celui de Bannière, cette route était une si faible image du long chemin qu'ils avaient à parcourir avant d'arriver au bout de leur jeunesse et à la fin de leur bonheur!
Et comme on s'entretint du bon, de l'excellent, du digne Champmeslé! comme ses deux obligés, reconnaissants jusqu'à l'enthousiasme, surent analyser les faiblesses de cette nature délicate, les délicatesses de ce cœur généreux! comme ils remercièrent Dieu d'avoir envoyé sur leur passage le trésor qu'ils avaient eu le bonheur de rencontrer!
Champmeslé avait bien raison:
La légitimité du bonheur donne quelque chose de serein et de noble aux joies terrestres.
C'est pour la conscience une si douce auxiliaire, que, désormais endormie, elle reprend sa virginité et donne, consultée, l'impression exacte et inflexible du juste et de l'injuste, comme une pierre de touche apprécie le cuivre et l'or.
De sorte que beaucoup de jugements qui avaient porté à faux se redressent; de sorte que l'on commence à voir les hommes sous un autre jour, et que l'on distingue d'une façon énergique cette ligne si souvent effacée qui sépare le bien d'autrui du bien personnel.
La conversation, en passant par toutes ces phases, avait souvent effleuré M. de Mailly. Bannière, en homme d'esprit et en homme profondément amoureux, comprit la nécessité de se blaser une bonne fois sur cette irrégularité de leur passé mutuel.
Olympe, surprise d'abord, comprit bien vite ce qui se passait dans le cœur de son amant, et aida son mari à se débarrasser de cet hôte rongeur qu'on appelle l'amère pensée jalouse.
C'était chose facile: elle n'avait qu'à laisser parler son cœur.
Elle expliqua sa vie avec le comte; elle le dépeignit tel qu'il était, faible, enthousiaste, perdu dans la route sombre qui s'étend entre l'honneur de cour et l'honneur humain. Elle le représenta malheureux comme il était pour le présent; enfin elle parvint à attendrir Bannière sur l'avenir de cet homme à qui rien ne manquait pour être heureux que le bonheur.
Bannière goûta la plus vive satisfaction qu'il soit donné à l'amant d'éprouver, c'est-à-dire la preuve d'une préférence bien marquée, accordée par la femme qu'on aime sur un rival supérieur en beaucoup de choses.
Il se sentit, grâce à cette franchise courageuse de sa femme, disposé à plaindre éternellement M. de Mailly, au lieu de l'envier comme il avait fait jusque-là.
à partir de ce moment, il lui sembla que ce monstre ailé, aux griffes sanglantes, au ventre lourd, qui pèse, impitoyable cauchemar sur le cœur des amants; il lui sembla que la jalousie s'envolait avec un lugubre gémissement pour chercher ailleurs une autre proie.
Cette bonne disposition de son cœur allégé le ramena au messager de M. de Mailly.
- Il est fâcheux peut-être que nous n'ayons pas lu ce qu'il nous écrit, dit Bannière, dans le premier désespoir de notre union; peut-être nous redemandait-il ce qu'il nous a donné. Il serait mal de retenir son bien.
- Son bien! s'écria Olympe. Ah! soyez tranquille, mon ami: M. de Mailly, outre qu'il était naturellement généreux, n'avait rien à me redemander. J'ai dépensé pour lui l'argent qu'il me donnait pour moi. Vous me connaissez, Bannière: je ne suis pas avide, et je tiens plus à ce que je donne qu'à ce que je reçois. Les libéralités de M. de Mailly ne m'ont pas faite plus riche que je n'étais quand vous viviez avec moi de votre théâtre. Seulement, grâce à ces libéralités, je n'ai pas dépensé l'argent que mon théâtre me valait; je n'ai pas été obligée de vendre les meubles que j'avais à Lyon, et qui y sont toujours. Voilà pourquoi, aujourd'hui, nous avons deux cents louis.
- Alors, dit Bannière, les meubles de la maison de la rue GrangeBatelière ...
- Restent dans cette maison, répliqua Olympe. Les grands joyaux dont M. de Mailly voulait que je fusse parée quand je recevais ses amis, restent dans leurs écrins. J'ai traité tout cela comme une valeur qui se loue, mais qui
ne se donne pas, dont la maîtresse en titre a l'usufruit, mais dont la propriété reste acquise au propriétaire. Toutes ces choses, M. de Mailly les sait fort bien, et si j'ai quelque chose à craindre, c'est qu'il ne me donne au lieu de me redemander. Vous avez palpé cette lettre: renfermait-elle quelque liasse?
- Non, je n'ai rien senti qui excédât l'épaisseur d'une lettre ordinaire.
- On peut faire une donation sur une feuille simple. Où est-elle, cette lettre?
- Mon Dieu! je l'ai laissée dans mon ancien habit, dit Bannière.
- Et Claire a jeté l'habit dans la malle avec le reste, dit Olympe.
- Eh bien! qu'elle y reste.
- D'ailleurs nous retrouverons cela comme nos autres effets à Lyon, et nous lirons ensemble cette lettre, n'est-ce pas, mon ami? dit doucement Olympe. Si elle renferme des compliments, nous les prendrons à nous deux; si elle contient, ce que je crains, un présent quelconque, je remercierai très humblement M. de Mailly, sans blesser sa délicatesse. Vous verrez ma lettre et je restituerai.
- Vous êtes un ange d'esprit et de vertu, ma chère Olympe.
- Je commence à savoir trouver du plaisir dans l'accomplissement de mon devoir. Allons vite à Lyon.
- Oui, vite; si toutefois le cabriolet nous le permet, chère Olympe. Le cabriolet n'allait pas vite, mais cependant, à force de rouler, il finit par arriver.
Mais lorsque Bannière aperçut les hauteurs de Fourvière, et Lyon, et toutes ses maisons qui lancent leurs fumées, et ces grands filets de nacre et d'argent qui sont les bras croisés de la rivière et du fleuve, de la Saône et du Rhône, il poussa un gros soupir.
Olympe se retourna étonnée.
- Qu'avez-vous donc? demanda-t-elle.
Bannière haussa légèrement les épaules.
- Rien.
Si fait. Vous êtes assombri, et cela vous est venu tout à coup. Dites-moi ce qui vient de vous prendre?
- Je n'aime pas Lyon; je n'ai jamais aimé cet amas de noires maisons, répondit Bannière.
- Vous aimerez la nôtre.
- Nous y avons été si malheureux!
- Je ne parle pas de celle-là; de celle-là nous ne prendrons que les meubles, et encore les vendrons-nous si vous voulez.
- Pourquoi avez-vous choisi Lyon, chère Olympe; Lyon où j'ai tant souffert?
- Parce que Lyon est assez grand pour qu'on s'y cache.
- Avons-nous tant besoin de nous cacher?
- Mais il me semblait que c'était une chose convenue. Voyons, d'où viennent ces hésitations, après un plan si bien fait?
- Je ne sais, mais mes pieds ont pris racine à cet endroit où nous sommes. Je regarde cette ville, elle me paraît un gouffre. Ces eaux que l'on admire me font l'effet d'avoir soif d'engloutir quelque chose ou quelqu'un. Je n'aime pas Lyon.
- Expliquez-vous.
- Je n'aime pas Lyon qu'habitait la Catalane, qu'habitait l'abbé d'Hoirac, qu'habitait la coiffeuse, notre ennemie. Je n'aime pas Lyon qui a des prisons, un officiaI, une caserne, que sais-je? Tenez, ma chère amie, si nous n'allions pas loger à Lyon, je crois que nous ferions bien.
- Oh! fit Olympe avec un sourire, vous me faites l'effet d'un homme superstitieux. Voyez donc ce beau soleil, voyez donc cette ceinture d'arbres et ces coteaux verts, voyez donc ces bateaux qui glissent en écaillant d'or ces eaux bleues! Venez; à l'extrémité de cette petite île, derrière les maisons, regardez: voyez-vous un bouquet d'arbres qui longe un chemin blanc?
- Oui.
- Et devant, la Saône?
- Oui.
- Voyez-vous ce calme: un pêcheur sur la rive, des enfants qui jouent au bord de l'eau?
- C'est vrai.
- Là est cette petite maison que nous voulons habiter. Regardez comme elle s'éloigne du centre bruyant dans lequel nous vivions avant notre départ. Jamais les bruits passés ne nous reviendront. Cette partie de la ville dort incessamment sous ses marronniers et ses tilleuls. Vous représentez-vous encore l'hiver, c'est-à-dire un tapis de neige ouatant ce quartier désert? Vous représentez-vous la petite lampe brillant derrière les rideaux et les arbres dépouillés, comme une étoile de bonheur à dix pas de notre maison, et le pont qui mène à la porte de la ville ? Nous avons les promenades, nous avons l'air pur; maintenant que vous avez regardé tout cela, n'allons pas à Lyon, si vous ne voulez point.
- Allons-y donc, puisque vous le voulez, dit Bannière en refoulant un dernier soupir dans sa poitrine; vous ne pouvez me conduire qu'à la joie et au bonheur.
Et il descendit vers la ville avec sa compagne.
Deux heures après, ils avaient payé le voiturier, rafraîchi leurs habits et leur estomac; ils campaient dans une hôtellerie en attendant de s'être assez reposés pour aller en quête de la maison. Olympe était trop brave pour se reposer bien longtemps.
Le lendemain, tandis que Bannière dormait encore, elle s'échappa de l'hôtel.
Vingt fois, dans son séjour à Lyon, quand elle se promenait seule, pleurant l'inconduite ou l'abandon de Bannière, elle avait remarqué cette maison isolée dont les feuilles vertes et la belle physionomie lui avaient toujours plu.
Jamais elle n'avait vu de monde aux fenêtres: l'été, elle s'était dit que les maîtres habitaient la campagne; l'hiver, elle s'était dit qu'à cause du froid et des brouillards, les maîtres se tenaient bien enfermés chez eux.
Elle alla donc droit à la maison, décidée à s'enquérir et à décider les habitants, par l'appât d'un bénéfice, à lui céder leurs droits. Olympe n'avait jamais cru que rien fût impossible à une femme belle et avenante qui voulait bien se donner la peine de demander.
Elle se faisait fête de revenir pour instruire Bannière que l'affaire était faite, pour lui prendre le bras et l'installer.
Une heure de lente promenade la mena droit au but de son voyage. Elle heurta, le cœur un peu ému, à la petite porte percée dans le mur qui longeait la rivière.
On fut quelque temps sans répondre. Elle redoubla, et bientôt elle entendit un bruit de pas qui faisaient craquer le sable des allées du petit jardin.
La porte cependant ne s'ouvrit pas, et il sembla, tant les précautions étaient grandes, que l'on écoutait de l'autre côté de cette porte ou que l'on cherchait à voir.
Mais Olympe se trompait sur le premier point. On était bien aise de savoir à qui l'on avait affaire, puisque la porte était percée d'un de ces petits grillages de fer au travers desquels, dans les temps de trouble et de guerres civiles, les bons bourgeois de la province, ceux même de Paris, regardaient si la visite était d'un ennemi ou d'un allié.
On regardait et voilà tout.
Olympe aperçut la figure d'une servante qui s'encadrait dans le treillis de fer.
- Que veut madame? lui fut-il demandé.
- Ma bonne demoiselle, cette maison n'est-elle pas à louer? répondit Olympe.
- Non, madame.
- Il me semblait avoir entendu dire le contraire, répliqua Olympe très désappointée.
- Jamais, madame.
Et la servante s'apprêtait à refermer le guichet.
- Pardon, ajouta Olympe, encore une question, mon enfant.
- Faites, madame.
- Par qui cette maison est-elle habitée?
- Mais, interrompit la servante, je ne sais ...
- Je n'ai que de bons desseins, dit Olympe en allongeant un écu par la grille à la servante mieux prévenue. écoutez-moi, je ne guette ni ne suis personne; j'ai grande envie de louer cette maison pour moi, et ce serait me rendre un service signalé que de me la céder.
- Madame, cependant, si celui qui l'habite y tient?
- Ah! je sais tout ce que l'on me dira; mais s'il est possible de parler au propriétaire, je trouverai des raisons pour le convaincre. Je suis une femme, je ne suis pas dangereuse. N'est-il point possible, je le répète, d'être admise à faire valoir mes motifs? Je vous dirai, ma bonne, que si vous me favorisiez et que je puisse convaincre vos maîtres, j'ajouterais un louis à mon écu.
La servante, éblouie, sourit au charmant visage d'Olympe.
- Madame, dit-elle, le propriétaire de la maison n'habite pas cette maison. Mon maître n'est que locataire, et encore n'y vient-il que de temps en temps.
- Dans ce moment, y est-il?
- Oui, par bonheur.
- Par bonheur! Vous espérez donc?
- Dame! il est possible, lui qui aime les beaux yeux, qu'il se laisse persuader par les vôtres. Permettez-moi de le prévenir, il viendra, vous causerez tous deux.
- Allez, dit Olympe.
La servante courut dans la direction de la maison. Elle était femme, jeune; elle ne trouvait rien d'impossible à réaliser le désir d'une jeune femme.
Elle revint trois minutes après, menant avec elle un homme qui ricanait et disait:
- Est-elle bien jolie au moins cette dame pour laquelle tu me déranges, Babette?
Olympe tressaillit au son de cette voix, et instinctivement elle se recula; mais il était trop tard.
La figure de l'abbé d'Hoirac se colla sur le treillis de fer.
Il reconnut Olympe et poussa un cri de surprise et de joie.
Olympe, épouvantée, s'enfuit de toutes ses forces, tandis que l'abbé, maugréant et sacrant, essayait d'ouvrir cette porte pour rattraper sa proie échappée. Mais tandis que la servante avait cherché la clef dans la maison, Olympe avait disparu, et, lorsque la porte fut ouverte, l'abbé était trop myope pour retrouver facilement ses traces.




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