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Chapitre LXXXVII
Où Mailly se décide pour l'ambassade

Olympe étendit la main vers Bannière, qui, en apercevant M. de Mailly, s'était arrêté sur le seuil.
- L'homme que j'aime, dit-elle, le voici, monsieur le comte; c'est celui que vous alliez nommer: c'est M. Bannière. Je croyais avoir cessé de l'aimer, car je croyais qu'il m'avait trompée. Il ne m'avait pas trompée. J'en ai la preuve. Je l'aime toujours; je vous en demande pardon, monsieur le comte.
L'étonnement profond de Bannière, la complète prostration de Mailly, cette pâleur fière et courageuse d'Olympe, faisaient un tableau qui ne manquait pas d'intérêt.
Olympe se leva à son tour, alla prendre la main du comte et lui dit:
- Vous êtes un noble et brave gentilhomme, monsieur le comte, et l'on ne trompe pas vos pareils. Dieu m'est témoin que j'aimerais mieux souffrir moi-même que vous faire souffrir. Mais, hélas! je ne suis plus maîtresse des sentiments que j'éprouve, ni par conséquent le ceux que je fais éprouver. Le sort m'a jeté dans cette cruelle alternative d'être vis-à-vis de vous lâche ou féroce. Vous me préférez, j'en mis sûre, dans le dernier parti, qui est celui de la loyauté. Je me livre à votre merci, monsieur le comte, moi et l'homme que j'aime; vous êtes assez puissant pour nous briser tous deux comme deux roseaux. Usez-en selon votre cœur, et si vous ne me forcez pas à vous bénir ; soyez certain que je ne vous maudirai jamais, quoi qu'il arrive.
Le comte n'avait pas encore relevé la tête.
Bannière, plus pâle que le malheureux martyr, parce qu'il savait tout ce que le comte devait souffrir en ce moment, Bannière s'effaçait par délicatesse et admirait de loin cette terrible femme dont chaque parole donnait la vie ou la mort.
- Vous m'avez faite riche, monsieur le comte, continua-t-elle. Ne croyez point que je laisserai misérablement ici les joyaux et l'or que vous m'avez donnés; non, vous êtes un trop grand seigneur pour que je passe de votre maison à la misère. Croyez bien que si je n'eusse point retrouvé Bannière, jamais ma pensée n'eût été autre part que chez vous et avec vous; mais la destinée que nous suivons tous trois était écrite. Commandez, j'obéis; mais, auparavant, pardonnez-moi, je vous le demande humblement, l'apparence de cruauté que je mets à être vraie. Ah! monsieur le comte, songez donc que si je ne vous disais pas ce que je vous dis en ce moment, je ne vaudrais pas l'ombre de la douleur que mes paroles viennent d'étendre sur votre visage.
Le comte se releva.
Puis, passant une main glacée sur son front:
- C'est bien, dit-il, mademoiselle, vous êtes en effet une honnête femme dans toute l'acception du mot et je vous atteste sincèrement, tout en rendant justice à votre loyauté, que vous me faites aujourd'hui un des plus grands chagrins que j'aie ressentis en toute ma vie.
Puis, se retournant vers Bannière, immobile et palpitant, car cette générosité profonde, et dont il se sentait incapable, l'avait remué jusqu'aux entrailles:
- Je suis trop réellement affligé, dit-il, pour faire à monsieur des compliments sur son bonheur. Le seul vœu pour lequel j'ai de la force, mademoiselle, et je ne doute pas que ce vœu, bien sincère de ma part, ne soit exaucé par la Providence, c'est qu'il vous rende aussi heureuse que vous méritez de l'être; aussi heureuse que j'eusse voulu le faire, s'il ne s'était, malheureusement pour moi, trouvé là pour m'en empêcher.
Et cela dit, M. de Mailly salua Olympe avec un respect absolu, fit quelques pas dans la loge, comme pour chercher son chemin qu'il ne trouvait pas, et sortit enfin, laissant les deux amants plongés, au milieu de leur bonheur, dans une des plus amères tristesses qu'ils eussent jamais éprouvées.
Olympe cacha son visage entre ses mains, et l'on vit des larmes rouler entre ses doigts jusque sur la table à laquelle ses coudes s'appuyaient. Bannière, morne, immobile, muet, ne chercha point à la consoler; il sentait l'étendue de cet amour qu'elle venait de dédaigner; il mesurait toute la noblesse de cette âme que l'on venait de broyer sans pitié pour faire un lit plus doux à son amour.
Peu à peu, d'ailleurs, le théâtre devint désert, et les deux amants restèrent seuls dans le silence et dans les ténèbres.
M. de Mailly avait continué son chemin d'un pas plus assuré. Son malheur était si grand, si complet, qu'il donnait un nouveau ressort à toutes ses facultés physiques.
Quant au moral il était complètement brisé.
Au péristyle du théâtre, le comte aperçut un homme assis sur la banquette, adossé à une statue et jouant tranquillement et sans impatience aucune avec une de ses jambes qu'il faisait danser sur l'autre. A vingt pas de cet homme, dont le chapeau couvrait les yeux, deux laquais à la livrée de Richelieu attendaient debout et découverts. Mailly ne se souciait pas d'être vu; il passa rapidement devant cet homme.
Mais, à son passage, celui-ci se leva.
- Eh! cria-t-il, Mailly!
Le comte se retourna vivement; il lui avait semblé reconnaître la voix.
- Monsieur de Richelieu! dit-il.
- Bonsoir, Mailly.
- Bonsoir.
- Comment va ?
- Bien.
- Je t'attendais!
- Moi?
- Sans doute; tu vois bien que tout le monde est parti, et qu'il n'y a plus que nous deux ici.
Et il appuya d'une manière significative sur le mot ici. Mailly s'arrêta sans répondre.
- Eh bien! mon pauvre Mailly, fit Richelieu, je t'ai demandé comment cela allait.
- Et je t'ai répondu: «Bien».
Richelieu secoua la tête.
- Oui, bien, répéta Mailly, et enchanté surtout de te rencontrer ici.
- Ah bahl
- Tu vas me rendre un service.
- Volontiers, cher ami.
- Tu vas essayer de me raccommoder cette affaire.
- Quelle affaire?
- Oui, je sais que cela sera difficile. Mais ayant eu le pouvoir de nouer une première fois ...
- Eh bien?
- Tu auras probablement celui de faire un second nœud.
- Où cela, un nœud?
- Eh, parbleu! dans cette affaire de Vienne.
- Ah ! très bien.
- Tu vois.
- Je t'attendais précisément pour cela.
- Ainsi, c'est faisable?
- Parfaitement.
- Et le roi?
- Quel roi?
- Le roi Louis XV.
- Après?
- Il n'est pas trop furieux?
- Furieux de quoi?
- De mon refus.
- Le roi ne sait pas seulement si tu as refusé.
- Le roi ne sait pas?
- Mais tu comprends bien, mon cher, qu'on est ton ami ou qu'on ne l'est pas.
- Oui.
- Eh bien! si on l'est, ce n'est point pour te faire disgracier.
- Ah! que de bontés, duc! dit Mailly avec un sourire dont il chercha vainement à enlever l'amertume.
- Oh! ne ris pas, Mailly, c'est un meilleur homme que tu ne crois, ce duc de Richelieu, et ce n'était pas chose facile que de te conserver bien avec le roi.
- Aussi crois bien que ma reconnaissance est mesurée au service.
- Elle est grande alors et suffisante à mon exigence. Ainsi, tu es décidé?
- Oui, je veux quitter la France.
- Tu as bien raison.
- Je veux aller au bout du monde.
- Arrête-toi à Vienne, et contente-toi de cela; c'est déjà bien loin, tu verras.
- Oh! ce que j'emporte de douleur avec moi, dit Mailly en portant la main à sa poitrine, sois tranquille, duc, saura bien me suivre jusque-là.
- La douleur, ah! oui, cela galope, quoique je n'aie jamais éprouvé que des chagrins, moi. Pauvre Mailly!
- Plains-moi.
- Pourquoi pas, si tu es à plaindre.
- Le nierais-tu?
- Bon! ne vas-tu pas me faire accroire que tu regrettes ta femme?
- Je ne regrette rien.
- Si fait, tu regrettes Olympe; mais que veux-tu, mon cher comte, ces diables de femmes de théâtre, une fois qu'elles se sont encanaillées, elles sont indomptables. Ah! la femme qui s'émancipe, elle vaut dix hommes; mais celle-là, pauvre ami, elle t'a bien mal mené.
- Ah ! tu sais cela, toi?
- Est-ce que je ne sais pas tout! Mais, au moins, de celle-là, tu peux t'en venger.
- Me venger d'Olympe?
- Si tu ne te venges pas de la femme, au moins peux-tu te venger de l'homme.
- De l'homme?
- Oui, n'a-t-il pas été engagé à Lyon dans tes dragons? n'est-ce pas une espèce de déserteur?
- Ah! s'écria Mailly, en portant la main à son front, tu m'y fais songer ... Le malheureux!
Puis, revenant à Richelieu:
- Voyons, finissons vite, duc. Tu m'attendais, m'as-tu dit?
- Oui, et bien t'en a pris.
- Pourquoi? Voyons, hâtons-nous.
- Mais parce qu'après le mal, j'apporte le remède.
- Explique-toi.
- Tu veux partir pour Vienne?
- Oui.
- Tu acceptes l'ambassade?
- Oui.
- Eh bien! mon cher, voilà ton brevet.
Et le duc tira de sa poche le même papier qu'il avait offert au comte et que le comte avait refusé.
- Comment! fit Mailly tout étonné, tu as gardé ce brevet?
- J'étais tellement sûr que tu viendrais me le redemander, dit en riant Richelieu, que je ne l'ai pas quitté un instant depuis la dernière fois que je t'ai vu.
- Donne donc, alors.
- Le voilà.
- Merci! je pars.
- Ma foi! tu es à temps!
Ces mots firent relever la tête à Mailly, qui s'abandonnait de nouveau à ses sombres pensées.
Mais, comme s'il eût jugé inutile de se faire donner un dernier coup, plus terrible peut-être que les précédents, il salua le duc et sortit du théâtre.
Richelieu, qui était resté assis pendant toute cette scène, étira ses bras et allongea ses jambes fines, qui craquèrent dans ses bas de soie.
- Pardieu! dit-il, voilà un homme bien heureux! Il est délivré du même coup de deux terribles femmes. Ce gaillard-là va être désormais adoré. Quand il ne savait pas aimer, on l'aimait; quand il aima, on ne l'aima plus. La première femme sur laquelle il va tomber, je la plains: il la rendra folle d'amour. Et voilà, continua-t-il philosophiquement, comment le bonheur des uns fait toujours le malheur des autres, et réciproquement.
Là-dessus Richelieu appela les laquais et fit avancer son carrosse. Pendant qu'il y montait, il vit par une porte latérale sortir Olympe donnant le bras à un jeune homme.
Il était minuit et demi.
Le duc les suivit un instant des yeux; puis, à lui-même:
- Parbleu! dit-il, j'ai manqué là une occasion. J'aurais dû essayer Richelieu contre cette femme-là. Quel beau combat cela eût fait! Mais maintenant il est trop tard.
Le laquais approcha de la portière.
- Eh bien! quoi? demanda Richelieu.
- M. le duc n'a pas donné l'ordre.
- Ah! c'est vrai: chez moi, tout bonnement.
Mais presque aussitôt il retint le laquais d'un geste.
- Oh! oh! pensa-t-il, il me semble que je fais une sottise. Mailly est en vérité assez perdu pour aller ce soir demander pardon à sa femme et l'emmener à Vienne, tandis que Pecquigny monte la tête au roi pour Olympe. Peste! j'aurais tort de ne pas surveiller un peu la chère comtesse.
- à l'hôtel de Mailly, dit-il, et vite!
Le carrosse de M. de Richelieu allait vite sans qu'il le commandât. D'après l'ordre donné, les chevaux partirent au galop.
Cinq minutes après, il s'arrêtait devant la porte de l'hôtel de Mailly. Richelieu se trompait: Mailly ne songeait pas à enlever sa femme. Il écrivait à Olympe.

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