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Chapitre LXXXV
Le prologue de Mithridate

Le lendemain, ce lendemain caché encore dans les voiles de l'avenir et qui était l'objet de l'impatience de tant de gens, ce lendemain qui devait éclairer des scènes bien autrement touchantes, bien autrement sombres, bien autrement comiques, bien autrement risibles que celles de la tragédie et de la comédie qu'on destinait au roi, ce lendemain se leva enfin.
Dès le matin, Bannière se rendit au théâtre; il avait fait reconnaître ses droits et préparer son costume.
Quant aux répétitions, il avait dit, à la grande satisfaction des autres artistes jouant avec lui dans Mithridate qu'une seule lui suffirait.
Bannière avait donné à ses camarades rendez-vous chez le buvetier, une heure avant la répétition.
Moyennant deux louis que lui coûta un assez bon déjeuner, il fit connaissance avec eux et fut reconnu pour ce qu'on appelle un bon garçon.
Pendant le déjeuner, comme on ne se gênait pas devant un bon garçon, on avait dit du mal d'Olympe. On en avait beaucoup dit; mais Bannière ayant déclaré ne pas la connaître, même de nom, avait été dispensé d'en fournir sa quote-part.
On but beaucoup; Bannière seul ne but pas. Après ce déjeuner dînatoire, Bannière se promena une heure, afin de bien classer ses idées, afin de prendre tout l'avantage que donne le sang-froid dans une entreprise comme celle qu'il allait tenter. Sûr de lui, enfin, il entra au théâtre, non pas toutefois sans avoir regardé çà et là si quelque figure suspecte n'allait point le happer au passage.
Il alla d'abord droit à sa loge, pour vérifier si tout était en ordre avant de s'habiller, car il avait du temps de reste, il se promena dans le couloir par où entraient les acteurs.
Il savait l'habitude d'Olympe à chaque première représentation pièces qu'elle jouait. Olympe, en véritable artiste, pour avoir temps de s'isoler, venait toujours à sa loge trois heures à l'avance. Olympe apparut au moment où Bannière faisait son second tour. Il était dans la vive lumière, elle était dans l'ombre. Il la sentit, 4 le reconnut.
Elle poussa un cri, se jeta en arrière, et s'enfuit dans sa loge comme si elle avait vu un spectre.
Bannière avait une heure à lui avant de s'habiller. Il courut à la loge d'Olympe, trouva la porte tout ouverte, et s'arrêta devant la jeune femme, qui était tombée presque évanouie sur son lit de repos sanglotant comme à l'approche d'une crise nerveuse.
- C'est moi, dit-il, moi, Bannière! moi qui ne suis pas une ombre mais un corps.
Olympe se souleva peu à peu, galvanisée par cette voix.
- Oui, murmura-t-elle, c'est lui!
- Et plein de raison, comme vous l'allez voir, répondit Bannière.
Soit que ces paroles renfermassent quelque chose de menaçant, soit qu'elles continssent un sens caché, soit enfin qu'elles renfermassent un reproche direct, en les entendant Olympe s'arma de colère.
- Si vous n'êtes pas fou, dit-elle, de quel droit alors êtes-vous dé ma loge?
- Madame, répliqua Bannière l'œil étincelant, j'ai l'honneur de vous prévenir que, quelle que soit votre envie de me chasser, vous n'avez pas le droit; je débute aujourd'hui, et le théâtre est à moi comme à vous.
- Oh! fit Olympe saisie de stupeur et d'admiration à la fois pour cette audace et cette industrie, pour cette persévérance enfin que la seule folie ou le seul amour pouvait susciter dans un cœur.
- Et, continua Bannière, si vous prétendez que je suis chez vous da votre loge, ce qui est vrai, au reste, et si vous prétendez que je vous gêne, j'en vais sortir: c'était mon intention. Jamais je ne demeurerai de force ni même de bonne volonté près d'une femme assez lâche pour me renier quand je souffrais, quand je mourais pour elle.
Mais l'orgueilleuse jeune femme, au lieu de se défendre, crispa ses lèvres par un sourire dédaigneux et se tut.
- Oui, poursuivit Bannière, oui, je comprends: vous m'avez cru fou! Vous ne vous êtes pas dit que si je l'étais, c'était d'amour! Vous avez senti, belle dame parfumée, le dégoût de ma présence, et vous avez fui bien loin sans vous retourner! Et je comprends cela: de loin ou de près, ma présence était un cruel reproche pour vous! Ah ! quelles que soient mes fautes, et si considérables qu'elles soient, il n'en est pas une, je le déclare, dont je ne me croie absous par votre abominable conduite.
Olympe continua de se taire.
- D'ailleurs, poursuivit Bannière, que peu à peu gagnait l'émotion de cette chère présence, mes fautes sont contestables, et j'en apportais ici la preuve. Tenez, madame, voici la lettre de la Catalane, dans laquelle elle déclare que je n'ai jamais été son amant. Tenez, madame, voici votre bague. Lisez, jugez et repentez-vous; s'il vous reste du cœur, repentez-vous de cette lâche trahison que vous m'avez faite.
Et il jeta sur la toilette d'Olympe la lettre dans laquelle la Catalane avouait sa ruse. Et il jeta près de la lettre la bague de Mailly, ce précieux bijou soustrait si difficilement à tous les yeux, pendant cette série de mésaventures de Bannière que nous avons racontées. Olympe leva deux grands yeux étonnés qui se fixèrent tour à tour sur la lettre et sur la bague.
- Madame, ajouta-t-il, sachez le reste, maintenant. Pour garder cette bague, je suis plus qu'à moitié mort de faim; j'ai vécu (il leva les yeux au ciel) parce que Dieu l'a voulu! Je me suis traîné sur vos traces à pied, j'ai dormi vingt jours dans les champs, je suis resté quinze jours sans dormir dans les cabanons de Charenton! mais je n'ai pas encore assez souffert, puisque aujourd'hui j'ai cette joie de vous convaincre de ma loyauté, puisque aujourd'hui je puis vous apprendre ce que c'est qu'un amour loyal, infini, ineffaçable. Adieu, madame, adieu! Soyez heureuse, je suis vengé!
Olympe avait écouté, elle avait dévoré les paroles de Bannière; déjà, cette lettre de la Catalane, elle l'avait lue et la savait par cœur; déjà, cette bague, elle l'avait reprise à son doigt.
Au moment où Bannière fit un pas pour sortir, elle s'élança comme une tigresse et lui barra le passage.
- Vous avez fait tout cela? dit-elle.
- Sans doute; et bien autre chose encore.
- Qu'avez-vous fait?
- Arrivé à Paris le jour de vos débuts, j'ai voulu entrer de force au théâtre, car je n'avais pas d'argent pour payer mon billet, car je ne voulais pas mettre cette bague en gage; et c'est alors qu'on m'a arrêté, que je me suis débattu, que j'ai frappé les exempts, et que, comme je répétais sans cesse, non pas votre nom, car, insensé que j'étais! j'avais peur de vous compromettre ... c'est alors que, comme je criais Junie! Junie! Junie! on m'a pris pour un fou et l'on m'a conduit à Charenton, d'où je me suis évadé il y a huit jours, c'est-à dire le lendemain du jour où vous êtes venue m'y voir.
- Vous avez fait tout cela! dit Olympe.
- Sans doute.
- Pourquoi avez-vous fait cela?
- Que vous importe? Je l'ai fait, voilà tout ce que j'ai à vous dire.
- Dites pourquoi vous avez fait tout cela, dites! répéta Olympe.
- Vous le voulez?
- Oui.
- Eh bien! c'était pour me venger.
- Non, ce n'était pas pour cela.
Bannière se détourna, mais Olympe lui saisit les mains et, le forçant de la regarder en face:
- Je veux, dit-elle, que vous me disiez pourquoi vous avez fait tout cela. Mais dis-le donc, malheureux, pour que je ne doute plus, pour que je te croie!
- Eh bien! j'ai fait tout cela ...
- Tu as fait tout cela ...
- J'ai fait tout cela parce que je t'aimais, parce que je t'aime, parce que je t'aimerai toujours! parce que je suis un lâche, et que me voilà tout pleurant à tes pieds et te demandant grâce, à toi que je devrais maudire, à toi qui me tueras!
- Oh! s'écria Olympe en le relevant et en le serrant dans ses bras, tu fais bien de m'aimer! je t'aime encore bien plus, moi! Viens, viens, Bannière! Donne-moi tes larmes que je les boive! donne-moi tes lèvres que j'y retrouve ma vie! Hélas, hélas! je suis morte, et l'Olympe que tu as connue, tu ne la retrouveras plus jamais !
Et, à son tour, au bout de ses forces, elle se laissa tomber entre les bras de Bannière tout inondée de larmes, toute frémissante d'amour. Cependant elle revint la première à la raison.
- Insensés que nous sommes ! dit-elle, pourquoi ces cris, pourquoi ces baisers, pourquoi ces mains serrées? Hélas, hélas! nous ne sommes plus rien l'un pour l'autre.
- Olympe, s'écria Bannière, ce mot-là, vous ne le pensez pas!
- Eh quoi! dit-elle, pour quelle cause t'ai-je donc quitté? pour l'infidélité dont je te croyais coupable. Je me trompais, je t'accusais à faux; mais moi, moi, je t'ai bien été réellement infidèle.
- Tu m'as pardonné, Olympe; je te pardonne.
- Oh! non, non! ce pardon ne serait pas sincère, Bannière. Tu aurais toujours au fond du cœur, toi, la jalousie, moi le repentir, deux vautours qui rongeraient notre bonheur.
- Oh! que dis-tu là, Olympe? Crois-tu donc que je sois un homme comme les autres hommes; que j'aie un amour comme les autres amours? Penses-tu qu'aujourd'hui amoureux et ivre, je sois demain rassasié et froid? Oh! non, Olympe, tu es pour moi comme la moitié de mon souffle; tu es plus que cela, tu es ma vie tout entière; sans toi je ne vivrais pas! Telle que tu es, je te prendrai; telle que tu seras, à quelque époque que ce soit, je te prendrai encore. N'bésite pas, Olympe; fais de moi ce que tu voudras! mais pas une minute de retard; hâte-toi de prononcer l'arrêt; choisis entre ma joie et mon désespoir, entre ma vie et ma mort! Oh! je sais ce que tu vas dire, tu es engagée, M. de Mailly t'aime ... Lui aussi ne te quittera qu'avec la vie. Ceux-là qui t'ont vue t'aiment, Olympe, ceux qui t'ont aimée meurent. C'est le sort. Eh bien! qu'il meure, que je meure, que l'univers finisse, mais que désormais nul autre n'étende sa main vers toi! que nul, excepté moi, ne pose ses lèvres sur tes lèvres! Olympe, ils ont dit que j'étais devenu un fou! Olympe, si tu me refuses, si tu dis non, je deviendrai bien pis qu'un fou, je deviendrai un assassin!
- Que demandes-tu?
- Toi.
- Quand?
- Dès à présent.
- Ta main.
- La voici.
- Quel serment veux-tu que je fasse?
- Foi d'Olympe de Clèves, c'est-à-dire de la plus honnête femme à mes yeux qui ait jamais vécu, foi de ma femme!
- Foi d'Olympe, Bannière, dit solennellement Olympe, devant Dieu, nul homme, jusqu'à la mort, n'étendra la main sur moi, nul baiser que le tien ne s'appuiera plus sur mon front ou sur ma lèvre!
- Merci. Tu joues ce soir?
- Toi aussi.
- Après le spectacle, tu parleras à M. de Mailly.
- Après le spectacle, je ferai mieux.
- Que feras-tu?
- Ce que j'ai déjà fait une fois: je partirai avec toi.
- Tu partiras! s'écria Bannière ivre de bonheur.
- Est-ce convenu?
- Oh! Olympe, Dieu ne m'a pas fait le cœur assez grand: j'étouffe de joie!
- La cloche sonne, tu débutes ce soir. Dis adieu à Olympe et va.
- A ma femme?
- A ta femme.
- Adieu, Olympe!
- Adieu, Bannière!
- A la dernière scène des Folies amoureuses, n'est-ce pas?
- Oui.
- Encore un baiser.
- Dix.
Ce ne fut pas dix, ce ne fut pas vingt, ce ne fut pas cent qu'ils se donnèrent, ce fut une longue et délicieuse étreinte, pendant laquelle leurs deux cœurs s'unirent dans un seul baiser.
Puis enfin ils se séparèrent l'un de l'autre, en jetant un cri de joie si aigu qu'il ressemblait à un cri de douleur.
Voilà quelle fut la scène qui précéda le premier acte de Mithridate. ô Racine, grand poète! tu écrivis mieux sans doute les amours de Monime; mais il y a une chose dont je te réponds, c'est qu'elles ne valent pas celles d'Olympe de Clèves.


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