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Chapitre LXXVII
Tout va mal, venez

Tandis que les événements que nous venons de raconter se passaient, le duc de Pecquigny ne perdait pas son temps, et le duc de Richelieu employait le sien du mieux qu'il lui était possible, et comme fait un homme qui en connaît tout le prix.

Or, à cette revue que passait le roi, sans s'inquiéter si c'était Mailly que l'on passait en revue, M. de Richelieu eut le soin de faire venir la comtesse et de la placer de telle sorte que pas un de ses gestes ne devait échapper au jeune prince.

Cette pauvre comtesse! elle était si belle, de sa beauté d'abord, puis de son amour et de son enthousiasme, elle criait « Vive le roi!» d'une voix si émue et si vibrante, que plus d'une fois Louis XV s'arrêta ou se retourna pour la voir et pour lui sourire.

Elle revint enivrée de bonheur, rayonnante d'espérance.

Pour elle, le roi n'était plus un homme, le roi était un dieu. Richelieu, qui avait surveillé avec le plus grand soin toutes les dispositions de Sa Majesté et donné avec réserve toutes les instructions nécessaires, ne fut point médiocrement satisfait de l'emploi de cette journée. Il se reposait donc, couché sur un sofa, enveloppé dans une robe de chambre de soie indienne, supputant dans son esprit tous les bénéfices, comptant sur ses doigts toutes les charges qui allaient être la récompense de cette négociation, quand un billet parfumé, d'une écriture inconnue, lui fut remis par Raffé, cet animal amphibie qui lui servait à la fois de secrétaire et de valet de chambre, et qui avait à lui seul autant d'esprit que tous les valets de chambre et tous les secrétaires du monde.
Le duc déploya le billet du bout des doigts, le secoua d'une chiquenaude, et lut cette courte épître:

« Tout va mal, venez »

Il tourna et retourna le billet; pas de signature.

Richelieu ne détestait pas le mystérieux; mais encore fallait-il que le mystérieux ne se présentât point à lui sous l'aspect d'une charade sans mot, ou d'un logogriphe indéchiffrable.

Le duc froissa le papier entre ses mains, se mordit les lèvres et relut:

« Tout va mal, venez.»

- Raffé ? dit-il en levant la tête.
- Me voilà, monseigneur, dit le secrétaire.
- Quelle livrée a apporté cela?
- Un grison.
- Inconnu?
- Absolument.
- As-tu des idées, toi?
- Sur quoi, monseigneur?
- Sur ce billet, regarde.
Et il passa le billet à Raffé.
Raffé lut à son tour: «Tout va mal, venez. »
- Eh bien?
- Eh bien?
- Qu'est-ce qui va mal?
- Je n'en sais rien, monseigneur.
- La belle avance, alors, que tu aies plus d'esprit que moi.
- Qui a dit cela, bon Dieu! s'écria Raffé.
- L'écho «Venez, venez.»
- Oui, il y a «venez».
- « Tout va mal» C'est embarrassant.
- Mais non, monseigneur; là n'est pas l'embarras, à mon avis.
- Comment cela?
- Pas mal de choses ne vont pas très bien dans ce beau pays de France: il ne s'agit que de choisir.
- Ah! monsieur le drôle, je vous y prends!
- à quoi, monseigneur?
- à dire du mal de M. de Fleury.
- Moi! s'écria Raffé, je dis du mal de M. de Fleury?
- Pardieu ! tu dis que tout va mal en France, et ça regarde un peu M. de Fleury, je suppose.
- Monseigneur, l'esprit, c'est vous qui l'avez en ce moment.
- «Tout va mal, venez », répéta encore le diplomate duc.
- C'est d'une femme, dit Raffé.
- Ah pardieu! le bel effort. Mais de quelle femme? Ah! voilà la question.
- Attendez, dit Raffé; en les nommant toutes, nous arriverons. Mme de Mailly d'abord.
- Je l'ai quittée à cinq heures du soir, et tout allait bien.
- Mme de Prie?
- Je ne l'ai pas vue depuis des éternités, et elle est à sa terre.
- Mlle de Charolais?
- Elle accouche, et elle en a tellement l'habitude que cela ne peut aller que très bien.
- Mme de ...
- Mais non, cent fois non! interrompit Richelieu. Je te répète que je ne connais pas l'écriture.
- Alors c'est une écriture contrefaite, dit Raffé.
- Allons, en faveur du mot, je te pardonne de ne pas avoir deviné.
- Une idée, monseigneur.
- Qu'elle soit bonne.
- N'allez pas où l'on vous dit.
- Imbécile, puisqu'on ne me dit pas où il faut que j'aille!
- Je suis un quadruple sot, et monseigneur me vole de moitié en ne m'appelant qu'imbécile.
- Tiens, Raffé, j'ai une idée à mon tour, dit le duc en bâillant.
- Sera-t-elle meilleure que la mienne, monseigneur?
- Je l'espère. Couche-moi.
- Ce sera d'autant mieux, monseigneur, que cette lettre m'a tout l'air d'un piège.
- Je ne dis pas non.
- Ainsi, monseigneur ...
- Couche-moi, te dis-je.
- Je crois de mon devoir de faire observer à monseigneur qu'il est onze heures à peine.
- Tiens! dit Richelieu, à propos de onze heures, il y a un chiffre au bas de la lettre.
- Oui, il y a un 4.
- Qu'est-ce que cela veut dire un 4 ?
- C'est le quantième du mois.
- Maroufle ! nous sommes au 25.
- Alors, la lettre se sera arrêtée en route; puis, après cela, peut-être vient-elle de très loin, de la Chine, par exemple!
- Sais-tu ce que c'est que ce chiffre-là?
- Non!
- C'est l'heure.
- Vivat! monseigneur a trouvé: c'est l'heure!
- Sais-tu une chose, Raffé? c'est que s'il était quatre heures quand on m'a écrit, je suis déjà de sept heures en retard.
- C'est joli.
- Qu'en dis-tu?
- Couchez-vous, monseigneur.
- Eh bien! non, voilà que je ne veux plus me coucher, moi! j'ai des remords.
- Vous, monseigneur? impossible!
- Vois-tu, Raffé, ce n'est pas un piège.
- Et pourquoi cela?
- La personne n'aurait pas dit l'heure à laquelle elle le tendait.
- Alors c'est une amie intime de monseigneur, qui pense que monseigneur devinera du premier coup.
- Eh bien! comme je n'ai pas deviné, je ne réponds pas et je suis débarrassé d'elle.
- Prenez garde, monseigneur; cette ligne a un certain caractère de fermeté dans les pleins, hardiesse dans les déliés. Cette femme-là recommencera, monseigneur.
- Tu crois?
- Qui a écrit écrira.
Raffé achevait à peine, qu'un valet de pied entra; il apportait une lettre.
- Encore! fit le duc.
- Que disais-je? s'écria Raffé triomphant.
Richelieu décacheta. C'était la même écriture.
- Tu avais raison, par ma foi! s'écria le duc.
Il lut:
«Vous avez bien fait de ne pas venir: c'eût été imprudent. »

- Hein! comme cela se trouve, Raffé.
- Continuez, monseigneur.
«Au lieu de me venir voir chez moi, venez me parler. Je suis dans un carrosse de louage au coin de votre rue. »
- Raffé, c'est une princesse ou une blanchisseuse.
- Monseigneur, il y a trop d'orthographe pour une princesse.
- Mon épée. J'y vais.
- Monseigneur, c'est imprudent.
- Tu as raison; vas-y. Si c'est un cadeau, je te le fais.
Raffé fit la grimace.
- Soit, dit-il. Mais que monseigneur y songe: si c'est une princesse, il est déshonoré.
Et, tout en parlant ainsi, ils ne décidaient rien.
- Raffé, dit Richelieu, si j'y vais, il ne faut pas que je me fasse attendre; si je n'y vais pas, couche-moi.
Puis tout à coup bondissant:
- Tu avais raison! s'écria le duc.
- Voyez-vous! dit Raffé.
- C'est elle!
- Bon!
- Ce n'est pas un 4 ?
- Non.
- C'est un L.
- Ah! c'est un L!
- Oui, la première lettre de son petit nom: Louise. Par la corbleu! quel bélître je fais, Raffé. Mon épée! bien; mon chapeau! bien; mon manteau! c'est cela. Fais ouvrir la petite porte.
- J'accompagne monseigneur?
- Garde-t'en bien. Si tu mets le nez soit à la porte, soit à la fenêtre, je te chasse.
Et en disant ces mots, il se précipita dans la cour, et de la cour dans la rue.
Raffé haussa les épaules.
- Trop d'orthographe, répéta-t-il avec dédain, trop! Cependant Richelieu était arrivé près du carrosse indiqué.
Au fond de ce carrosse, cachée, ensevelie sous des coiffes, une femme attendait, ne laissant passer que l'éclair de son regard sous sa dentelle.
- Ah! duc, murmura-t-elle, vous me faites attendre.
- La comtesse! s'écria intérieurement Richelieu, je l'avais devinée. Ah! continua-t-il tout haut, comtesse, j'ai failli ne pas venir.
- Pourquoi cela?
- Je ne connais pas votre écriture, et le billet n'était pas signé.
- Si fait, d'une initiale.
- Ah! comtesse, vous faites des L qui ressemblent à des 4; désormais je saurai cela et je ne m'y tromperai plus. Maintenant, voyons, dépêchons-nous, et réparons le temps perdu. Savez-vous que l'obscurité de votre billet m'épouvante? «Tout va mal», dites-vous. Eh! bon Dieu, quoi va mal?
- Duc, je suis perdue.
- Comment cela?
- Vous savez le bon accueil que m'a fait le roi à la revue?
- Certainement.
- Et je vous en remercie.
- Bon! j'en félicite vous d'abord, moi ensuite. Ce n'est point là qu'est le mal, j'espère?
- Duc, demain il faut que je quitte Paris.
- Ah bah! s'écria Richelieu en entrant tout entier par la portière du carrosse.
- Mon mari est venu ce soir à trois heures et demie.
- Mailly?
- Furieux. Il n'avait plus la tête à lui; il parlait de tuer le roi.
- Oh! c'est une plaisanterie, comtesse.
- Il a dit aussi qu'il me tuerait.
- Ah! ceci, c'est plus dangereux; il en a quasi le droit sans risquer la lèse-majesté; nous veillerons à ce qu'il ne fasse pas un malheur de ce côté, comtesse.
- Il a dit qu'on voulait lui prendre son bien, mais qu'il le défendrait.
- Ah, diable! est-ce que Pecquigny serait plus avancé que nous ne le pensons?
- Pecquigny?
- Oui, je m'entends. Et comment défendra-t-il son bien? L'a-t-il dit?
- En me reléguant dans ma terre.
- Oh! quant à cela nous verrons.
- Que faire?
- Eh! patience, comtesse; cela ne se décide pas comme un coup de dé.
- En attendant, je pars, moi.
- Comment, vous partez?
- Oui, il a donné ses ordres.
- Bah! vous gagnerez bien deux jours.
- Dame! j'y ferai mon possible.
- Se défie-t-il de moi?
- Comme de la peste.
- Il a bien raison. Et de Pecquigny ?
- Comme de vous.
- Très bien.
- Mais enfin que ferai-je, duc, si mon mari insiste?
- Comtesse, vous persisterez aussi, voilà.
- Toute ma famille va s'ameuter contre moi.
- Que voulez-vous!
- Mais quelle ressource employer contre elle?
- Je cherche.
- à quelle autorité recourir?
- Attendez!
- Quoi?
- Attendez!
- Eh bien?
- Je tiens mon moyen, comtesse.
- Vous avez votre moyen?
- Oui.
- Vous me répondez de moi?
- Comme de moi-même.
- Ainsi je suis sauvée?
- Oui, comtesse, chère comtesse, la plus spirituelle et la plus charmante des femmes.
- Je suis sauvée, votre parole d'honneur?
- Si bien sauvée, comtesse, que Mailly avant huit jours dira que vous êtes perdue.
Elle cacha son front dans ses mains.
Richelieu appuya un baiser sur chacune de ses mains charmantes.
- Je travaille pour le roi, dit-il bien bas, et... je me paie.
- Fou!
- Rien de plus sage que moi, comtesse, et la preuve c'est que j'allais me mettre au lit.
- Eh bien?
- Eh bien! je vais faire tout le contraire, comtesse. Devinez où je vais, comtesse?
- Qui peut savoir toutes vos ruses, ô tentateur infernal?
- Je vais à Issy, comtesse.
- à Issy?
- Oui, le pays des fours à plâtre. Bonne nuit!
Il la quitta en effet, regagna son hôtel en courant, et monta en carrosse un quart d'heure après.
Nous qui savons ce que produisaient d'ordinaire, sous le bien-aimé Louis XV, les querelles de ménage, et
qui nous garderions bien de tirer des scènes désagréables pour la sensibilité de notre lecteur nous laisserons
Mme de Mailly regagner son hôtel et son lit, 1 nous sommes certains qu'elle retrouvera solitaires tous deux. Nous aimons mieux voir comment M. de Richelieu, une fois arrivé dans le pays des fours à plâtre, réussit à réveiller le vieux ministre.

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