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Chapitre LXXI
Où il est traité de la puissance des bonnes raisons sur un esprit juste

Richelieu poussa un Ah! qui avait visiblement pour but de prendre haleine.
Mme de Mailly ramassa son éventail qui avait doucement glissé de sa main sur son siège, et de son siège à terre.
- Je vais donc, reprit M. de Richelieu, m'expliquer à cœur ouvert avec votre esprit.
- Et pourquoi pas avec mon cœur, duc? demanda la comtesse.
- Parce que, avec votre cœur, c'est déjà fait, vous êtes séduite, et vous n'avez plus besoin que d'être décidée.
- Ah! duc!
- Bon! nous n'irons pas loin, si la première vérité vous révolte.
Prenez garde, comtesse, car je n'ai que des vérités à vous dire, je vous en préviens.
- J'écoute.
- Bien décidément?
- Oui.
- Eh bien! maintenant que toute glace est rompue, maintenant que vous savez que je suis un ami, sachez encore une chose qui vous rassurera bien davantage.
- Laquelle?
- C'est que je suis intéressé.
Mme de Mailly releva cette tête intelligente que les préliminaires de cette grave conversation avaient courbée.
- Un intéressé? demanda-t-elle avec étonnement; ce pauvre M. de Mailly, je vous croyais au mieux avec lui.
- Oh! comme vous vous égarez, comtesse. Bon Dieu! qui pense à M. de Mailly? Est-ce que M. de Mailly est pour quelque chose dans ce que nous disons!
- De quoi s'agit-il donc?
- Eh! madame, il s'agit de savoir tout simplement qui gouvernera la
France d'ici à deux mois. - Monsieur le duc ...
- Encore! Oh! je ne vous pardonne pas cette hésitation, comtesse; que diable! comme disait mon grand-oncle, qui a dit une quantité sinon de bonnes choses mais de grandes choses dans sa vie, qui veut la fin veut les moyens• Voulez-vous la fin?
Mme de Mailly murmura un mot qui n'était ni un oui ni un non; mais murmurer un mot inintelligible en pareille circonstance, c'était donner son adhésion.
Ce fut bien ainsi que M. de Richelieu prit ce mot inintelligible.
- Alors, dit-il, si vous êtes de l'avis de mon grand-oncle et du mien, pourquoi ce regard flottant? Il m'avait cependant semblé qu'entre nous deux tout allait devenir simple à dire, facile à entendre.
- Parlez donc, alors, fit Mme de Mailly avec un soupir.
- Voilà ...
Mme de Mailly déploya son éventail, comme dans un combat singulier un guerrier antique préparait son bouclier.
- Le roi est si jeune, continua le duc, que nous ne savons pas encore bien précisément s'il a un cœur; la reine seule pourrait en témoigner. Mais prenons garde, le jour où une autre que la reine pourra résoudre cet important problème, ce jour-là, madame, nous aurons fait fausse route, et ce n'est plus un cœur qu'aura le roi.
- Aura-t-il deux cœurs? demanda en souriant Mme de MaiIly.
- Non, comtesse, il aura des sens, ce qui sera bien plus dangereux pour vous, pour moi, pour tout le monde ...
- Pour moi? dit la comtesse, qui ne s'était arrêtée qu'à ce qui la regardait.
- Sans doute, madame; car, prenez garde, ce que d'autres lui auront appris, le roi le saura, et, par conséquent, vous n'aurez plus à le lui apprendre. Or, vous savez combien Sa Majesté est reconnaissante envers ses précepteurs.
- C'est donc bien difficile, duc, d'aimer et d'être aimée!
- Hein! fit le duc.
La comtesse répéta la question.
- Oh! comtesse, s'écria le duc, comme vous voyez la chose à un point de vue rétréci! comme vous comprenez votre mission sous un aspect bourgeois! Fi donc, une demoiselle de Nesle!
- Faites-moi donc la leçon, duc.
- Eh bien! comtesse, sachez ceci: qu'à partir du jour ...
Il hésita.
La comtesse regarda le duc.
- Ma foi! tranchons le mot, dit celui-ci: c'est qu'à partir du jour où vous serez la maîtresse du roi, les obligations qui vous incombent sont multiples. Il faut que pour le roi vous soyez la dame des pensées, la récréation de l'esprit, la volupté des sens. C'est bien embarrassant, allez, madame, d'être tout à la fois.
- Duc, duc, dit la comtesse, je ne comprends pas.
- Ah! comtesse.
- D'honneur! dit vivement Mme de Mailly; ce n'est pas que je me fâche, non, en vérité, c'est que je ne comprends pas.
Le duc fit de la tête un mouvement qui voulait dire:
- Allons! si vous ne comprenez pas, il faudra bien vous faire comprendre.
Puis tout haut:
- écoutez bien. Il faut que vous sachiez, comtesse, qu'à l'heure qu'il est, à l'heure où vous n'êtes encore rien que la femme à peine séparée de M. de Mailly ...
- Oh! séparée tout à fait! s'écria la comtesse.
- Soit. Eh bien! vous avez déjà des rivales.
Les sourcils noirs de Louise de Mailly se rapprochèrent comme deux nuages chargés de tempêtes et d'éclairs.
- Des rivales! murmura-t-elle en femme moins effrayée que prête à combattre.
- Bon! dit le duc, voilà de ces circonstances qui me plaisent; vous avez parfaitement dit cela à la Clairon3• Oui, comtesse, des rivales!
- Lesquelles?
- La reine, d'abord; oh! n'allongez pas votre lèvre pourpre en signe de mépris; la reine, croyez-moi, n'est pas une rivale à dédaigner.
- Si vous croyez, monsieur le duc, répondit Mme de Mailly, que la reine me soit à ce point redoutable, et que le roi l'aime d'un si tendre amour, est-il convenable pour une femme de mon sang et de mon caractère d'entamer la lutte? Prenez garde, duc: combattre, dans de pareilles conditions, contre une femme qui a quatre ans de ménage, c'est se déshonorer à coup sûr; vous êtes mon ami, duc, et le déshonneur retombera sur vous.
- Oh! attendez, ce n'est pas tout. Vous avez, outre la reine, qui, quoique vous en disiez - je parle relativement à ce que je sais, vous comprenez; je n'eusse pas dit de Louis XIV ce que je dis de Louis XV - vous avez, outre la reine, qui a le grand avantage d'être la reine, vous avez une femme plus belle encore, une femme qui possède autant d'esprit que vous, une femme - oh! ceci va être dur, mais n'importe, il faut que vous l'entendiez -, une femme qui est plus régulièrement belle que vous, une femme de noblesse; attendez donc, tout cela n'est rien ! une comédienne, c'est-à-dire un caméléon prêt à revêtir toutes les formes; une comédienne, c'est-à-dire, non seulement une beauté, mais encore un talent, un sourire, un parfum, un cœur.
- Mon Dieu! mon Dieu! savez-vous que vous m'effrayez s'écria Louise.
- Pardi eu ! répondit le duc, c'est bien mon intention! il n'y a qu'aux généraux médiocres que l'on cache la force de l'ennemi; je vous traite en Condé, en Turenne, en comte de Saxe.
- Savez-vous qu'un pareil portrait, c'est une amère satire de ma personne?
- Allons, bon! voilà mon général qui descend d'un cran; mon Turenne qui n'est plus qu'un Villars.
- Et quelle est cette ravissante, cette parfaite personne? demanda Mme de Mailly.
- C'est Mlle Olympe de Clèves.
- Je connais ce nom-là, dit Mme de Mailly en serrant les lèvres.
- Je crois bien que vous devez le connaître, reprit Richelieu souriant, c'est la maîtresse de votre mari.
- Oui, je me souviens, fit-elle; passons.
- Non point; ne passons pas, dit Richelieu; arrêtons-nous, au contraire.
- Soit. Ainsi cette femme est telle que vous le dites?
- Mieux, peut-être.
- L'avez-vous vue?
- Comtesse, permettez-moi de ne pas répondre à cette question, mais de répondre par appréciation.
- Faites.
- Avant de vous connaître, M. de Mailly a une maîtresse.
- Bien.
- M. de Mailly devient votre mari, et, après un an de mariage, revient à sa maîtresse.
- Oui, vous avez raison, c'est décidément une rivale. Et le roi aime?
- Pas encore, heureusement; seulement j'ai peur qu'il ne la désire déjà; mais ...
- Mais?
- Après le désir, l'amour peut venir.
- Et l'amour viendra?
- Si vous le voulez. Les navires n'avancent qu'en proportion du vent qui les pousse.
- Et l'on pousse ce navire?
- Activement.
- Qui cela?
- Un homme d'esprit, pardi eu ! voilà bien ce qui m'inquiète; un entêté de mes amis, M. le duc de Pecquigny.
- Il veut la donner au roi?
- Précisément.
- Et mon mari?
- Ah! le pauvre comte! que voulez-vous! il paraît qu'il est prédestiné.
Louise sourit à travers sa préoccupation.
- Duc, fit-elle en fronçant de nouveau les sourcils, puisque j'en suis descendue à lutter contre une comédienne, veuillez me dire au moins si j'ai des chances.
- Madame, dit Richelieu en s'inclinant, vous luttez en même temps contre une reine, et cela compense.
- Ah! c'est vrai! encore une chance de moins, j'avais oublié celle-là.
Puis d'un ton railleur :
- Enfin, continua-t-elle, peut-être Sa Majesté daignera-t-elle prendre comme passe-temps mon peu de jeunesse et de fraîcheur. C'est glorieux.
- Vous êtes une adorable femme, mais sachez vouloir, il ne vous manque que cela.
- Vouloir être déshonorée, oui.
- N'exagérez pas, comtesse; vous n'avez point idée combien vous perdez de votre esprit en exagérant.
- Oh! c'est qu'aussi, duc! ...
- Eh bien?
- Eh bien, je suis révoltée!
- Ne rougissez pas, comtesse; vous diminuez, en rougissant, votre beauté principale, qui consiste dans l'égalité merveilleuse de votre teint. Ah! maintenant vous m'avez donc bien compris. Luttez, la reine a son parti. Je vous déclare qu'il est peu nombreux; mais enfin elle est la reine, elle a les ambassadeurs, les puissances, le pape, les femmes.
- Rien que cela?
- Oh! mais Olympe, Olympe a bien plus que la reine, elle.
- Qu'a-t-elle?
- Elle a Pecquigny, elle a les roués, elle a sa beauté toute-puissante.
- C'est bien beau alors, cette créature?
- C'est au-delà de ce que l'on peut dire, comtesse.
- Tâchez de me faire comprendre.
- C'est vous, plus elle.
Louise pâlit et jeta sur son corps svelte et délicat un rapide regard de terreur qui n'échappa point à Richelieu, et qui lui prouva qu'elle avait compris.
- Mais que faire alors? demanda-t-elle.
- Presque rien, madame. Vous laisser faire, d'abord; ensuite, déployer le plus de voiles possible: voilà tout.
- Et vous soufflerez?
- Oh! à pleins poumons!
- Vous avez donc quelque espoir?
- Pardieu! vous avez vos avantages, à vous, et ils sont immenses: vous êtes grande dame, vous aimez.
- Mais cette fille n'aime donc pas!
- Qui sait?
- Elle aime M. de Mailly, peut-être?
- On l'ignore.
- Il faut bien qu'elle l'aime, puisque pour lui elle a quitté un beau garçon, ma foi! qui a eu la naïveté de venir me la redemander.
- Vraiment! dit Richelieu. Diable! il y a peut-être quelque chose là-dedans. Qu'était-ce que ce beau garçon?
- Oh! une espèce de fou.
- Qu'est-il devenu?
- Je ne sais. Vous comprenez bien que je ne l'ai pas fait suivre.
- Disparu. Alors renonçons à ce moyen: il nous prendrait trop de temps; d'ailleurs, ce moyen est petit et indigne de nous.
- Et vous dites que vous doutez que cette femme aime M. de Mailly.
- J'en doute.
- Pourquoi demeure-t-elle avec lui? Serait-ce par intérêt?
- Oh! je jure que non.
Qu'est-ce donc que cette femme, alors?
- Un secret vivant, un mystère qui parle, mais qui ne dit pas son mot. Elle a le charme. Vous savez toute la valeur de ce que je dis là, l'est-ce pas?
- Et qu'aurais-je à faire contre elle?
- Vous aimez le roi, et l'amour est un bon conseiller.
- Premier point alors, dit la comtesse. Passons au second.
- Comtesse, êtes-vous vaine, êtes-vous orgueilleuse?
- Un peu.
- Tiendriez-vous beaucoup à devenir duchesse comme Mme de Fontanges, ou reine comme Mme de Maintenon?
- Pourquoi ces questions, dites?
- Répondez toujours.
- Soit! En deux mots. Je veux bien qu'on me salue en souriant, je ne veux pas qu'on se détourne pour ne me plus saluer.
- Comtesse! comtesse!
- Eh quoi! monsieur le duc, vous ne me donnez pas raison?
- Ne nous irritons pas. Vous avez commencé par me dire que vous aviez de l'orgueil.
- Eh bien?
- J'ai dû le croire.
- Duc, je ne vois pas, dans ce que j'ai l'honneur de vous répondre, ce qui motive cet air furieux et cette figure renversée. Un homme comme vous devrait cependant savoir ce que c'est qu'une femme de qualité.
- C'est parce que je le sais, comtesse, c'est parce que j'ai vu de mes yeux ce que c'était, que je m'épouvante. Voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire, comtesse?
- Faites; vous avez une réputation de conteur qui ne doit jamais vous laisser craindre de refus.
- Eh bien! comtesse, il y a eu une femme qui ne coûtait pas un sou à Louis XIV. Ce n'était pas Mlle de La Vallière, comme vous pourriez le penser. Non, pour Mlle de La Vallière Louis XIV a bâti Versailles, a pensionné Lebrun, Lenôtre, Molière. Pour Mlle de La Vallière, Louis XIV a ressuscité tournois et carrousels, jeux de bagues et sérénades, et c'était fort bien, car l'argent que le roi dépensait tombait dans les mains des poètes, des peintres des artistes, tous gens qui ressemblent fort aux grands seigneurs, du côté des mains surtout, qu'ils ont tous comme des cribles. Or, ce qui tombait des coffres de l'état dans les mains de tous ces gens-là filtrait des mains de ces gens-là dans celles des tailleurs, des marchands de rubans, des passementiers, des baigneurs, tous gens qui, de leur côté, font travailler grand nombre d'ouvriers. Il en résultait que pas une obole de toutes ces dépenses n'était perdue. Non, je ne veux pas parler de Mlle de La Vallière; non, je ne veux pas parler encore de Mlle de Fontanges; non, je ne veux pas même parler de Mme de Montespan: toutes femmes pour lesquelles Louis XIV a dépensé, mais bien dépensé en roi; dépensé comme le soleil dépense ses rayons en les répandant sur tout le monde; toutes femmes, disons-nous, pour lesquelles le roi a dépensé cinq ou six cents millions. Non, je parlerai de Mme de Maintenon, femme qui ne lui coûtait rien, mais qui a ruiné la France. Au lieu de détourner des coffres de l'état dix millions, vingt millions, cinquante millions, elle a imposé au roi une politique qui lui a coûté un milliard, lequel n'a profité à personne, et qui a eu pour résultat une guerre où trois cent mille hommes ont perdu la vie, ce qui n'a profité qu'aux héritiers de leurs biens. M. le Régent savait cela; je vous jure que c'était un homme d'infiniment d'esprit que M. le Régent; il avait même du bon.
- Vous en savez quelque chose, vous qu'il a envoyé deux fois à la Bastille.
- Comtesse, je ne l'avais pas volé. J'aurais donc tort de lui en vouloir. Eh bien! un jour, ou plutôt une nuit, qu'une grande dame, sa meilleure amie, essaya de lui parler politique, M. le Régent l'arrêta net par un baiser, l'emporta hors du lit tel qu'elle était, c'est-à-dire à peu près dans le costume où Néron vit Junie, et l'approchant d'une grande glace qui réfléchit aussitôt sa beauté:
«Voyez, lui dit-il, si une jolie bouche a le droit de prononcer de si laides paroles que des paroles politiques» Et il referma cette même bouche charmante par un baiser, et jamais plus la dame qui régnait le cœur de Philippe n'essaya de régner sur la France. Comtesse, quand je vous disais que M. le Régent avait du bon, et Mme de Parabère aussi.
- Mais, reprit la comtesse, je ne vois pas, duc, quelle application vous pouvez faire de cette histoire à Mme de Mailly; je ne suis pas une femme à faire de la politique, moi.
- Comment! s'écria le duc, vous vous contenterez de faire l'amour?
- Certainement.
- Vous ne ferez pas la conseillère intime?
- Non pas.
- Vous ne passerez pas des revues de troupes, comme Mme de Maintenon?
- Cela m'ennuierait mortellement.
- Vous ne ferez pas des ministres?
-Jamais, à une exception près, duc.
Mme de Mailly tendit la main à Richelieu avec un charmant rire.
- Comtesse, dit-il, sérieusement?
- En doutez-vous?
- Non, mais cependant. ..
- Quoi ?
- Donnez-moi votre parole de femme noble.
- Foi de comtesse! dit-elle.
- Comtesse, votre main.
- La voici.
- Maintenant, dormez tranquille, comtesse; il n'y a qu'une femme convienne au roi, c'est vous.
Elle rougit de plaisir.
Et lui se rapprochant d'elle:
- D'honneur! dit-il, je m'en veux.
- Et de quoi?
- De n'être qu'un pauvre diable, deux fois duc et deux fois pair.
- Pourquoi?
- Parce que vous êtes une femme au-dessus de mes moyens, comtesse.
Et après lui avoir baisé la main avec une courtoisie des plus tendres, il prit congé d'elle pour courir chez M. de Fleury.
Louise de Mailly, demeurée seule, sentit les forces l'abandonner : fut tentée de se jeter à genoux devant son christ, et de pleurer.
Les larmes la suffoquèrent.
- Oh! dit-elle en secouant la tête, non, c'est inutile, le temps est passé des héroïques déshonneurs; j'aurai beau prier, je ne serai pas même une La Vallière.
Et elle se leva pour regarder dans son miroir ses yeux, étincelant comme deux étoiles sous leurs longs cils noirs.
- La Vallière, dit-elle plus bas; une boiteuse!
Et, avec un sourire de démon:
- Une blonde! ajouta-t-elle.





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