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Chapitre LXII
Duc et valet de chambre

C'est le propre des fortes émotions d'amener nécessairement le repos après elles. La surexcitation, comme disait Bachelier, est la sœur aînée de la prostration.

La disposition rêveuse de nos deux personnages, mis en rapport par la sympathie, coupa court au médianoche.

Aucun autre jeu ne fut proposé.
Après quelques essais de conversation, dans lesquels Richelieu fut préoccupé, le roi somnolent, le comte et la comtesse de Toulouse tièdes, Louise de Mailly nerveuse, le roi fit un signe à Bachelier, qui parut aux portes du cabinet le bougeoir à la main.
Il vint apporter ce bougeoir à M. le comte de Toulouse, qui le reçut, en s'inclinant, de la main du roi, et ce prompt retour aux choses sérieuses, c'est-à-dire à l'étiquette de cour, acheva de ramener l'assistance au respect, ennemi de toute rêverie.

Le roi demeura seul bien avant l'heure qu'il s'était marqué lui-même pour la cessation des plaisirs de la nuit.

Richelieu n'avait garde, le lendemain, d'oublier son rendez-vous avec Bachelier.
Aussi, tandis que le roi gagnait Paris en carrosse avec son capitaine des Suisses et la comtesse de Toulouse; tandis que Mme de Mailly, partie en même temps, n'avait pu surprendre un seul regard significatif du roi, pas même un mot d'adieu banal, et qu'elle s'ensevelissait seule dans le grand carrosse qui la ramenait à Paris, Richelieu trouvait le seigneur Bachelier à cheval sur un bon genêt!, environ deux cents pas derrière le cortège.
Il Y avait encore mémoire, en ce temps, des voyages que le feu roi faisait à Fontainebleau avec sa maison entière, alors que trente carrosses, formant une file d'une demi-lieue, serpentaient dans les plaines, sous les bouquets de bois, rehaussée par une bordure de mousquetaires ou de chevau-légers, souriant, tambourinant el chuchotant de manière à faire fuir tous les geais et toutes les pies du canton.
Alors, quand le magnifique spectacle des chevaux piaffant, des armes étincelant, des équipages retentissant, venait frapper l'écho de quelques villages, apparaissaient sur le seuil des portes, au pauvre petit carreau de vitre d'une chaumière, les paysans effarés, qui admiraient et riaient, tout à la fois, de voir tant de splendides seigneurs. Puis, si quelque valet de chiens, si quelque piqueur, si quelque garçon des écuries, resté en arrière, avait soif ou faim; s'il s'était arrêté pour rajuster une sangle ou trouer une courroie, tout le village, rassuré de n'en voir qu'un seul à la fois, fondait sur le retardataire comme les fourmis sur la proie abandonnée.
Alors force questions, que suivaient les offres de laitage, de piquette ou de pain bis.
- Comment va le roi?
- Quel est le roi?
- Quelle est la dame qui accompagnait le roi?
- Quel est le cordon bleu qui galopait aux portières de Sa Majesté?
Le valet, tout fier de son importance, daignait s'entretenir avec les paysans, leur racontait les aventures du jour, disait: «Nous! » et s'enfuyait au galop de son lourd cheval, laissant émerveillés ses auditeurs, qui le perdaient de vue au milieu de la poussière.
Dans sa jeunesse, alors qu'il fut adoré de ses sujets, Louis XV souleva bien d'autres sympathies: c'était de l'idolâtrie, non de la curiosité. Partout où passait le roi, il ne voyait que bras étendus, femmes agenouillées ; il ne voyait que des hommes priant les yeux trempés de larmes.
Ceux-ci rêvaient d'embrasser la botte du roi; celles-là eussent donné leur vie pour lui baiser la main; beaucoup, comme les idolâtres de Juggernaut, eussent sollicité la jouissance de se faire écraser sous ses roues dorées.
Restés en arrière, Richelieu et Bachelier commencèrent l'entretien en gens qui savent le prix du temps et d'une nette intelligence.
- Eh bien! dit Richelieu, avez-vous vu hier, avez-vous vu comme vous aviez raison?
Bachelier réfléchit. Il ne voulait pas avoir eu trop raison avec un aussi grand seigneur que l'était, sinon de nom, du moins de position, M. de Richelieu.
- Raison en quoi, monsieur le duc? demanda-t-il avec humilité.
- Mais raison dans ce que vous aviez prévu.
- J'avais donc prévu quelque chose?
- Ne vous rappelez-vous point ce que vous m'avez dit ?
- A quel propos ?
- A propos du roi et de Mme de Mailly.
- Eh bien?
- Le roi a pris la taille de Mme de Mailly.
- Et Mme de Mailly a pris la taille du roi.
Bachelier se mit à rire. Richelieu rit comme Bachelier.
Pour le moment, c'était le duc qui faisait la cour au valet de chambre.
- Qu'arrivera-t-il de tout cela, dites, mon cher Bachelier?
- De tout cela?
- Oui, de ce qui s'est passé hier, enfin.
- Rien, monsieur le duc.
- Comment, rien?
- Non.
- Allons donc! vous dites le roi inflammable, vous prétendez que
Louise de Mailly est du feu dont sont faites les femmes de Nesle, c'est-à-dire du feu grégeois, et vous prétendez que ces deux flammes rapprochées l'une de l'autre ne se réuniront pas pour flamber ensemble.
- C'est vrai, monsieur le duc, mais le roi flotte.
- Il flotte?
- Oui.
- Entre qui? sur quoi?
- Le roi pense à la reine; il a des remords; depuis qu'il a quitté Versailles, il s'est rappelé Versailles. Depuis que la reine le quitte, il regrette la reine; l'image de la reine le préoccupe. Sa chez donc, monsieur le duc, que j'ai vu le roi tressaillir et frissonner quelquefois dès sept heures du soir, lorsqu'il songeait qu'à dix heures il allait passer dans l'appartement de la reine, et à ce moment-là, moi qui vous parle, j'ai dix fois, en portant l'épée du roi dans la ruelle du lit de sa femme, j'ai entendu distinctement battre le cœur de Sa Majesté sous la dentelle de son jabot.
- C'était de l'amour.
- Physique, si vous voulez, monsieur le duc, mais des plus violents. Ces sortes de passions ont une mémoire infinie. Je jurerais que la reine, toute froide qu'elle est pour son charmant époux, je jurerais, dis-je, que la reine, si rude à ce beau jeune homme, prendra, quand elle le voudra, le pas sur toutes ces capricieuses images qui voltigent autour du roi.
Bachelier, comme on le voit, se lançait dans la poésie. Richelieu ne fit pas attention à cet écart et continua:
- Le voudra-t-elle, Bachelier?
- Jamais.
- Vous en êtes sûr?
- Moralement et physiquement sûr, monsieur le duc.
Et Bachelier appuya sur les deux adverbes, en homme qui sait la valeur de chaque lettre de l'alphabet.
- Eh bien dit Richelieu, répétant les paroles de Bachelier, puisque vous êtes moralement et physiquement sûr de l'indifférence de la reine, partons de ce point, mon ami. Vous disiez que le roi flotte?
- Oui; il est amoureux d'un brouillard.
- Que vous nommez?
- Ah! monseigneur, ici mon embarras commence. 13autre soir le brouillard s'appelait Olympe: c'était une belle comédienne qu'il a vue jouer, une fille qui inspire à la fois l'amour du cœur et celui des sens.
- Bah! une comédienne! et je ne connais pas cela, moi?
- Ce n'est pas étonnant.
- Comment cela?
- Oui. Elle arrive de province, et vous de Vienne.
- C'est juste. Revenons à Olympe, mon cher monsieur Bachelier. Voyons, qu'est-ce qu'Olympe?
- Une fille qui a la cheville fine comme celle d'un chevreuil, la jambe ronde comme les femmes de Rubens, de grands yeux fermés et ouverts à la fois, ce qui les rend meurtriers et langoureux; des mains d'enfant, un bras de Cléopâtre, le col de l'Anne de Boleyn d'Holbein et, à ce qu'il paraît, la poitrine de Mlle de Charolais.
- Ah çà! mais cette fille, mon cher Bachelier, c'est la déesse Vénus en personne. Et vous dites que le roi?
- Le roi en a rêvé, monseigneur. Elle est à je ne sais qui.
- Elle est au roi, pardieu! si le roi la veut.
- On dit que non.
- Elle est donc bien gardée?
- Mieux que cela, elle se garde.
- Bah, bah! Voyons, Bachelier, êtes-vous certain que le roi soit épris?
- Si j'en étais certain, monsieur le duc, j'aurais déjà essayé de guérir les chagrins du roi, mais j'ai peur de faire buisson creux. Vous qui avez chassé avec le roi, monsieur le duc, continua Bachelier en riant, vous savez comme cela met le roi de mauvaise humeur.
- Très bien. Bachelier; continuez; vous êtes un grand philosophe, mon ami.
Bachelier s'inclina. Il était évident que Bachelier pensait de lui ce que disait Richelieu.
- J'ai dit, continua-t-il, que l'autre soir je croyais cette Olympe entièrement dans la tête, sinon dans le cœur du roi; aussi je ne l'ai pas perdu de vue pendant qu'il était éveillé, pour savoir s'il en parlerait; je l'ai écouté pendant son sommeil, pour savoir s'il en rêverait. Il n'a rien dit ni en dormant ni en veillant; au contraire, je l'ai vu demander à partir pour Rambouillet: il avait reçu une rebuffade de la reine. Chaque fois qu'il se met une idée en tête, il va l'expier auprès de Sa Majesté; il ne demande qu'à être un époux de la rue Saint-Martin• Pauvre roi! C'est la reine qui en fera un mari de Versailles.
- Vous avez beaucoup d'esprit, Bachelier, et je ne désespère plus du roi.
- Monsieur le duc est trop bon.
- Continuez.
- Eh bien! comme, ce matin, il a demandé trois fois si la reine n'avait rien envoyé, c'est que le roi a beaucoup pensé cette nuit à quelqu'un. Or, est-ce à Olympe? Est-ce à Mme de Toulouse? Est-ce à Louise de Mailly?
Ce digne Bachelier supprimait la mademoiselle ou la madame avec une familiarité qui témoignait de sa puissance.
- Eh bien?
- Je me réponds à moi-même, ajouta-t-il en voyant la perplexité de Richelieu: ce n'est pas à Olympe, il ne l'a pas revue. Ce n'est pas à Mme de Toulouse, il n'espère rien.
- C'est donc à Mme de Mailly, Bachelier?
- Oui et non, monsieur le duc.
- Attendez, dit le duc, je vais vous faire part d'un détail qui vous fixera peut-être.
Et Richelieu lui raconta la remarque qu'il avait faite sur la scène du colin-maillard.
- Je crois, dit-il, que la communication amoureuse s'est un moment établie entre eux. Mme de Mailly, monseigneur, a des moments de faiblesse, comme toute bonne Française en face de son roi; mais au fond, elle a des principes et un mari...
- Un mari, mon cher Bachelier; un mari qui la néglige.
-Ah!
- Qui la délaisse, et elle est fière.
- Mais il faut, je crois vous l'avoir dit, qu'elle ne soit pas fière, si elle veut que le roi... Il faut même qu'elle soit. ..
- Voilà le difficile. Cependant, je vous l'avouerai, je n'ai pas trouvé que ce fussent là toutes les difficultés.
- Parlez, monseigneur.
- J'admets le roi amoureux, très amoureux même de Louise de Mailly, ou je l'admets amoureux d'Olympe.
Bachelier sourit.
- Voilà, dit Richelieu, en regardant avec complaisance Bachelier qui semblait se mirer dans les yeux du duc, voilà un sourire que je comprends. Il signifie, si je ne me trompe, que le roi sera seulement amoureux de qui vous voudrez.
- Monseigneur, je ne vous dis pas cela.
- Mais vous le faites, mon cher Bachelier, et cela vaut encore mieux.
-Monseigneur, il est de la plus impérieuse nécessité qu'il en soit ainsi; autrement, et vous le savez vous-même, les plus grands désordres en résulteraient.
- Vous faites donc aussi de la politique?
- Pour nous, oui, monseigneur; Lebel et moi avons fait alliance. Le roi est à nous, qui l'avons soigné, élevé, instruit. Il est à nous plus qu'à tout le monde.
- C'est ce que dit aussi M. de Fréjus.
- M. de Fréjus a le roi habillé en roi. Nous, nous avons le roi dans sa chambre, dans son lit, dans son bain. Voilà pourquoi nous croyons l'avoir plus que toute personne au monde. Nous avons le jeune homme, nous.
- Et vous avez raison. Je dis donc, Bachelier, que le roi, qui est à vous, vous ne le partagerez qu'avec ceux que vous jugerez bons et dignes de ce partage.
- Oui, monseigneur.
- Voulez-vous d'Olympe?
- J'ai envie de vous parler franc, monseigneur.
- Parlez, d'autant plus que je vais être franc moi-même. S'il ya gain à partager le roi avec vous, je veux qu'il y ait gain pour vous à le partager avec moi.
- Ah ! très bien t
- Je sais que vous avez tout, que votre ambition n'est pas démesurée, que les dignités vous en faites peu de cas, mais que vous aimez les bonnes terres et les bons écus.
- C'est naturel, monseigneur, je ne suis pas assez bon gentilhomme pour éviter qu'on ne se moque de moi, si je voulais devenir cordon bleu ou pair de France. Mais si j'ai de l'argent, des terres, ainsi que vous le dites, mon fils et ma fille achèteront avec cela tout ce que leur ambition leur conseillera de se donner un jour6•
- Bachelier, je me résume. Vous connaissez une terre de Fronsac substituée, la petite?
- Celle qui vaut seize mille livres de rente, monseigneur, et qui est arrosée par deux rivières?
- Oui, Bachelier; l'aimez-vous?
- J'aurais pour elle une passion, n'était qu'elle est duché-pairie.
- Substituée, elle perd son privilège; elle demeure un bien à affermer, d'autant plus avantageux qu'il perd ses frais et bailliages de justice et de voiries pour devenir seigneurie de rapport.
- Je comprends.
- C'est l'apanage le plus convenable pour un bon serviteur du roi qui a obtenu des lettres de noblesse, et entrevoit à la troisième génération la possibilité de voir l'écusson, sinon ducal, au moins baronnial, sur les grilles du château.
- Bien, monseigneur.
- Bachelier, si je mets près du roi une maîtresse de mon choix, vous achèterez Fronsac et je vous donnerai quittance contre une poignée de main.
- Monseigneur, c'est faire les choses en grand seigneur que vous êtes.
- Vous acceptez?
- Objection. Pour donner une maîtresse au roi, je ne veux pas que la maîtresse soit femme à faire de la politique.
- Qu'entendez-vous par là?
- J'entends, et vous allez l'entendre comme moi, que, si nous mettons le roi en tutelle, la tutrice nous régentera.
- C'est une difficulté.
- Connaissez-vous bien Mme de Mailly; car, je le vois, c'est elle que vous voudriez donner à Sa Majesté.
- Elle ou une autre; je n'y tiens pas précisément. Je dois, d'après ce que vous me dites, prendre de sérieuses informations.
- Comprenez bien, monsieur le duc; le cardinal va vouloir conduire l'état; le roi de Pologne va vouloir conduire la reine; la reine voudra bien à son tour conduire le roi. Le roi n'aimerait pas trop, peut-être, être conduit par sa maîtresse. De ce conflit que résulterait-il? Une guerre absolument inévitable, une guerre dont tous les traits pleuvront sur le roi, c'est-à-dire sur nous. Or, j'ai vieilli; j'ai commencé à engraisser. Cet embonpoint me sied, dit-on, je ne veux point le perdre. C'est pourquoi je veux, à tout prix, la tranquillité dans la maison.
- Ah oui! dit Richelieu; mais c'est chose trop juste, mon cher Bachelier!
- Si la reine devient jalouse et que la maîtresse se pose en seconde reine, guerre, renvoi de la maîtresse, car la reine aura un dauphin qui fera poids contre les bâtards. Si la maîtresse est la plus forte, humiliation de la reine, que l'on aime ici; de là haine des Parisiens, pierres dans mes vitres et dans les glaces de vos carrosses, exils, Bastille, qui sait? le domaine de Fronsac, monseigneur, ne produirait plus ses bons vins, ni pour vous ni pour moi. Parons à ces inconvénients graves, donnons au roi une maîtresse dont nous soyons maîtres.
- Ah! Bachelier! Bachelier! quel sage vous êtes! En vérité, le roi Salomon ne serait pas digne d'être votre valet de chambre.
- l1intérêt, monseigneur, est un traité de philosophie qui tarife tous les sentiments et toise toutes les fautes. J'avais déjà jeté mon dévolu sur cette comédienne, qui eût amusé le roi, comme jadis amusait Monseigneur la Raisin, cette belle fille sans conséquences.
- Oui; mais prenez garde qu'une comédienne ne prendra pas d'empire sur le roi; c'est impossible.
-A de certaines heures, si fait, monseigneur.
- Bachelier, ce n'est pas assez; il faut que cela dure toujours.
Autrement, et vous n'y avez pas réfléchi, le roi aura sa maîtresse d'aventure, sa maîtresse de curiosité, sa maîtresse de rencontre et sa maîtresse de représentation. Bachelier, il lui faudra alors autant de Bacheliers qu'il y aura de maîtresses.
- Ah! monseigneur, c'est de la vraie diplomatie, cela. On voit bien que vous êtes ambassadeur, et que je ne suis que valet de chambre. Décidément, il faut que chacun reste à son poste, et je reste au mien. - Une seule maîtresse, un seul Bachelier; voilà mon avis.
- Mais une maîtresse bien sûre alors.
- Trouvons-la amoureuse du roi; nous serons sûrs d'elle.
- Amoureuse du roi, monsieur le duc! comme vous y allez! Hélas! on ne fait pas tous les jours des La Vallière!
- Bah! il s'agit de la prendre brune au lieu de blonde; voilà tout. Cela dure plus longtemps. Donc, vous n'avez rien contre Mme de Mailly?
- Rien absolument, quand vous m'aurez prouvé qu'elle ne fera jamais de politique.
- Je le prouverai. .. si elle le permet.
- Je vous préviens que je serai difficile, monseigneur; je joue trop gros jeu.
- En quoi? Je m'y mets de moitié.
- Non, monseigneur, vous avez un intérêt opposé au mien. à vous, c'est l'intrigue qu'il faut; l'intrigue, c'est-à-dire la guerre. à chaque bataille, vous gagnez une charge ou un cordon: vous avez de l'une des maîtresses, ceci; de l'autre, cela; moi, je n'ai que du mal.
- Bachelier, je vous prouverai que je cours le même lièvre que vous.
- Alors, monseigneur, je vous dirai: Tope!
- Mais là, sur l'honneur, rien n'est engagé encore autre part?
- Sérieusement, non.
- Mais légèrement?
- Ah! c'est autre chose!
- Voyons, franchise! Bachelier, franchise!
Bachelier arrêta un moment son cheval.
Richelieu en fit autant. Bachelier regarda autour de lui.
Les regards de Richelieu interrogèrent tous les points de l'horizon. _
- Monseigneur, dit le valet de chambre, quelqu'un m'a parlé hier au soir.
- Quand donc? je ne vous ai pas quitté, fit Richelieu avec une vivacité qui indiquait l'importance de la révélation.
- Hier au soir, avant que vous ne m'eussiez joint.
- Oui, mon Dieu! Franchise, Bachelier, franchise!
- Franchise; monseigneur, franchise avec vous.
- Qui donc, mon cher Bachelier?
- M. de Pecquigny.
- Pour Olympe?
- Oui, monseigneur.
- Et vous avez dit?
- Que je réfléchirais, monseigneur.
Le duc fronça le sourcil.
- Enfin, dit-il, mon cher Bachelier, vous voyez que je raisonne juste, et qu'une comédienne ...
- Monseigneur, une comédienne ne fera pas de politique; j'en reviens toujours là moi; c'est mon Delenda Carthago.
Richelieu sentit la tenace volonté du valet de chambre. Cet étau fermé ne se desserrait pas.
- Mais, ajouta-t-il, elle durera un mois, votre Olympe!
- Soit, monseigneur; après ce mois on en trouvera une autre qui durera un autre mois.
Richelieu s'arrêta encore.
- Vous voyez bien, monseigneur, que vous avez l'intention de trouver au roi une maîtresse politique. Pourquoi avoir rusé avec moi quand je jouais franc jeu avec vous et que j'allais droit devant moi? Pourquoi jouer à la fin avec celui qui n'a qu'à dire oui ou non pour jeter bas votre château de cartes si laborieusement et si frêlement construit? Je vous le répète, le roi n'aura jamais, de mon fait, et je ne lui supporterai jamais une maîtresse qui pourra parler affaires avec lui. Lorsque cela arrivera, monseigneur, vous pourrez être persuadé que je ne serai plus; et, croyez-le bien, monsieur le duc, j'ai le pied bon, l'œil sec, l'ongle dur, et je me suis promis de vivre tant, qu'il faudra que l'on m'assomme.
- Bachelier, dit enfin le duc après avoir pris tout son temps pour réfléchir, je vous donne ma parole de gentilhomme que je ne ferai rien sans vous.
- Inutile de me faire un serment, monseigneur, mais je suis à vous défier de rien faire sans moi.
- Vous ne me comprenez pas, répondit Richelieu, piqué de l'arrogance du valet de chambre, mais rongeant son frein; je vous assure, je vous promets que je vous mettrai au courant de toutes mes démarches.
- Et moi, monseigneur, repartit Bachelier radouci, je vous promets de vous dire tout ce qui se tramera. D'ailleurs, vous n'aurez pas fait cent pas sans moi que vous reconnaîtrez toute la justesse de mes paroles. Toute femme que vous donnerez au roi pour lui gouverner son état, vous gouvernera plus que le roi encore. Méfiez-vous donc ... Amoureuse, elle subira le joug, il est doux. Sèche et concentrée, elle vous utilisera ou vous brisera. Prenez garde!. .. Simple, vivant au jour le jour, vous trouvant et me trouvant indispensable, elle ne se souciera ni de M. de Fleury, ni du duc de Bourbon, ni des jansénistes, ni des Autrichiens: elle fera pour le roi ce que la reine d'Espagne fit pour son mari Philippe. C'est bien assez, mon Dieu! l'Europe a dit que c'était trop.
- Bachelier, vous avez plus d'esprit dans votre portemanteau que je n'en ai, moi, dans mes palais d'ambassade.
- Depuis une heure, monseigneur, j'ai craint de le supposer; mais, voyez, on commence à regarder en arrière ... On nous a vus causer, on s'étonne. Vous et moi, aux deux échelons du haut et du bas, nous sommes les premiers de la cour. Tenez, quittons-nous, cela est sage.
- Avec promesse.
- Sous condition.
- Bachelier, j'accepte la condition.
- Tenu la promesse, monseigneur.
Sur quoi Bachelier et le duc se quittèrent.











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