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Chapitre LIII
Une aventure de nuit.

A peine madame de Prie avait-elle dix pas au-devant de son carrosse, qui attendait à distance et qui s'approcha en la voyant sortir ; avant que Raffé, qui, de peur d'accident d'ailleurs, la suivait des yeux, eût refermé la porte, tout à coup trois hommes effarés, courant de toute leur force dans la rue, vinrent se jeter au milieu même de cette porte, comme trois lapins menés par des courants viennent se jeter dans le même terrier.
Raffé essaya de leur tenir tête en poussant la porte de son côté ; mais trois forces réunies contre la sienne l'emportèrent. Raffé allait donc être forcé, lorsqu'il demanda à parlementer.
Alors le plus grand des trois hommes répondit que le temps pressait ; que la négociation serait longue ; que, par conséquent, il lui faisait sommation de le laisser passer de bonne volonté, lui et ses compagnons, sans quoi ils passeraient de force.
- Mais, messieurs ! mais, messieurs ! s'écriait le laquais.
- Mais tant que tu voudras ! la patrouille nous poursuit, et nous n'avons pas envie d'aller au corps de garde.
- Raison de plus, messieurs ; si la patrouille vous poursuit, c'est que vous êtes des malfaiteurs. Messieurs, j'appelle ! messieurs, je crie !
- Ah çà ! triple imbécile ! dit le même homme qui avait déjà parlé, pour qui diable nous prends-tu donc ?
- Eh ! eh ! messieurs, les voleurs s'habillent très bien, parfois.
La patrouille faisait son chemin ; on l'entendait approcher rapidement.
- Allons, s'écria le plus petit et probablement le plus jeune des fugitifs, car sa voix paraissait à peine celle d'un adolescent ; allons, forcez, messieurs !
Et cette voix donna un tel courage aux deux autres, qu'ils passèrent immédiatement sur le corps du laquais de Richelieu.
Cependant le plus grand des trois hommes refermait rapidement et solidement la porte, tandis que Raffé, tout étourdi, se remettait sur ses jambes et courait de son pas le plus rapide vers le rez-de-chaussée, en se disant à part lui :
- Est-ce possible, mon Dieu ! est-ce possible !
Raffé entra juste dans la chambre du duc au moment où celui-ci venait de se recoucher et essayait de se rendormir.
Raffé entra, avons-nous dit ; nous nous trompons, Raffé se précipita.
- Eh bien ! qu'y a-t-il encore ? demanda le duc.
- Oh ! monsieur ! monsieur !
- Qu'arrive-t-il ?
- Une aventure comme il n'en arrive qu'à vous, monsieur.
- La reine viendrait-elle me visiter, par hasard ?
- Mieux que cela, monsieur, mieux que cela, du moins à ce que je crois. Habillez-vous vite, monsieur, habillez-vous !
- Bah ! c'est nécessaire ?
- Oui, alerte, monsieur le duc, alerte !
Le duc sauta hors du lit comme il eût fait dans une surprise de campagne.
- Monsieur, en grande tenue, disait Raffé, en grande tenue, monsieur !
- Mais explique-toi donc, maraud.
- Monsieur, ils sont trois.
- Bon ! Et tu crois les connaître ?
- Masqués, monsieur, masqués !
- Oh ! oh ! le fait est que les bals d'Opéra sont commencés ; mais où cela sont-ils trois ?
- Dans la cour, monsieur, dans la cour.
- Ils ont donc forcé la porte ?
- Oui, monsieur.
- Et tu les a laissés faire ?
- Je leur ai résisté, monsieur, mais ils m'ont passé sur le ventre.
- Eh mais ! un mousqueton, alors !
- Oh ! monsieur, gardez-vous-en bien !
- Comment ! trois hommes forcent ma porte et maltraitent un homme à moi, à deux heures du matin, et...
- Monsieur, il y a parmi ces trois hommes une certaine voix...
- Une voix de femme ? demanda vivement Richelieu.
- Monsieur, je ne veux pas vous en dire davantage, dans la crainte de passer pour un imbécile aux yeux de monsieur, si je me trompe.
- Eh bien ! alors, laisse-moi tranquille !
- Non, monsieur, non ; prenez la peine de venir où ils sont, et vous verrez...
- Quoi ?
- Ce que vous verrez.
Le duc passa de nouveau son pantalon à pieds et sa robe de chambre, jeta son épée dans la main gauche, et courut sur les traces de Raffé.
Les trois hommes étaient blottis derrière la petite porte, et écoutaient en riant les interpellations que, de l'autre côté de la rue, leur adressait le guet.
- Ah ! disait le sergent, bien ! bien ! bien ! C'est dans l'hôtel de monsieur le duc de Richelieu !
- Eh bien ! oui, c'est dans l'hôtel de monsieur le duc de Richelieu. Après ? demanda un des trois réfugiés.
- C'est bien ! c'est bien ! répondit le sergent ; à peine arrivé, monsieur le duc commence déjà ses escapades.
- Tiens, dit Richelieu en s'approchant, il parait qu'on travaille ici sous mon nom.
Le trio éclata de rire.
- Ah ! fit le sergent, insulter les honnêtes femmes dans la rue et rire au nez des gens du roi ! Un duc, un ambassadeur ! Je verbalise.
- Diable ! diable ! fit le duc à son tour ; mais ce n'est point là mon compte. Comment, messieurs, il s'agit d'insultes faites à des femmes honnêtes dans la rue ?
- Elles ont beaucoup trop crié pour être honnêtes, dit un des masques.
- Vous le prenez bien légèrement, monsieur le masque, dit le duc en s'approchant de celui des trois inconnus qui avait parlé ; on voit bien que vous ne vous appelez pas Richelieu comme moi, et que vous n'éprouvez pas le besoin de vous faire une réputation de haute moralité.
- Le duc ! c'est le duc ! dirent à voix basse les deux autres hommes.
- Messieurs, continua Richelieu, je veux bien vous croire gentilshommes ; ce sont là de mes façons et je m'y connais. Toutefois, je désire, et vous allez comprendre cela, je désire savoir à quel point vous l'êtes assez pour que j'endosse fraternellement la mauvaise créance que vous venez de me faire. Démasquez-vous donc, je vous prie.
Il y eut à ces paroles, entre les trois hommes, un mouvement très prononcé d'hésitation.
- Messieurs, dit le duc, j'espère que vous ne me contraindrez à pas ouvrir moi-même ma porte aux archers du guet.
Alors le plus grand des trois se détacha du groupe et vint droit au duc.
- Me reconnais-tu ? dit-il en levant son masque.
- Pecquigny ! s'écria Richelieu.
- Lui-même.
- Et que diantre fais-tu la révolte contre le guet ?
- Voici. Nous avons été au bal de l'Opéra après le spectacle ; après le bal, nous avons soupé ; après le souper, nous trouvant un peu échauffés, nous avons été faire un tour par la ville.
- Oui, c'est cela, et vous avez insulté des femmes honnêtes.
- Eh non ! une misère, mon cher.
- Maintenant, mon cher Pecquigny, permets-moi de te faire une question.
- Laquelle ?
- Tu t'es démasqué.
- Dame ! tu le vois bien.
- Attends donc !... tu t'es démasqué... et je ne sache pas en France un meilleur gentilhomme que toi. Alors pourquoi, toi démasqué, tes compagnons gardent-ils leurs masques ?
- Ils ont des raisons.
- Mais ces raisons, il me semble qu'on pourrait bien me les dire.
- N'insiste pas, duc.
- Sont-ce des femmes ? Mais, non, impossible, elles sont trop grandes.
- Duc...
- Ce sont des princes du sang peut-être ?
- Je te jure...
- Mon cher, si ce ne sont ni des femmes ni des princes du sang, je ne sache aucune raison qui les empêche de se démasquer comme tu viens de le faire.
Pecquigny hésitait encore. Cependant les archers, furieux qu'on ne répondît à leurs sommations que par des éclats de rire, commençaient à ébranler la petite porte de l'hôtel avec les crosses de leurs mousquets.
Le duc, impatienté, tira Pecquigny par sa manchette.
- Vois-tu, Pecquigny, lui dit-il, je suis revenu de Vienne très sage, très modéré et très philosophe, mais en même temps colère comme un dindon quand je dors mal. Or, tu me réveilles, tu me mystifies, tu me fais faire scandale par le guet ; eh bien ! je te déclare, moi Richelieu, que si tu ne me nommes pas les deux masques impertinents qui s'obstinent à demeurer couverts chez moi, je vous charge tous trois avec Raffé, qui est mon prévôt dans l'occasion. Sus, Raffé ! va prendre une épée ; et aux coups, aux coups !
- Allons, allons, s'écria Pecquigny, qui connaissait le caractère intraitable du duc et qui voyait déjà reluire les épées, allons, philosophe modéré, sage ambassadeur, ne devines-tu pas quel est le plus petit de nous trois, voyons ?
- Eh ! comment diable veux-tu que je devine, moi ? Je ne suis pas un Oedipe.
- Le plus petit de nous deux...
- Eh bien ?
- C'est le plus grand.
- Le roi ! ne put s'empêcher de s'écrier Richelieu.
- Chut !
- Comment ! ce sage et innocent monarque court les rues et insulte les femmes !
- Silence !
- Comment les choses se sont-elles donc passées ? En vérité, mon cher, plus tu m'en dis, plus tu me rends indiscret.
- Pardieu ! c'est bien simple : en cherchant aventure, nous avons rencontré une femme et sa servante.
- Attends, attends. D'abord, mon cher...
- Quoi ?
- Que je congédie tous ces marauds d'archers, qui vont finir par réveiller le quartier.
Pecquigny comprit la nécessité de la mesure et s'effaça.
Le duc ouvrit la porte en robe de chambre, et tenant sa lanterne à la main.
- Qu'est cela, messieurs ? dit-il d'un ton de maître, et que fait-on à cette heure à ma porte ?
- Ah ! pardon, monsieur le duc, répondit le sergent tombant soudain du haut de sa colère, qui grossissait devant une porte close et qui s'évanouissait devant une porte ouverte.
- Eh bien ! voyons, que lui veux-tu, à monsieur le duc pour le réveiller comme tu fais ?
- Monseigneur !... monseigneur !.. c'est que...
- Quoi ? demanda majestueusement le duc.
- C'est que trois de vos gens ont fait esclandre dans la rue, et nous les cherchions.
- Comment savez-vous que ce sont des gens à moi ?
- Nous les avons vus se réfugier chez vous.
- Ce n'est pas une raison, celle-là.
- N'importe, monsieur le duc ; qu'ils soient vos gens ou non, ceux qui faisaient esclandre n'en sont pas moins chez vous, et votre hôtel, pour être lieu d'asile, ne passe pas pour une église.
- Voyez-vous cela ! de l'esprit, monsieur le drôle ! Nous en avons tant semé, que tout le monde en ramasse, parole d'honneur ! Et quel esclandre faisaient ces messieurs, voyons ?
- Monseigneur connaît toutes les belles femmes de Paris, n'est-ce pas ?
- Mais oui, à peu près.
- Princesses du sang, dames de noblesse et bourgeoises ?
- Eh bien ! sergent ?
- Monseigneur doit donc connaître la belle Paulmier ?
- La maîtresse de l'hôtel du Lion parlant ? Je ne connais que cela.
- C'est une honnête femme.
- Heu !... fit le duc ; passons.
- Eh bien ! elle passait dans la rue Saint-Honoré avec sa servante. Alors vos gens..
- Je vous ai déjà dit, sergent, que ces messieurs n'étaient pas mes gens.
- Alors ces messieurs, continua le sergent, l'ont abordée plus que cavalièrement, et le plus petit des trois s'est mis à l'embrasser, mais à l'embrasser, que c'en était humiliant.
- Voyez cela ! dit Richelieu.
- Cependant, continua le sergent, le plus grand caressait le menton de la servante. Aussi ces deux honnêtes personnes se mirent-elles à crier, que c'était à fendre l'âme.
- Mais que cherchaient-elles dans les rues à des heures pareilles, les deux honnêtes femmes ?
- Eh ! monsieur le duc, elles allaient chercher la garde.
- Comment, elles allaient chercher la garde ! Elles devinaient donc qu'elles seraient insultées ?
- Eh ! non, monsieur le duc, c'était pour séparer des gens de condition qui se battaient dans l'hôtel de mademoiselle Paulmier.
- Que n'ont-elles dit cela au petit ? Cela l'eût calmé peut-être.
- Ah ! bien, oui, le petit ! un démon enragé, monsieur le duc. « La garde ! s'écria-t-il. Ah ! vous cherchez la garde ! Bon, attendez ! » Et prenant mademoiselle Paulmier par la taille, il l'entraîna malgré son héroïque défense, l'embrassant toujours, jusqu'au poste des Suisses du Louvre.
- Bah ! Et arrivé là, que fit-il ?
- Là, monsieur le duc, là commence le délit véritable ; parce que, vous comprenez, embrasser une demoiselle, fût-elle jolie, plus jolie encore que ne l'est mademoiselle Paulmier, ce qui du reste serait difficile, ce n'est point un délit ; mais le petit scélérat, contrefaisant une auguste voix, se mit à appeler...
- A appeler qui ?
- « Forestier, cria-t-il, Forestier ! »
- Qu'est-ce que c'est que cela, Forestier ? demanda Richelieu.
- Monsieur le duc, c'est le commandant des Suisses de ce poste, le vrai commandant.
- Bien.
- Non, mal, au contraire, car voilà monsieur Forestier qui croit reconnaître la voix du roi ; le voilà qui tire son épée au milieu du poste, et qui s'écrie : « Mais, c'est le roi qui appelle, mordieu ! c'est le roi ! » Et voilà tous les Suisses qui sautent sur leurs épées et sur leurs carabines. On court, on se culbute, on cherche dans la rue.
- Et l'on trouve...
- Madame Paulmier toute dévastée, et pas autre chose ; le petit scélérat, le petit faussaire avait pris la fuite avec ses compagnons.
- Et les Suisses ? demanda Richelieu, éclatant de rire malgré lui.
- Ah ! monsieur le duc, la fureur des Suisses était à son comble ; mais comme madame Paulmier raconta son histoire, la sagesse de notre bien- aimé roi est connue, comme aussi le poste était resté vide, et que monsieur Forestier redoutait une surprise, il a commandé la retraite.
- C'était prudent.
- Alors les Suisses sont rentrés au poste, mais heureusement ils nous avaient rencontrés juste au moment où nous consolions mademoiselle Paulmier toute pleurante. Elle nous donna des indications sur le chemin qu'avaient pris les délinquants, et nous nous lançâmes à leur poursuite. Au bout de cinq minutes, nous les aperçûmes qui suivaient tranquillement la rue comme s'ils ne venaient pas de révolutionner le quartier. Nous les chargeâmes, et ils ne nous ont échappé qu'en entrant dans votre hôtel.
- Eh bien ! mais voilà une mauvaise affaire, dit le duc avec affabilité au sergent de l'escouade ; mauvaise pour tout le monde, excepté pour toi, mon ami, et tes dignes soldats, car si je ne veux pas que mes gens soient arrêtés comme ils le mériteraient, je veux qu'ils paient cependant les frais de leur incartade. Allons, allons, messieurs, que l'on se cotise, fit le duc on se retournant du côté des coupables.
Et il étendit la main.
Trois bourses assez bien garnies tombèrent dans cette main.
- Mes enfants, dit le duc aux archers, prenez ceci, et soyez discrets, même après avoir bu tout ce que renferment ces bourses en l'honneur de mon heureux retour.
Le sergent palpa l'or avec satisfaction, en fit un partage loyal avec ses acolytes, c'est à dire qu'il leur donna une bourse pour eux tous, et qu'il en garda deux pour lui tout seul ; puis il disparut suivi de ses hommes.
- Maintenant, fit le duc avec une grâce parfaite, excusez-moi, mes gentilshommes, de ne vous avoir point reçus comme je le désirais : sous le masque, chaque homme est libre et autorise la liberté d'autrui.
Et sur ces paroles, le duc fit une révérence assez dégagée pour qu'elle pût s'adresser plus haut.
Les trois hommes lui rendirent son salut, et lorsque Pecquigny eut bien exploré la rue, ils sortirent à leur tour.
Le plus petit, en sortant, fit à Richelieu un signe dans lequel éclatait la gratitude la plus délicatement exprimée.
Alors le duc resta seul dans sa cour avec Raffé.
Tous deux se regardèrent.
- Eh bien ! monsieur le duc, demanda Raffé, que pensez-vous de celle-là ?
- Cordieu ! tu avais raison, Raffé, dit le duc tout pensif.
- Ai-je bon flair, monsieur le duc ?
- Oh ! Raffé, je n'en ai jamais douté.
- Allons, monsieur, vous pouvez aller vous recoucher, maintenant.
- Tu crois, Raffé ?
- J'en suis sûr, monsieur. Il y a dans les aventures comme dans les secrets de jeu une progression dont le point culminant marque le terme. Après ce qui vient de se passer, n'attendez plus rien, ou bien attendez tout.
- Raffé, dit le duc, tu es un charmant esprit. Sais-tu lire et écrire ?
- Comment, monsieur le duc ?
- Je vous demande, monsieur Raffé, si vous savez lire et écrire ?
- Mais je griffonne et je barbouille.
- Raffé, à partir de ce moment tu es mon secrétaire, et si jamais je suis de l'Académie...
Richelieu fit une pause.
- Eh bien ! c'est toi qui feras mon discours.
- Oh ! monsieur le duc !
- Tu le feras, ou le diable m'emporte !
- Monseigneur se remet-il au lit ? demanda le laquais devenu secrétaire.
- Non, impossible, j'ai trop à penser ; non, laisse-moi, Raffé.
- Vous avez du feu, monsieur le duc ; je vous laisse.
Richelieu demeura seul.
- Et voilà le tempérament que madame de Prie me charge de moraliser ! Quoi ! je me donnerais tant de mal à faire de la peine à ce charmant jeune homme, au lieu de lui faire du plaisir à si peu de frais !
Il rêva quelques moments encore ; puis :
- Que d'autres, dit-il, s'aillent brûler aux flammes de la vertu. Décidément, je ne suis pas né pour l'emploi d'éteignoir ; j'ai bon souffle, l'étincelle brille, la matière est combustible ; soufflons ! morbleu, soufflons ! D'ailleurs, je n'éteindrais pas.

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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