Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre VII


Or, chose inouïe, chose incompréhensible, chose inexplicable, continua l'aubergiste, sur cette masse noire, sur ce cadavre, un objet, un être inanimé, un quadrupède semblait être assis et reposer.
Le pauvre Jérôme Palan était inondé d'une sueur froide.
Ses cheveux se dressaient sur sa tête.
Il se disait à lui-même qu'il était le jouet de son imagination, la dupe d'une hallucination quelconque ; il voulait continuer sa route.
Ses pieds semblaient attachés à la terre.
Cependant les moments étaient précieux.
Pendant cette nuit de la Saint-Hubert, où abondent les réunions de chasseurs, quelqu'un de ces chasseurs pouvait passer et découvrir le cadavre.
Jérôme Palan fit donc un effort surhumain.
Il rassembla tout son courage pour surmonter la terreur qui l'accablait, et fit quelques pas en avant, chancelant comme un homme ivre.
Mais quand il ne fut plus qu'à cinq ou six enjambées du cadavre, les formes confuses de l'objet qu'il apercevait grimpé sur ce corps devinrent plus distinctes.
A ces longues oreilles oscillantes, à ses pattes de devant plus courtes que celles de derrière, il reconnut que c'était un lièvre.
Seulement, ce qui faisait hésiter sa vieille expérience de chasseur, c'est que, non seulement l'animal, qui appartenait à la race des êtres les plus craintifs de la terre paraissait n'avoir peur ni du mort ni du vivant, mais encore paraissait avoir trois ou quatre fois la taille d'un lièvre ordinaire.
Un vague souvenir lui passa dans l'esprit.
Le petit garçon lui avait dit de lui rapporter un lièvre de la taille de Ramoneau.
La petite fille lui avait dit de lui rapporter un lièvre de la taille de l'ânon de la mère Simonne.
Est-ce que, comme dans le conte des fées, le souhait des enfants se trouvait exaucé ?
Tout cela paraissait si absurde à Jérôme Palan, que l'idée lui vint qu'il faisait un rêve, et qu'il se mit à rire.
Mais un écho terrible répondit à ce rire.
C'était le lièvre qui riait de son côté, en se renversant sur ses pattes de derrière, et en se tenant les côtes avec les pattes de devant.
Mon grand-père cessa de rire.
Il se secoua, se regarda, se pinça.
Il était bien éveillé.
Ses yeux se reportèrent sur l'étrange vision.
Elle était toujours présente :
Contre terre, le cadavre couché ;
Sur le cadavre, le lièvre ;
Le lièvre, nous l'avons dit trois fois gros comme un lièvre ordinaire ;
Le lièvre couvert d'un pelage presque blanc ;
Le lièvre avec des yeux qui, dans l'obscurité, brillaient comme des yeux de chat ou de panthère.
Malgré ces apparences surnaturelles, la certitude qu'il n'avait affaire qu'à un animal d'ordinaire fort inoffensif calma la frayeur de mon grand-père.
Il pensa qu'en le voyant plus près de lui, le lièvre prendrait la fuite.
Il s'approcha donc jusqu'à toucher le cadavre.
Le lièvre tint bon.
Mon grand-père touchait du pied le corps de Thomas Pichet.
Le lièvre ne bougeait pas.
Seulement ses yeux miroitaient plus que jamais aux rayons de la lune, et miroitaient de préférence quand ils rencontraient ceux de mon grand-père.
Mon grand-père se mit à tourner autour du cadavre.
Le lièvre pivota sur lui-même et suivit toutes ses évolutions, de façon que mon grand-père ne pût perdre un seul des regards fascinateurs que lançaient ses ardentes prunelles.
Mon grand-père cria, agita les bras, fit des brrrrou, brrrrou ! au bruit desquels, fût-ce l'Alexandre, l'Annibal ou le César des lièvres, aucun n'eût tenu dans son gîte.
Tout fut inutile.
Alors la terreur du misérable assassin fut plus profonde que jamais.
Il voulut se jeter à genoux et prier.
Son pied glissa et il tomba sur ses mains.
Il se redressa et tenta de faire au moins le signe de la croix.
Mais, en approchant ses doigts de son front, il s'aperçut que sa main était rouge de sang.
On ne fait point le signe de la croix avec une main sanglante.
Alors cette bonne pensée de s'humilier devant Dieu l'abandonna.
Une fièvre furieuse s'empara de mon grand-père.
Il jeta loin de lui pelle et pioche.
Il arracha son fusil qu'il avait mis en bandoulière l'arma, ajusta le lièvre et fit feu.
Des milliers d'étincelles jaillirent de l'acier, mais le coup ne partit point.
Mon grand-père alors se rappela qu'il avait déchargé les deux coups sur Thomas Pichet, et, dans sa terreur, avait oublié de les recharger.
Alors il saisit l'arme par le canon, et, la levant sur le lièvre toujours impassible, il lui asséna un coup de crosse à toute volée.
L'animal se contenta de faire un bond de côté.
La masse de bois, tombant sur le cadavre, rendit un son mat et sourd.
Puis le grand lièvre se mit de lui-même à décrire des cercles autour du meurtrier et de la victime.
Ces cercles allaient toujours s'élargissant.
Et, chose bizarre, plus l'animal qui les traçait s'éloignait, plus il semblait grandir aux yeux de mon grand-père, qui, incapable de supporter plus longtemps de si terribles émotions, s'évanouit près du cadavre.

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