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Chapitre IV


Le lendemain, tout en pensant encore à ses deux chiens favoris, Jérôme Palan ne tarda pas à sentir tout le poids de son infortune personnelle, et comme il n'avait pas la foi qui donne la résignation, il ne tarda point à y succomber.
Accoutumé à la vie active, habitué au grand air des montagnes, à l'exercice quotidien, à la vie joyeuse et en communauté, il ne put résister à l'isolement de la claustration.
En vain montait-il sur son escabeau, en vain se suspendait-il aux barreaux de sa prison pour humer au passage une bouffée de l'air que le vent lui apportait des Ardennes ; en vain cherchait-il à l'horizon perdu dans la brume, bien loin au delà de la Meuse, qui se déroulait autour de la ville comme un immense ruban d'argent, ses chers bois de Theux ; en vain s'y transportait-il en imagination ; en vain retrouvait-il dans ses souvenirs leurs fraîches senteurs, leurs cascatelles de lumière perçant le feuillage, les bruits confus des branches agitées par la brise et murmurant dans la nuit, bientôt la sombre réalité soufflait sur ses songes dorés et les chassait comme le vent chasse les feuilles d'automne et mon grand-père se retrouvant tout à coup dans sa chambre froide et nue, aux murs humides et gris, se désespérait et se lamentait.
Il se désespéra et se lamenta si bien qu'il tomba malade.
Un médecin reçut l'autorisation de le venir visiter.
Par esprit de corps, ce médecin s'intéressa naturellement à un apothicaire.
Il exagéra l'intensité de la maladie et lui fit donner un cachot moins triste que le premier, une nourriture plus abondante que celle qu'il avait eue jusque-là ; et comme mon grand-père s'ennuyait beaucoup, il lui promit de lui apporter des livres clandestinement.
En même temps il entreprit des démarches pour obtenir du prince-évêque que mon grand-père en fût quitte pour une forte amende, et fût, l'amende payée, rendu à la liberté.
Comme, d'après les sollicitations de ma grand-mère, le bourgmestre et les échevins de la ville de Theux avaient présenté la même requête à monseigneur, au bout d’un mois de captivité mon grand-père apprit de son ami le médecin que, moyennant la somme de deux mille florins, il serait libre incessamment.
Une lettre fut promptement écrite à ma grand-mère pour lui apprendre cette heureuse nouvelle et lui enjoindre d'apporter cette somme, qui faisait à peu près le total des économies du ménage.
La lettre, disait dans un post-scriptum, que plus tôt ma grand-mère viendrait, plus tôt son mari serait libre.
Ma grand-mère répondit par un exprès que le lendemain, à deux heures, elle serait au palais épiscopal.
Cette bonne nouvelle rendit mon grand-père si joyeux, qu'il ne put fermer l'oeil de la nuit.
Il allait donc revoir sa maison, retrouver son grand fauteuil au coin de l'âtre, son fusil pendu à la cheminée, ce bon fusil avec lequel il était si rare qu'il manquât son coup ; il allait entendre saluer sa bienvenue par les jappements joyeux de ses chiens que, dans ce moment, il comptait bien retrouver tous les quatre, se rangeant à l'avis de Luc et de Jonas, pensant comme eux qu'ils avaient peut-être bien pris le change, en disant, pour se consoler de leur faute, comme ce président du tribunal de Toulouse au roi Louis XV : Il n'y a si bon cheval qui ne choppe ; enfin, il songeait aussi, et ce n'était pas sa moindre joie, qu'il allait pouvoir embrasser sa femme et ses enfants.
Mais, si riantes que fussent ses idées, elles n'empêchaient pas que mon grand-père ne trouvât le temps horriblement long ; aussi, pour l'abréger, eut- il la fatale idée de sortir de leur cachette un des livres que le médecin lui avait prêtés et ayant allumé sa petite lampe, il se mit à lire.
Le malheur voulut, si intéressant que fût le livre que mon grand-père lisait, qu'il s'endormît dessus, et cela si profondément qu'un guichetier, ayant vu de la lumière dans la cellule du prisonnier, put entrer et lui enlever tout doucement, et sans qu'il se réveillât, le volume des mains.
Le guichetier ne savait point lire, et ce fut un malheur de plus.
Il porta le livre au trésorier de monseigneur le prince-évêque, qui avait l'intendance du palais.
Le trésorier trouva le cas grave.
Il remit le volume à monseigneur le prince-évêque, qui, sur la seule inspection du titre, jeta le livre au feu et décida immédiatement que l'apothicaire de Theux payerait double amende, c'est-à-dire l'une pour son délit de chasse, et l'autre pour ses lectures anti-chrétiennes.
Ce n'était plus seulement le sacrifice de sa petite fortune qui était exigé de mon grand-père, c'était celui de sa profession, car, pour réaliser la somme de quatre mille florins, il fallut vendre la pharmacie.
Cela prit du temps.
Pendant ce temps, mon grand-père restait toujours en prison.
Enfin, ma grand-mère étant parvenue à réaliser cette vente et à en toucher le prix, vint délivrer le pauvre prisonnier, qui, bien qu'il sût à quelle condition la liberté allait lui être rendue, ne l'en trouva pas moins longue à venir, quoique avec elle, et par la main, elle amenât sa ruine complète.
Et mon grand-père était d'autant plus pressé de sortir, que, depuis qu'il avait été pris en flagrant délit de lecture irréligieuse, il avait été réintégré dans son ancien cachot.
Un jour les verrous de la triste prison grincèrent, la porte massive roula sur ses gonds, et ma grand-mère se laissa tomber dans les bras de son mari.
- Enfin ! enfin ! te voilà donc libre, mon pauvre Jérôme ! cria-t-elle, en couvrant de baisers le visage amaigri de son mari ; tu es libre ! Il est vrai que nous sommes ruinés sans ressource.
- Bah ! répondit mon grand-père tout joyeux, si nous sommes ruinés, je suis libre : je travaillerai, sois tranquille, femme ; et cette fortune que j'ai détruite, eh bien ! je la reconstruirai. Mais hâtons-nous de sortir d'ici, femme, car j'y étouffe.
On compta les espèces au trésorier de monseigneur.
Pendant tout le temps que dura l'opération, Jérôme Palan ne put s'empêcher de le regarder de travers.
Puis il écouta, en frémissant intérieurement de rage, la petite mercuriale dont l'abbé jugea à propos d'accompagner le reçu de l'amende, et une fois ce récépissé entre les mains, prenant le bras de ma grand-mère, il se hâta de sortir de la prison et de quitter la ville.
Chemin faisant, ma grand-mère, sans adresser aucun reproche à son mari, parla beaucoup du dénuement dans lequel allaient se trouver leurs enfants.
Il était facile de voir qu'elle désirait que mon grand-père entrât chez lui bien pénétré de la gravité de la situation et songeât à ne plus donner à un exercice aussi coûteux que la chasse une si large part de sa vie.
Mais mon grand-père, à mesure qu'il se rapprochait de Theux était de moins en moins à ce que disait sa femme, et, tout préoccupé d'une pensée incessante, semblait l'écouter à peine.
En humant l'air de la rue, auquel avait succédé bientôt celui de la campagne, il avait repris les inquiétudes qu'il avait laissées au seuil de la prison.
C'est-à-dire qu'il tremblait de nouveau qu'il ne fût arrivé quelque chose de fâcheux aux deux chiens qu'il avait cessé d'entendre le jour où les forestiers l'emmenaient captif dans les cachots de Liège.
Et cependant, si inquiet qu'il fût, pas une fois il ne demanda à sa femme des nouvelles de ses chiens.
Seulement, en rentrant au logis, il ne jeta pas un seul coup d'oeil sur sa pharmacie vide et sur son laboratoire désert, qui dans quelques jours, après avoir été, de père en fils plus de cent ans dans la famille, allaient passer aux mains d'un étranger.
Il embrassa ses deux petits enfants, qu'il trouva sur son chemin l'attendant.
Puis, après les avoir arrachés de son cou, où ils s'étaient jetés, il courut droit à son chenil.
Quelques instants après, il rentrait l'oeil hagard, les traits bouleversés, le visage pâle comme celui d'un mort.
- Mes chiens ! cria-t-il, où sont mes chiens ?
- Quels chiens ? demanda ma grand-mère toute tremblante.
- Flambeau et Ramette, pardieu !
- Mais ne sais-tu donc pas ?... hasarda ma grand-mère.
- Réponds ! où sont-ils ? les as-tu vendus pour grossir l'escarcelle de ce maudit évêque ? Sont-ils morts ? réponds !
Mon père, c'était l'enfant gâté, répondit pour ma grand-mère, que la colère de son mari rendait muette de terreur et de désespoir :
- Ils sont morts, papa.
- Morts ! et comment ?
- Ils ont été tués.
Mon père aimait beaucoup Flambeau, avec lequel il jouait d'habitude, de sorte que ce fut en pleurant à chaudes larmes qu'il apprit à mon grand-père la mort de son bon ami.
- Ah ! ils sont morts ! ah ! ils sont tués ! dit mon grand-père en attirant l'enfant sur ses genoux et en le baisant au front.
- Oui, papa, répéta l'enfant, en éclatant en sanglots.
- Mais comment sont-ils morts, mon petit ami ? qui les a tués ?
L'enfant se taisait.
- Voyons, qui ? s'écria mon grand-père, qui commençait à s'emporter, et qui jusque-là avait à grand-peine conservé une apparence de sang-froid.
- Mon Dieu ! mon pauvre homme, hasarda alors ma grand-mère, je croyais que tu savais que monseigneur avait ordonné qu'on tuât tes chiens.
Mon grand-père devint livide.
- Il a ordonné cela ? dit-il.
- Oui.
- Et qui a osé obéir ?
Tout à coup un éclair passa dans son esprit.
- Il n'y a qu'un homme, dit-il, il n'y en a qu'un au monde qui ait pu commettre une si méchante action.
- Oh ! il le regrette bien, va !
- Ainsi, interrompit mon grand-père, c'est Thomas Pichet ?
- Depuis ce temps, tout le monde dans le bourg, continua ma grand-mère, se détourne de lui comme d'un pestiféré.
- Ah ! l'évêque, je ne sais qui me vengera de lui ! s'écria mon grand-père ; mais, quant à Thomas Pichet, c'est moi qui lui réglerai son compte, aussi vrai que je ne crois pas en Dieu !
Ma mère frissonna de la tête aux pieds, encore moins de la menace que du blasphème.
- Oh ! mon homme, mon pauvre ami, mon cher Jérôme ne dis pas de pareilles choses, je t'en prie, si tu ne veux pas te faire maudire, toi, ta femme et tes enfants !
Mais mon grand-père ne répondit point.
Il s'assit tout pensif à sa place ordinaire.
Il soupa sans demander un seul détail sur un événement qui cependant avait paru lui être bien sensible.
Jamais il n'en reparla depuis.
Dès le lendemain, comme il l'avait promis à sa femme, il se mit à chercher de l'ouvrage.
Or, comme je vous l'ai déjà dit, mon grand-père était un homme très savant ; il n'eut pas de peine à en trouver.
La société Leviez, de Spa, lui confia ses comptes à régler, et comme elle payait largement, l'aisance commença peu à peu de rentrer dans la maison.

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