Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XIV


On était très gai, le soir, aux Armes de Liège.
Les chasseurs sont, en général, des gaillards de très bon appétit.
Les deux étrangers auxquels mon grand-père avait servi de guide méritaient parfaitement, sous ce rapport, de faire partie de la grande confrérie de Saint Hubert.
Les flacons se succédaient sans relâche, et le braunberger et le johannisberg coulaient à flots.
Mon grand-père se laissait aller au plaisir de renouveler connaissance avec cette bonne liqueur qu'il avait dignement appréciée aux jours de son opulence, et il tenait tête aux deux étrangers.
Le temps passe vite quand il plane au-dessus de pareilles occupations.
Et, en effet, il passa si vite pour les trois convives, que l'horloge tinta douze coups, lorsque ceux-ci eussent juré qu'il était à peine dix heures.
Le timbre de la cloche vibrait encore, quand tout à coup un souffle puissant comme l'haleine de la tempête agita la flamme de la lampe.
Les trois compagnons, les étrangers comme mon grand-père, sentirent une impression de froid leur traverser le corps, et, sous cette impression glaciale, leurs cheveux se dressèrent sur leurs têtes.
Par un mouvement simultané, ils se levèrent.
En ce moment, il leur sembla entendre comme un grand soupir dans l'angle de la salle où ils avaient déposé leurs armes et leur gibier.
- Qu'est-ce là ? demanda un des étrangers.
- Je ne sais, dit l'autre.
- As-tu entendu ?
- Oui.
- Qu'as tu entendu ?
- Quelque chose comme la plainte d'une âme en peine.
- Allons-y voir.
Et ils firent un mouvement pour s'avancer vers l'angle tout en regardant si mon grand-père les accompagnait.
Mais mon grand-père était debout, pâle, muet et tremblant comme la feuille.
Son regard était fixe et s'arrêtait sur son carnier, qui s'agitait dans l'ombre d'un singulier mouvement.
Tout à coup, de pâle il devint livide.
Sa main crispée saisit le bras d'un des chasseurs.
De l'autre il cachait ses yeux.
Le grand lièvre passait son nez par l'ouverture de la carnassière, entre les deux boutons qui la tenaient fermée.
Puis, après le nez, il passa la tête.
Puis, après la tête, le corps.
Puis, comme s'il était sur la bruyère, dans quelque lande déserte, il se mit à brouter la chevelure verte d'une botte de carottes.
Et, tout en broutant, à lancer à mon grand-père ces terribles et fulgurants regards qui avaient failli le rendre fou.
Mon grand-père écartait les doigts pour voir si la terrible apparition était toujours là, et rencontra un de ces regards.
Il poussa un cri comme si la flamme qui sortait de ce regard lui eût traversé le coeur.
Puis, sans rien dire, il bondit jusqu'à la porte, l'ouvrit et s'enfuit à travers champs.
Le lièvre laissa ses fanes de carottes et se mit à courir après lui.
Sa femme, qui attendait sur le seuil, espérant son retour, le vit passer sans qu'il parût faire attention à elle, sans qu'il répondît à ses cris.
Derrière lui bondissait le grand lièvre, plus grand qu'il n'avait jamais été.
On eût dit deux spectres, tant ils passèrent rapidement.

Le lendemain matin, on retrouva le corps de mon pauvre grand-père à l'endroit même où, un an auparavant, on avait retrouvé celui de Thomas Pichet.
Il paraissait mort depuis plusieurs heures.
Il était couché sur le dos.
Ses mains tenaient le grand lièvre blanc par le cou, et ses doigts crispés l'étreignaient de telle façon qu'il fallut renoncer à lui ôter l'abominable animal.
Il va sans dire qu'il était mort.
Le louis d'or que mon grand-père avait reçu des deux étrangers servit à payer son cercueil, la messe des morts et son enterrement.

L'aubergiste se tut.
Là se terminait son récit.
- Parbleu ! dit Hetzel, j'espérais que cela se terminerait autrement : il me semblait que le grand lièvre blanc allait tourner au civet et j'eusse été curieux d'apprendre s'il faut faire mourir le diable avant de le mettre dans la casserole.

Voilà, cher lecteur, le récit de mon ami Cherville, tel qu'il nous le fit, boulevard Waterloo, numéro 73, le 6 novembre 1853, à son retour de Saint Hubert.
Il me tint trois nuits éveillé et ce n'est que près de deux ans et demi après, comme vous pouvez le voir par la date ci-dessous, que j'eus le courage de l'écrire.

                    Samedi 22 février 1856, à une heure trois quarts du matin.

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