Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XII


Mon grand-père loua une misérable cabane à l'entrée du village.
Il mit son fusil sur son épaule, comme lorsqu'il partait pour la chasse, il prit un enfant de chaque main, siffla ses chiens, fit signe à sa femme de le suivre, et quitta son ancienne maison sans regarder derrière lui.
Ma grand-mère le suivait en sanglotant.
Elle ne pouvait se décider, elle, à abandonner cette chère demeure, où elle avait donné le jour à ses deux pauvres enfants, et où elle avait été si longtemps heureuse.
Il lui semblait que la vie se retirait d'elle.
Arrivée dans le misérable gîte où ils allaient s'établir, elle crut le moment favorable pour hasarder une prière.
Joignant les mains et s'agenouillant devant son mari, elle le supplia d'ouvrir les yeux à l'évidence, de reconnaître la main de Dieu qui le frappait, de donner du repos à sa conscience troublée, en s'approchant du tribunal de la pénitence, enfin de conjurer, par tous les moyens que l'Eglise mettait à sa disposition, le démon, dont il semblait être victime.
Mon grand-père, dont le malheur n'avait fait qu'aigrir le caractère, la reçut assez brutalement, et lui montrant son fusil.
- Que ce gredin de lièvre me passe seulement à quarante pas, dit-il, et voilà qui me donnera l'absolution.
- Hélas ! plus de dix fois depuis, mon grand-père put tirer sur le lièvre à quarante pas, à trente et même vingt et plus de dix fois mon grand-père le manqua.
On arriva ainsi à l'automne.
Bientôt allait venir l'anniversaire du terrible drame qui avait bouleversé toute l'existence de mon grand-père.
C'était, on se le rappelle, le 3 novembre.
Le 2, mon grand-père était en train de méditer quelque nouvelle machination contre son cauchemar.
Il était sept heures du soir.
Il était assis près d'un maigre feu de tourbe, auquel ma grand-mère, assise en face de lui, et ayant les deux enfants sur ses genoux, essayait de se réchauffer.
Tout à coup la porte s'ouvrit.
Le maître de l'auberge des Armes de Liège entra dans la chambre.
- Monsieur Palan, demanda-t-il, à mon grand-père, voulez-vous gagner une bonne journée demain ?
Les bonnes journées étaient si rares que mon grand-père ne crut point à une semblable aubaine.
Il répondit par un hochement de tête.
- Vous refusez ?
- Je ne refuse pas, mais je demande comment je puis gagner une bonne journée.
- C'est bien facile : vous allez voir.
- Voyons.
- J'ai chez moi deux étrangers, continua le maître de l'auberge ; ils sont venus à Theux pour chasser ; voulez-vous leur servir de guide et mener leur chasse ?
Mon grand-père, qui comptait sans doute consacrer la journée du lendemain à la poursuite du grand lièvre, allait répondre par un non bien sec.
Mais sa femme, qui devinait ce qui se passait en lui, poussa entre ses genoux ses deux enfants, hâves et tristes car ils n'avaient fait dans toute la journée qu'un maigre repas et le non expira sur les lèvres de mon grand père.
- Allons ! dit-il avec un soupir, je le veux bien.
- En ce cas demain, à huit heures et demie, venez les prendre, maître Palan ; je n'ai pas besoin de vous dire d'être exact. Il me souvient que vous ne l'étiez que trop, quand vous étiez apothicaire, et qu'il s'agissait de me pratiquer certaines opérations que je redoutais fièrement dans ma jeunesse. Donc, à huit heures et demie.
- A huit et demie ; c'est convenu.
- On peut y compter ?
- On peut y compter.
- Bonsoir !
- Bonne nuit !
L'aubergiste sortit, reconduit par ma grand-mère, qui lui faisait toutes sortes de remerciements.
Mon grand-père se mit à faire ses préparatifs pour le lendemain.
Il emplit sa corne de poudre, et son sac de plomb, nettoya son fusil et le coucha sur la table.
Ma grand-mère le regardait faire toute pensive.
On eût dit que, de son côté, elle méditait un projet.
Enfin ils se couchèrent.
Mon grand-père dormit mieux, et s'éveilla plus tard que d'habitude.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, il était seul dans son lit.
Il appela sa femme et ses enfants.
Personne ne répondit.
Pensant alors qu'ils étaient dans le petit jardin attenant à la maison, il se leva et s'habilla à la hâte.
Le coucou marquait huit heures, et il avait peur de manquer le rendez-vous.
Quand il eut revêtu sa culotte, ses guêtres et sa veste, il chercha ses ustensiles de chasse.
Il ne trouva ni fusil, ni poire à poudre, ni sac à plomb, ni carnier.
Il se rappelait cependant bien avoir mis tout cela sur la table.
Il fureta dans tous les coins, bouleversa tout ce qui se trouvait sous sa main ; mais il eut beau chercher, il ne découvrit rien.
Il courut au jardin, appelant ma grand-mère à son aide.
Ni la bonne femme ni les enfants n'y étaient.
En outre, en traversant la cour, il vit toute grande ouverte la niche de Rocador et de Tambelle.
Rocador et Tambelle étaient absents.
En ce moment l'horloge sonna huit heures et demie.
Il n'y avait pas une minute à perdre.
Ne voulant pas laisser échapper la bonne aubaine que l'aubergiste lui avait promise, il courut vers l'hôtel des Armes de Liège, décidé à emprunter de l'hôtelier ce qui lui manquait.
En effet, trouvant les deux chasseurs debout, prêts à partir, et n'attendant plus que lui pour se mettre en route, il leur raconta sa mésaventure.
Ils lui firent donner un fusil et un havresac.
Ils allaient quitter l'auberge.
Du seuil de la porte, mon grand-père vit accourir sa femme.
Elle tenait à la main le fusil, le sac à plomb et la poire à poudre.
Rocador et Tambelle bondissaient à ses côtés.
- Comment ! lui dit-elle tout essoufflée et du plus loin qu'elle put lui parler, tu t'en vas sans ton fusil et sans tes chiens ?
- Où étaient-ils donc ? je n'ai jamais pu mettre la main dessus.
- Je le crois bien ; j'avais serré le fusil et les ustensiles de chasse pour que les enfants n'y touchassent point, et j'avais emmené les chiens chez le boucher qui, hier, m'avait offert des rogatons pour eux.
- Mais les enfants ?
- Ils étaient venus avec moi, les pauvres petits ; mais voici ces messieurs qui s'impatientent. Va, mon pauvre homme, va ; je ne te souhaite pas bonne chasse, puisque l'on dit que cela porte malheur ; mais quelque chose m'assure que tu reviendras plus joyeux que tu ne pars.
Mon grand-père la remercia, mais avec un geste de doute.
Il était payé pour ne pas espérer trop facilement.
Il avait, au reste, tellement l'habitude de se rendre au carrefour, qu'il dirigea de ce côté-là la chasse des deux étrangers.
Les chiens furent découplés et se mirent en quête.
Mais pour la première fois en arrivant au carrefour, ils semblèrent avoir quelque peine à trouver une piste.
Enfin ils partirent assez chaudement en rapprochant une voie, et mon grand- père, accoutumé aux façons de son grand lièvre qui se donnait tout d'abord et si bravement aux chiens, supposa qu'il n'avait pas fait sa nuit dans le canton, et que Rocador et Tambelle étaient sur la trace de quelque autre.
Mais un des chasseurs s'étant baissé pour regarder la piste, au moment où l'on traversait un chemin tout détrempé :
- Hé ! voyez donc, dit-il, l'animal est debout, il se dérobe. Voici son pied tout frais dans la boue. Eh ! eh ! avez-vous jamais vu pareil lièvre, monsieur Palan ?
Oui certes, M. Palan avait vu pareil lièvre, puisque c'était son lièvre à lui.
Un coup d'oeil lui suffit donc pour reconnaître à qui appartenait ce pas gigantesque.
Sa figure se rembrunit.
Il pensa que si la mauvaise chance voulait que les deux étrangers fissent aussi mauvaise chasse qu'il avait l'habitude de la faire, lui, il ne devait point s'attendre à recevoir la gratification sur laquelle il comptait.
Pendant qu'il faisait ces réflexions, les chiens s'étaient rapprochés du lièvre.
Leurs aboiements devenaient plus vifs et mieux nourris.
Les deux chasseurs se séparèrent pour aller attendre l'animal au passage.
Mon grand-père conduisit le plus âgé des deux étrangers à un carrefour que maintes fois son lièvre avait traversé, car il était curieux de voir un autre que lui tirer sur l'animal.
Il commençait à croire sérieusement qu'il avait affaire à quelque bête enchantée.
Il espérait qu'une demi-once de plomb sortie de la main d'un indifférent pouvait parfaitement rompre le charme.
Et cependant, s'il avait reconnu le pied du lièvre pour être celui de la bête qu'il chassait depuis un an, il n'avait pas reconnu ses façons.
Le grand lièvre filait droit comme un loup.
Celui-ci, après une randonnée, revenait sur ses voies comme un lapin.
L'un s'inquiétait peu du terrain sur lequel il marchait ; l'autre choisissait de préférence les terres détrempées qui, adhérant au poil de ses pattes, empêchaient celles-ci de communiquer au sol leur chaleur et leur fumet.
En outre dans les derniers jours, les chiens ne chassaient qu'en rechignant leur lièvre fantastique, comme s'ils eussent compris d'avance que leurs peines étaient perdues ; cette fois, au contraire, ils paraissaient animés d'une force et d'une ardeur incompréhensibles.
Les aboiements étaient furieux.
L'animal avait beau accumuler les ruses sur ses voies, la sagacité des chiens les déjouait aisément.
Mon grand-père n'en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles.
De temps en temps, il quittait l'étranger pour aller consulter les traces, tant il lui paraissait impossible que ce fût son ennemi qui rusât ainsi devant ses chiens.
Enfin, il l'aperçut par corps, à l'extrémité d'une des routes qui aboutissaient au carrefour.
Décidément, c'était bien lui.
C'était sa taille colossale, c'était son pelage d'un fauve blanchâtre.
Il venait droit sur les chasseurs.
Mon grand-père toucha du coude l'étranger et lui montra l'animal.
- Je le vois, dit celui-ci.
Le grand lièvre avançait toujours.
- A trente pas, et aux pattes de devant, murmura tout bas mon grand-père à l'oreille de son compagnon.
- Soyez tranquille, dit le chasseur.
Et il porta lentement son fusil à son épaule.
Le lièvre n'était plus qu'à la distance voulue.
Il s'arrêta.
Il s'assit et se mit à écouter.
C'était la donner belle à l'étranger.
Le coeur de mon grand-père battait drôlement, je vous le jure.
Le chasseur fit feu.
Comme le vent venait du côté où était le lièvre, il se passa quelques instants avant que l'on pût juger de l'effet du coup.
- Mille tonnerres ! cria mon grand-père.
- Quoi ? demanda le chasseur. Est-ce que je l'aurais manqué ?
- Je crois bien. Tenez, le voyez-vous ?
Et il lui montra le grand lièvre qui grimpait lestement un talus.
L'étranger lui envoya un second coup de fusil.
Il fut inutile comme le premier.
Mon grand-père restait immobile.
On eût dit qu'il avait oublié qu'il avait, lui aussi, aux mains une arme dont il pouvait se servir.
- Mais tirez donc ! tirez donc ! lui criait le chasseur.
Mon grand-père parut se réveiller, mit en joue et ajusta.
- Bah ! maintenant, dit l'étranger, il est trop loin.
Comme l'étranger prononçait ce dernier mot, mon grand-père fit feu.
Bien que la distance de lui au lièvre fût effectivement de plus de cent pas, l'animal foudroyé roula plusieurs fois sur lui-même et resta étendu sur le sol.
Les chasseurs coururent à lui.
Le grand lièvre se débattait et criait comme un diable.
Un d'eux le prit par les pattes de derrière, et mon grand-père, tout haletant, insensé de joie, ne pouvant en croire ses yeux, l'acheva d'un coup de poing sur la nuque.
Il est vrai que c'était un coup de poing à tuer un boeuf.

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