Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre X


Mon grand-père était en ce moment du côté de Freneux, à huit ou neuf lieues de Theux.
A la fin de la chasse, il avait paru prendre un grand parti et s'était écarté plus qu'il n'avait fait jusque-là.
Mais il était tellement bouleversé que, quoiqu'il eût couru toute la journée, quoiqu'il eût peut-être fait vingt ou vingt-cinq lieues dans cette course, il ne sentait point sa fatigue.
Ou s'il la sentait, il la surmonta et se mit bravement en route pour revenir à Theux.
Devant lui s'étendait, sombre et seulement coupée par des sentiers, la forêt du val Saint-Lambert.
Il s'y engagea sans hésiter.
Il y était à peine depuis cinq minutes, et y avait peut-être fait cinq cents pas, quand il entendit derrière lui un craquement de feuilles sèches.
Il se retourna pour voir qui venait derrière lui.
Le grand lièvre le suivait.
Il allongea le pas.
Le lièvre régla son pas sur celui de mon grand-père.
Mon grand-père s'arrêta.
Le lièvre s'arrêta.
Mon grand-père déposa Spiron à terre, lui montra le lièvre, l'excita à sa poursuite.
Mais le malheureux Spiron se contenta de humer les émanations qui venaient à lui, et, poussant un gémissement, il se coucha et se mit en rond pour s'endormir.
Alors mon grand-père résolut d'avoir recours à son fusil.
Cette fois, il était chargé, et bien chargé.
Il arma les deux coups, appuyant le doigt sur la gâchette, afin que les chiens ne fissent pas de bruit en s'armant, et épaula.
Mais quand le fusil fut à son épaule, il chercha vainement le grand lièvre au bout de son point de mire.
Le grand lièvre avait disparu.
A moitié fou de terreur et de désespoir, mon grand-père ramassa Spiron, qui s'était déjà endormi, et qui, tout en dormant, aboyait, rêvant sans doute qu'il chassait le grand lièvre, replaça son chien sur ses épaules, et continua sa route d'un pas insensé, sans oser se retourner, ni regarder derrière lui.
Il était trois heures du matin quand il rentra.
La grand-mère, inquiète, attendait son retour avec l'intention de le gronder doucement.
Mais quand elle vit l'état où il était, elle ne le gronda ni doucement ni fort : elle le plaignit.
Puis, comme il avait laissé glisser Spiron de dessus son épaule, elle lui prit son fusil des mains.
On se rappelle qu'il n'avait plus ni carnier ni chapeau.
Il avait jeté son carnier, son chapeau avait été emporté par une branche.
Elle le fit coucher à l'instant même.
Puis lui fit prendre un grand bol de bon vin chauffé avec des épices, et s'assit sur le bord de son lit.
Là elle lui prit les deux mains, et, sans lui rien dire, se mit à pleurer doucement.
Mon grand-père fut touché des soins et des larmes de la bonne femme.
Puis, à force d'y songer, il lui sembla qu'en la mettant de moitié dans son secret, il soulagerait ses peines de moitié.
Il était sûr de sa tendresse et de sa discrétion.
Il lui avoua tout.
Oh ! c'était une digne femme que ma grand-mère Palan, allez !
Elle ne s'emporta point en reproches, elle n'éclata point en invectives et en malédictions sur cette fatale passion de la chasse, cause de tous leurs malheurs.
Non, elle ne dit pas un seul mot qui eût trait au passé.
Elle excusa au contraire la violence qui avait amené le meurtre.
Sans condamner le mort, elle fit valoir les justes griefs que le meurtrier avait contre lui.
Enfin, elle embrassa et consola mon grand-père comme une mère embrasserait et consolerait son enfant bien-aimé, et tâcha par ses paroles de lui rendre un peu de tranquillité et de repos.
Enfin, quand la reconnaissance que lui témoignait mon grand-père l'eut enhardie :
- Tiens, Jérôme, lui dit-elle, tu aurais dû reconnaître dans tout cela la main de Dieu, vois-tu ; c'est lui qui a amené le malheureux Thomas au bout de ton fusil pour le punir de sa méchanceté avec toi ; mais, c'est lui aussi qui, pour te frapper dans ton incrédulité, permet au malin esprit de te tourmenter.
Jérôme Palan poussa un soupir, mais ne la railla point comme il eût certes fait autrefois.
Aussi continua-t-elle :
- Va trouver notre curé, mon homme ; jette-toi à ses genoux ; raconte-lui ton malheur, et il t'aidera à chasser le démon qui, bien sûr, est dans ce méchant lièvre.
Mais, à cette proposition, mon grand-père se révolta.
- Ah ! oui, dit-il, aller trouver le curé, pour qu'il me dénonce aux justiciers de son évêque ! En voilà une idée ! Non, ma foi, j'ai eu affaire à eux et ne me soucie aucunement de retomber dans leurs griffes ; d'ailleurs, tu es folle, femme, il n'y a dans tout ceci ni Dieu ni diable.
- Qu'y a-t-il donc, alors ? s'écria la bonne femme désespérée.
- Il y a le hasard et mon imagination frappée ; il faut que je tue ce démon de lièvre, il le faut ! Et quand je l'aurai vu à mes pieds sans mouvement, mort, bien mort, mon esprit se calmera tout seul, et je ne songerai plus à tout cela.
Ma pauvre grand-mère se résigna, sachant que sur ce point il était inutile d'essayer de vaincre l'obstination de son mari.

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