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Chapitre XII
La mort de Louis XV

Depuis la mort de monsieur de Chauvelin, on vit rarement sourire le roi. Dans tous les pas qu'il faisait on eût dit que le spectre du marquis marchait à ses côtés. La voiture seule le distrayait un peu. On multiplia les voyages. Le roi allait de Rambouillet à Compiègne, de Compiègne à Fontainebleau, de Fontainebleau à Versailles, à Paris jamais. Paris était en horreur au roi, depuis sa révolte à propos des bains de sang.
Mais toutes ces belles résidences, au lieu de le distraire, le ramenaient au passé, le passé aux souvenirs, les souvenirs à la réflexion. Ces réflexions, tristes, amères, profondes, madame Du Barry seule pouvait l'en tirer, et c'était vraiment pitié de voir la peine que prenait cette jeune et jolie créature à réchauffer, non pas le corps, mais le coeur du vieillard.
Pendant ce temps, la société se décomposait comme la monarchie. Aux infiltrations philosophiques de Voltaire, de d'Alembert et de Diderot, succédaient les averses scandaleuses de Beaumarchais. Beaumarchais publiait son fameux Mémoire contre le conseiller Goezmann, et ce magistrat, membre du tribunal Maupeou, n'osait plus reparaître sur son siège.
Beaumarchais faisait répéter le Barbier de Séville, et l'on parlait déjà des hardiesses qu'allait débiter sur la scène le philosophe Figaro.
Une aventure de monsieur de Fronsac avait fait scandale. Deux aventures de monsieur le marquis de Sade avaient fait horreur.
Ce n'est plus au gouffre que marche la société, c'est à l'égout.
Toutes ces anecdotes sont bien honteuses, bien immondes, mais ce sont les seules qui amusent le roi. Monsieur de Sartines lui en fait un journal, c'est encore une idée de l'ingénieuse madame Du Barry, un journal que Sa Majesté lit le matin dans son lit. Ce journal se rédige dans tous les lupanars de Paris, et particulièrement chez la fameuse Gourdan.
Un jour, le roi apprend par ce journal que monsieur de Lorry, évêque de Tarbes, a eu la veille l'impudence de rentrer à Paris ramenant dans sa voiture découverte madame Gourdan et deux de ses pensionnaires. Cette fois, c'est trop fort ; le roi fait prévenir le grand aumônier, qui appelle près de lui l'évêque.
Heureusement, tout s'explique par hasard à la plus grande gloire de la pudeur et de la charité du prélat. En revenant de Versailles, l'évêque de Tarbes a vu, à pied, sur la grande route, trois femmes près d'un carrosse brisé ; pris de pitié pour leur embarras, il leur a offert une place dans sa voiture. La Gourdan a trouvé la proposition plaisante, et a accepté.
Et chacun de ne pas vouloir ajouter foi à cette naïveté du prélat, chacun de lui dire : « Comment ! vous ne connaissez pas la Gourdan ? En vérité ! c'est incroyable ! »
Au milieu de tout cela, la fameuse guerre musicale entre les gluckistes et les piccinistes est déclarée ; la cour se sépare en deux partis.
La dauphine, jeune, poétique, organisée musicalement, élève de Gluck, ne trouvait dans nos opéras qu'un recueil d'ariettes plus ou moins gracieuses. En voyant représenter les tragédies de Racine, elle eut l'idée d'envoyer Iphigénie en Aulide à son maître, et de l'inviter à verser les flots de sa musique sur les vers harmonieux de Racine. Au bout de six mois la musique fut faite, et Gluck apporta lui-même sa partition à Paris.
Une fois arrivé, Gluck devint le favori de la Dauphine et eut ses entrées à toute heure dans les petits appartements.
Il faut s'habituer à tout, et surtout au grandiose. La musique de Gluck ne fit pas à son apparition tout l'effet qu'elle devait faire. Aux coeurs vides, aux coeurs fatigués, il ne faut pas la pensée ; le bruit suffit ; la pensée est une fatigue, le bruit une distraction.
La vieille société préféra la musique italienne, le grelot sonore à l'orgue mélodieux.
Madame Du Barry, par opposition et parce que madame la Dauphine avait mis en avant la musique allemande, madame Du Barry prit parti pour la musique italienne et envoya des libretti à Piccini. Piccini renvoya des partitions, et la jeune et la vieille société se partagèrent en deux camps.
C'est que des idées tout à fait nouvelles se faisaient jour au milieu de cette antique société française, comme des fleurs inconnues qui poussent entre les pavés disjoints d'une cour sombre, entre les pierres lézardées d'un ancien château.
Ces idées, c'étaient les idées anglaises ; les jardins aux mille allées fuyantes avec des massifs, des pelouses, des corbeilles de fleurs, des nappes de gazon ; c'étaient les cottages, les courses du matin sans poudre et sans rouge, avec un simple chapeau de paille à larges bords, un bleuet ou une marguerite dessus ; c'étaient les promeneurs guidant un cheval fougueux, suivis de jockeys aux casquettes noires, aux vestes rondes, aux culottes de peau ; c'étaient des phaétons à quatre roues qui faisaient fureur ; des princesses mises comme des bergères ; des actrices mises comme des reines. C'étaient la Duthé, la Guimard, la Sophie Arnould, la Prairie, la Cléophile se couvrant de diamants ; tandis que la Dauphine, la princesse de Lamballe, mesdames de Polignac, de Langeac et d'Adhémar ne demandaient qu'à se couvrir de fleurs.
Et, à la vue de toute cette société nouvelle marchant à l'inconnu, Louis XV inclinait de plus en plus sa tête. En vain la folle comtesse tournait-elle autour de lui, bourdonnante comme une abeille, légère comme un papillon, resplendissante comme un colibri ; à peine de temps en temps le roi relevait- il son front appesanti, sur lequel on eût dit qu'à chaque instant s'étendait plus visible le sceau de la mort.
C'est que le temps s'écoulait, c'est qu'on était entré dans le deuxième mois, depuis la mort du marquis de Chauvelin, c'est qu'on était arrivé au 3 mai, et que le 28 du mois il y avait juste deux mois que le marquis était mort.
Puis, comme si tout conspirait pour se joindre au présage lugubre, l'abbé de Beauvais avait prêché à la cour et, dans son sermon sur le besoin de se préparer à la mort, sur le danger de l'impénitence finale, il s'était écrié.
« Encore quarante jours, sire, et Ninive sera détruite. »
De sorte que lorsqu'il avait pensé à monsieur de Chauvelin, le roi pensait à l'abbé de Beauvais, de sorte que lorsqu'il avait dit au duc d'Ayen :
- Il y aura, au 28 mai, deux mois que Chauvelin est mort, il se retournait vers le duc de Richelieu, et murmurait : C'est quarante jours qu'il a dit, n'est ce pas, ce diable d'abbé de Beauvais ?
Et Louis XV ajoutait :
- Je voudrais que ces quarante jours fussent passés.
Ce n'était pas le tout : l'almanach de Liège, à propos du mois d'avril, avait dit :
          « Dans le mois d'avril, une dame des plus favorites jouera son dernier rôle. »
De sorte que madame Du Barry faisait chorus aux lamentations du roi, et disait du mois d'avril ce qu'il disait des quarante jours, c'est-à-dire :
- Je voudrais bien que ce maudit mois d'avril fût passé.
Dans ce maudit mois d'avril qui effrayait tant madame Du Barry, et pendant ces quarante jours qui étaient la passion du roi, les présages se multiplièrent. L'ambassadeur de Gênes, que le roi voyait fréquemment, fut frappé de mort subite. L'abbé de Laville venant à son lever pour le remercier de la place de directeur des affaires étrangères qu'il venait de lui donner, roula à ses pieds frappé d'apoplexie, en sa présence. Enfin, le roi étant à la chasse, la foudre tomba près de lui.
Tout cela le rendait de plus en plus sombre.
On avait espéré quelque chose du retour du printemps ; cette nature qui au mois de mai secoue son linceul, cette terre qui reverdit, ces arbres qui revêtent leurs robes printanières, cet air qui se peuple d'atomes vivants, ces souffles de feu qui passent avec les brises et qui semblent des âmes cherchant des corps ; tout cela pouvait rendre quelque existence à cette matière inerte, quelque mouvement à cette machine usée.
Vers le milieu d'avril, Lebel vit chez son père la fille d'un meunier dont la beauté singulière le frappa ; il pensa que c'était une friandise qui pouvait réveiller l'appétit du roi, et lui en parla avec enthousiasme : Louis XV consentit négligemment à ce nouvel essai de distraction.
En général, avant que d'arriver au roi, les jeunes filles que Louis XV devait honorer ou déshonorer de ses bontés royales passaient à la visite des médecins, puis par les mains de Lebel, enfin elles arrivaient au roi.
Cette fois, la jeune fille était si fraîche et si jolie, que toutes ces précautions furent négligées, et eussent-elles été prises, il eût certes été difficile au plus habile médecin de reconnaître que depuis quelques heures elle avait la petite vérole.
Le roi avait déjà eu cette maladie dans sa jeunesse ; mais, deux jours après ses relations avec cette jeune fille, elle se manifesta une seconde fois.
Une fièvre maligne brocha sur le tout et vint compliquer la situation.
Le 29 avril, la première irruption se manifesta, et l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, accourut à Versailles.
Cette fois la situation était étrange. L'administration des sacrements, si la nécessité s'en faisait sentir, ne pouvait avoir lieu qu'après l'expulsion de la concubine, et cette concubine, qui appartenait au parti jésuitique, dont Christophe de Beaumont était le chef, cette concubine, au dire même de l'archevêque, avait rendu, par le renversement du ministre Choiseul et par le renversement du Parlement de si grands services à la religion, qu'il était impossible de la déshonorer canoniquement.
Les chefs de ce parti étaient, avec monsieur de Beaumont et madame Du Barry, le duc d'Aiguillon, le duc de Richelieu, le duc de Fronsac, Maupeou et Terray.
Tous étaient renversés du même coup qui renversait madame Du Barry. Ils n'avaient donc aucun motif de se déclarer contre elle.
Le parti de monsieur de Choiseul, au contraire était partout, jusque dans la ruelle du roi, demandait l'expulsion de la favorite et une confession prompte ; ce qui était curieux à voir, puisque c'était le parti des philosophes, des jansénistes et des athées qui poussait le roi à la confession ; tandis que c'étaient l'archevêque de Paris, les religieux et les dévots qui désiraient que le roi refusât de se confesser.
Telle était la singulière situation des esprits lorsque, le 1er mai, à onze heures et demie du matin, l'archevêque se présenta pour voir le roi malade.
A tout hasard, en apprenant que l'archevêque était arrivé, la pauvre madame Du Barry se sauva.
Ce fut le duc de Richelieu qui vint à la rencontre du prélat, dont il ignorait encore les intentions.
- Monseigneur, dit le duc, je vous conjure de ne pas effrayer le roi par cette proposition théologique qui a fait mourir tant de malades. Mais si vous êtes curieux d'entendre des péchés jolis et mignons, mettez-vous là, je me confesserai à la place du roi, et je vous en dirai de tels que vous n'en avez pas entendu de pareils depuis que vous êtes archevêque de Paris. Maintenant, si ma proposition ne vous agrée point, si vous voulez absolument confesser le roi et renouveler à Versailles les scènes de monsieur l'évêque de Soissons à Metz, si vous voulez congédier madame Du Barry avec éclat, réfléchissez sur les suites et sur vos propres intérêts ; vous assurez le triomphe du duc de Choiseul, votre plus cruel ennemi, dont madame Du Barry a tant contribué à vous délivrer ; et vous persécutez votre amie au profit de votre ennemi ; oui, monseigneur, votre amie, et si bien votre amie, qu'hier elle me disait encore : que monsieur l'archevêque nous laisse tranquilles, il aura sa calotte de cardinal ; c'est moi qui m'en charge et qui vous en réponds.
L'archevêque de Paris avait laissé dire monsieur de Richelieu, car, quoique du même avis que lui au fond, il fallait qu'il eût l'air d'être persuadé. Heureusement le duc d'Aumont, madame Adélaïde et l'évêque de Senlis vinrent se joindre au maréchal et donner au prélat des armes contre lui- même. Il eut l'air de céder, promit de ne rien dire, entra chez le roi, auquel il ne parla nullement de confession ; ce qui satisfit si fort l'auguste malade, qu'il fit rappeler aussitôt madame Du Barry, dont il baisa les belles mains en pleurant de joie.
Le lendemain, 2 mai, le roi se trouva un peu mieux ; au lieu de Lamartinière, son médecin ordinaire, madame Du Barry lui avait donné ses deux médecins, Lorry et Bordeu. Ces deux docteurs avaient reçu pour recommandation première de cacher au roi la nature de sa maladie, de lui taire la situation dans laquelle il se trouvait, et surtout d'éloigner de lui l'idée qu'il fût assez malade pour qu'il eût besoin de recourir aux prêtres.
Cette amélioration dans la santé du roi permit à la comtesse de reprendre un instant ses airs libres, ses propos habituels, ses gentillesses accoutumées. Mais, au moment même où, à force de verve et d'esprit, elle parvenait à faire sourire le malade, Lamartinière, auquel on n'avait pas ôté ses entrées, parut sur le seuil de la porte, et, offensé de la préférence que l'on donnait sur lui à Lorry et à Bordeu, marcha droit au roi, lui prit le pouls et secoua la tête.
Le roi l'avait laissé faire en le regardant avec terreur. Cette terreur augmenta encore lorsqu'il vit le signe décourageant que faisait Lamartinière.
- Eh bien ! Lamartinière, demanda le roi.
- Eh bien ! sire, si mes confrères ne vous ont pas dit que le cas était grave, ce sont des ânes ou des menteurs.
- Que penses-tu que j'aie, Lamartinière ? demanda le roi.
- Pardieu ! sire, ce n'est pas difficile à voir ; Votre Majesté a la petite vérole.
- Et tu dis que tu n'as pas d'espoir, mon ami ?
- Je ne dis pas cela, sire ; un médecin ne désespère jamais. Je dis seulement que si Votre Majesté n'est pas roi très chrétien de nom seulement, elle doit aviser.
- C'est bien, dit le roi.
Puis, appelant madame Du Barry :
- Ma mie, lui dit-il, vous entendez, j'ai la petite vérole, et mon mal est des plus dangereux, d'abord à cause de mon âge, et ensuite à cause de mes autres maladies. Lamartinière vient de me rappeler que je suis le roi très chrétien et le fils aîné de l'Eglise, ma mie. Peut-être va-t-il falloir nous séparer. Je veux prévenir une scène semblable à celle de Metz. Avertissez le duc d'Aiguillon de ce que je vous dis, afin qu'il s'arrange avec vous, si ma maladie empire, pour nous séparer sans éclat.
Au moment où le roi disait cela, tout le parti du duc de Choiseul commençait à murmurer tout haut, accusant l'archevêque de complaisance, et disant que, pour ne pas déranger madame Du Barry, il laisserait mourir le roi sans sacrements.
Ces accusations arrivèrent aux oreilles de monsieur de Beaumont, qui, pour les faire cesser, prit le parti d'aller s'établir à Versailles dans la maison des lazaristes, pour en imposer au public et profiter du moment favorable où placer ses cérémonies religieuses, afin de ne sacrifier madame Du Barry que lorsque le roi serait dans un état tout à fait désespéré.
Ce fut le 3 mai que l'archevêque revint à Versailles ; arrivé là, il attendit.
Pendant ce temps, des scènes scandaleuses se passaient autour du roi. Le cardinal de la Roche-Aymon était de l'avis de l'archevêque de Paris, et désirait que tout s'accomplit sans bruit ; mais il n'en était pas ainsi de l'évêque de Carcassonne, qui faisait le zélé, renouvelant les scènes de Metz et criant tout haut : Qu'il fallait que le roi fût administré, que la concubine fût expulsée, que les canons de l'Eglise fussent exécutés, et que le roi donnât un exemple à l'Europe et à la France chrétienne qu'il avait scandalisées.
- Et de quel droit me donnez-vous des avis ? s'écria monsieur de la Roche Aymon impatienté.
L'évêque détacha la croix pastorale de son cou et la mit presque sous le nez du prélat :
- Du droit que me donne cette croix, dit-il. Apprenez monseigneur, à respecter ce droit, et ne laissez pas mourir votre roi sans les sacrements de l'Eglise dont il est le fils aîné.
Tout cela se passait devant monsieur d'Aiguillon. Il comprit tout le scandale qui allait résulter d'une pareille discussion si elle devenait publique.
Il entra chez le roi.
- Eh bien ! duc, lui dit le roi, avez-vous exécuté mes ordres ?
- A l'égard de madame Du Barry, sire ?
- Oui.
- J'ai voulu attendre qu'ils me fussent renouvelés par Votre Majesté. Je ne mettrai jamais d'empressement à séparer le roi des personnes qui l'aiment.
- Merci, duc, mais il le faut ; prenez la pauvre comtesse, et menez-la sans bruit dans votre campagne de Rueil ; je saurai gré à madame d'Aiguillon des soins qu'elle prendra d'elle.
Malgré cette invitation bien formelle, monsieur d'Aiguillon ne voulut point encore presser le départ de la favorite, et la cacha dans le château, annonçant son départ pour le lendemain. Cette annonce calma un peu les exigences ecclésiastiques.
Bien prit, au reste, au duc d'Aiguillon d'avoir gardé madame Du Barry à Versailles, car dans la journée du 4, le roi la redemanda avec tant d'instances, que le duc lui avoua qu'elle était encore là.
- Faites-la venir, alors, faites-la venir, s'écria le roi.
Madame Du Barry rentra donc une dernière fois.
La comtesse partit tout en larmes. La pauvre femme, qui était bonne, légère, aimable, facile, aimait Louis XV comme on aime un père.
Madame d'Aiguillon fit monter madame Du Barry en carrosse avec mademoiselle Du Barry l'aînée, et l'emmena à Rueil pour attendre l'événement.
A peine était-elle hors des cours, que le roi la demanda encore.
- Elle est partie, lui répondit-on.
- Partie ? répéta le roi ; alors c'est à moi de partir à mon tour. Ordonnez qu'on prie à Sainte-Geneviève.
Monsieur de la Vrillière écrivit aussitôt au Parlement, qui, dans les cas suprêmes, avait le droit de faire ouvrir ou fermer la vieille relique.
Les journées du 5 et du 6 s'écoulèrent sans que l'on parlât de confession, de viatique ou d'extrême-onction. Le curé de Versailles se présenta dans le but de préparer le roi à cette pieuse cérémonie ; mais il rencontra le duc de Fronsac qui lui donna sa foi de gentilhomme qu'il le jetterait par la fenêtre au premier mot qu'il en dirait.
- Si je ne me tue pas en tombant, répondit le curé, je rentrerai par la porte, car c'est mon droit.
Mais le 7, à trois heures du matin, ce fut le roi qui demanda impérieusement l'abbé Mandoux, pauvre prêtre sans intrigue, bonhomme d'ecclésiastique qu'on lui avait donné pour confesseur, et qui était aveugle.
Sa confession dura dix-sept minutes.
La confession terminée, les ducs de la Vrillière et d'Aiguillon voulurent retarder le viatique, mais Lamartinière, ennemi particulier de madame Du Barry qui avait glissé près du roi Lorry et Bordeu, s'approchant du roi :
- Sire, dit-il, j'ai vu Votre Majesté dans des circonstances bien difficiles, mais jamais je ne l'ai admirée comme aujourd'hui ; si elle me croit, elle achèvera tout de suite ce qu'elle a si bien commencé.
Le roi alors fit rappeler Mandoux, et Mandoux lui donna l'absolution.
Quant à cette réparation éclatante qui devait anéantir solennellement madame Du Barry, il n'en fut pas question. Le grand-aumônier et l'archevêque avaient rédigé de concert cette formule qui fut proclamée en présence du viatique :

« Quoique le roi ne doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul, il déclare qu'il se repent d'avoir causé du scandale à ses sujets, et qu'il ne désire vivre encore que pour le soutien de la religion et le bonheur de ses peuples. »

La famille royale, augmentée de madame Louise qui était sortie de son couvent pour soigner son père, alla recevoir le saint-sacrement au bas de l'escalier.
Pendant que le roi recevait les sacrements, le Dauphin, que l'on tenait éloigné du roi parce qu'il n'avait pas eu la petite vérole, le Dauphin écrivait à l'abbé Terray :

« Monsieur le contrôleur général,
Je vous prie de faire distribuer aux pauvres des paroisses de Paris deux cent mille livres pour prier pour le roi. Si vous trouvez que c'est trop cher, retenez-les sur nos pensions à madame la Dauphine et à moi.
                    Signé : Louis-Auguste. »

Dans les journées du 7 et du 8, la maladie empira. Le roi sentit son corps s'en aller littéralement en lambeaux. Délaissé de ses courtisans, qui n'osaient plus rester près de ce cadavre vivant, il n'avait plus d'autre garde que ses trois filles, qui ne le quittèrent pas un instant.
Le roi était épouvanté. Dans cette terrible gangrène qui envahissait tout le corps, il voyait une punition directe du ciel. Pour lui, cette main invisible, qui le marquait de taches noires, c'était la main de Dieu. Dans un délire d'autant plus terrible que ce n'était pas celui de la fièvre, mais celui de la pensée, il voyait des flammes, il voyait l'abîme ardent, et il appelait son confesseur, le pauvre prêtre aveugle, son seul refuge, pour qu'il étendît le crucifix entre lui et le lac de feu. Alors lui-même prenait l'eau bénite, lui- même levait draps et couvertures, lui-même faisait ruisseler avec des gémissements de terreur l'eau sainte sur tout son corps, puis il demandait le crucifix, le prenait à pleines mains, le baisait à pleine bouche, criant : « Seigneur ! Seigneur ! intercédez pour moi, pour moi, le plus grand pécheur qui ait jamais existé. »
Ce fut dans ces angoisses terribles et désespérées qu'il passa la journée du 9. Pendant cette journée, qui ne fut qu'une longue confession, ni le prêtre, ni ses filles ne le quittèrent. Son corps était en proie à la gangrène la plus hideuse, et, vivant, le roi cadavre exhalait une telle odeur que deux valets tombèrent asphyxiés, et que l'un des deux mourut.
Le 10 au matin, on voyait à travers la chair crevassée les os de ses cuisses ; trois autres valets s'évanouirent. La terreur se mit à Versailles. Toute la maison s'enfuit.
Il n'y avait plus d'autres êtres vivants au palais que les trois nobles filles et le digne prêtre.
Toute la journée du 10 ne fut qu'une agonie ; le roi, déjà mort, ne se décidait pas à mourir ; on eût dit qu'il voulait se jeter hors du lit, tombe anticipée. Enfin, à trois heures moins cinq minutes, il se souleva, étendit les mains, fixa les yeux sur un point de la chambre et s'écria :
- Chauvelin ! Chauvelin ! il n'y a pourtant pas encore deux mois... puis il retomba et mourut.
Quelque vertu que Dieu eût mise dans le coeur des trois princesses et du prêtre, le roi mort, elles crurent, ainsi que lui, leur tâche achevée ; d'ailleurs, toutes trois étaient déjà atteintes de la maladie qui venait de tuer le roi.
Le soin des funérailles fut laissé au grand-maître, qui fit toutes ses dispositions sans entrer dans le palais.
On ne trouva que les vidangeurs de Versailles qui osassent mettre le roi dans la bière de plomb qui lui était préparée ; il fut couché dans cette dernière demeure sans baume, sans aromates, roulé dans les draps du lit sur lequel il était mort ; puis cette bière de plomb fut mise dans une caisse de bois, et le tout fut porté dans la chapelle.
Le 12, celui qui avait été Louis XV fut conduit à Saint-Denis ; le cercueil était dans une grande voiture de chasse. Un second carrosse était occupé par le duc d'Ayen et le duc d'Aumont ; puis, dans le troisième, venaient le grand aumônier et le curé de Versailles. Une vingtaine de pages et une cinquantaine de palefreniers à cheval et portant des flambeaux formaient le cortège.
Le convoi, parti de Versailles à huit heures du soir, arriva à Saint-Denis à onze. Le corps fut descendu dans le caveau royal, d'où il ne devait sortir qu'au jour de la profanation de Saint-Denis, et l'entrée du souterrain fut aussitôt, non seulement fermée, mais calfeutrée, pour qu'aucune émanation de ce fumier humain ne filtrât de la demeure des morts au séjour des vivants.
Nous avons raconté ailleurs la joie des Parisiens à la mort de Louis XIV. Cette joie ne fut pas moins grande lorsqu'ils se virent débarrassés de celui qu'ils avaient trente ans auparavant, surnommé le Bien-Aimé.
On railla le curé de Sainte-Geneviève sur l'efficacité de la châsse.
- De quoi donc vous plaignez-vous, dit-il, n'est-il pas mort ?
Le lendemain, madame Du Barry reçut à Rueil une lettre d'exil.
Sophie Arnould apprit en même temps la mort du roi et l'exil de madame Du Barry.
- Hélas ! dit-elle, nous voilà orphelins de père et mère.
Ce fut la seule oraison funèbre prononcée sur le tombeau du petit-fils de Louis XIV.

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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