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Chapitre V
Premier mariage du père Olifus

Nous fûmes parfaitement accueillis par mademoiselle Marguerite Olifus.
Elle nous conduisit à une chambre à deux lits, et nous demanda si nous voulions être servis dans notre chambre ou manger dans la chambre commune.
L'espérance que le père Olifus nous raconterait ses aventures nous fit préférer d'être servis dans notre chambre.
Invités à déclarer ce que nous préférions pour notre souper, nous déclarâmes nous en rapporter entièrement à la bonne volonté de mademoiselle Marguerite.
Toute cette conversation bien entendu, se faisait par signes : mais ces signes, ridicules entre hommes qui s'impatientent, deviennent une langue fort agréable parlée avec une jolie femme qui vous sourit.
Il en résulta que, quoique pas une parole n'eût été prononcée entre nous, au bout de dix minutes nous nous étions entendus à merveille.
Le père Olifus ne s'était pas trompé ; le vent continuait de souffler en augmentant de force : il n'y avait rien à craindre, mais cependant on devait, par précaution, veiller aux digues.
De la fenêtre nous vîmes trois des fils du père Olifus se diriger vers la côte ; les deux autres, Simon et Jude, entrèrent dans une maison où nous apprîmes plus tard qu'ils faisaient la cour aux deux soeurs.
Pendant que nous suivions des yeux, du milieu des premières ombres de la nuit qui allaient toujours s'épaississant, le mouvement de la rue et du port, notre table se couvrait d'abord d'un plat de saumon sur le gril et d'un plat d'oeufs durs fumant.
Ces oeufs, gros comme des oeufs de pigeon, étaient verts et tachetés de roux ; ce sont des oeufs de vanneau, que l'on trouve en abondance au mois de mai, et qui sont bien autrement délicats que les oeufs de poule.
Une bouteille de vin de Bordeaux s'élevait au milieu de cette exposition des produits nationaux, comme un clocher grêle et vacillant au moindre choc.
Nous nous mîmes à table avec un appétit de navigateur, Tout était excellent, vin et comestibles.
D'ailleurs, le souper pour nous n'était qu'un accessoire ; ce que nous attendions avec le plus d'impatience, c'était l'apparition du père Olifus.
Au dessert, nous entendîmes dans l'escalier le bruit d'un pas à la fois lourd et furtif. La porte s'ouvrit, et le père Olifus, une bouteille sous le bras, et la pipe à la bouche fit son entrée en riant silencieusement.
- Chut ! dit-il, me voilà.
- Et en bonne compagnie, à ce qu'il paraît.
- Oui. J'ai dit : ils sont deux Français, allons-y quatre pour être de force. J'ai pris une bouteille de tafia, une bouteille de rhum, une bouteille de rack, et me voilà.
- En vérité, père Olifus, lui dis-je, plus je vous écoute, plus vous m'étonnez ; vous parlez le français, non pas comme un matelot de Sa Majesté Guillaume III, mais comme un marin de Sa Majesté Louis XIV.
- C'est que je suis Français au fond, dit le père Olifus en clignant de l'oeil.
- Comment, au fond ?
- Oui mon père était Français et ma mère Danoise ; mon grand-père était Français et ma grand-mère Hambourgeoise, quant à mes enfants, je m'en vante, ils ont un père Français et une mère... Oh ! quant à la mère, je ne me hasarderai pas à dire ce qu'elle était : quant à eux, ce sont de vrais Hollandais ; ce qui ne serait pas arrivé si j'avais été là pour soigner leur éducation ; mais j'étais aux Indes.
- Cependant, vous reveniez de temps en temps ! demandai-je en riant.
- C'est ce qui vous trompe, je ne revenais pas.
- Mais votre femme allait vous y trouver ?
- Non et oui.
- Comment, non et oui ?
- Voilà justement où le chapelet s'embrouille, voyez-vous. II paraît que la distance n'y fait rien, quand on a une femme sorcière.
- Enfin ?
- Oui, voilà. En tout cas, je vais tout vous raconter ; mais, avant un verre de tafia ; c'en est du vrai, celui-là, je vous en réponds. A votre santé !
- A la vôtre, mon brave !
- Donc, comme je vous disais, je suis Français, fils de Français, matelot de père en fils, de la race des loups de mer et des veaux marins ; je suis venu au monde sur la mer, j'espère bien mourir sur la mer.
- Avec cette vocation-là, comment n'êtes-vous pas entré dans la marine militaire ?
- Oh ! j'ai servi du temps de l'Empereur ; mais, en 1810 bonsoir ! j'ai été pincé et envoyé en Angleterre, pour y apprendre l'anglais probablement ; ça m'a servi plus tard, comme vous verrez.
En 1814 je revins ici, à Monnikendam ; c'était là que l'empereur m'avait pris. J'étais industrieux, je faisais toutes sortes d'ouvrages en paille, là-bas sur les pontons, et puis je les vendais aux dames anglaises qui venaient nous visiter ; de sorte que j'arrivai ici avec une petite somme, quelque chose comme trois ou quatre cents florins.
J'achetai une barque je me fis patron, et je m'amusai à mener les voyageurs à Amsterdam, à Purmeren, à Edam, à Hoorn, tout le long de la côte enfin.
0a alla comme cela de 1815 à 1820. J'avais trente-cinq ans ; on me disait toujours :
« Vous ne vous mariez pas, père Olifus »
Je disais :
« Non. Je suis un homme marin, je ne me marierai pas tant que je n'aurai pas trouvé une femme marine.
- Et pourquoi voulez-vous une femme marine, père Olifus ?
- Tiens, répondais-je, parce que les femmes marines, ça ne parle pas. »
Il faut vous dire qu'il y a deux ou trois cents ans, on a trouvé, comme cela, sur le sable, une femme marine échouée. On lui a appris à faire la révérence et à filer ; mais on n'a jamais, au grand jamais ! pu lui apprendre à parler.
- Oui, je sais. Eh bien ?
- Vous comprenez : une femme qui fait la révérence, qui file et qui ne parle pas, c'est un trésor ; mais ce qu'il y a de vrai, voyez-vous, c'est que je ne croyais pas aux femmes marines, et que j'étais décidé à ne pas me marier.
Un jour, c'était le 20 septembre 1823, je n'oublierai jamais la date, il avait fait gros temps la veille ; le vent soufflait de la mer du Nord. En venant de conduire un Anglais à Amsterdam, et comme je passais entre le cap Tidam et la petite île de Marken, juste à l'endroit où il y avait des roseaux et que je vous ai montré en venant, nous apercevons quelque chose comme un animal qui bat l'eau.
Nous nageons ; plus nous nageons, plus nous croyons reconnaître une créature humaine. Nous lui crions : « Tenez bon ! courage ! nous voilà ! » Mais plus nous crions, plus le vacarme redouble. Nous arrivons, et nous apercevons, quoi ! une femme qui barbote.
Il y avait un Parisien dans l'équipage, un farceur, il me dit : Tiens, père Olifus, une femme marine, c'est bien votre affaire.
Voyez-vous, à ce mot-là, j'aurais dû me sauver. Pas du tout ; curieux comme un marsouin, je m'avance toujours. et je dis : Ma foi vrai ! que c'est une femme, et qui est en train de se noyer, encore. Faut la prendre, faut l'emporter.
- Elle n'est guère vêtue, dit le Parisien.
En effet, elle était toute nue.
- Oh ! n'as-tu pas peur ? que je lui fis.
Et, en même temps, je sautai à l'eau, et je la pris dans mes bras.
Elle venait de s'évanouir.
Nous voulûmes la tirer des roseaux ; mais, je ne sais pas comment elle s'y était prise, les herbes lui avaient fait un noeud à la jambe, que les noeuds de marinier ça n'est que de la Saint-Jean.
On fut obligé de couper les herbes.
Nous la déposâmes dans la barque, nous la couvrîmes de nos manteaux et nous mîmes le cap sur Monnikendam.
Nous présumions qu'il y avait eu quelque naufrage dans les environs, et que la pauvre femme avait été poussée à la côte, où elle s'était empêtrée dans les roseaux.
Le Parisien seul secouait la tête. Il disait que la femme s'était évanouie de peur en nous apercevant, et il soutenait que c'était une néréide, et non pas une naufragée.
Et puis il levait un coin de nos manteaux, et regardait. Moi, je regardais aussi, et, je l'avoue, je trouvais même du plaisir à regarder.
C'était une jolie créature, qui paraissait avoir vingt ou vingt-deux ans tout au plus. Beaux bras, belle gorge ; seulement des cheveux tirant sur le vert, mais, comme elle était très blanche, ça lui allait assez bien.
Pendant que je la regardais, elle ouvrit un oeil. L'oeil était vert aussi, mais il n'en était pas plus laid pour cela.
Quand je vis qu'elle avait ouvert l'oeil, je laissai retomber le manteau, en lui demandant pardon de mon indiscrétion, et en lui disant qu'à Monnikendam j'irais emprunter la plus belle robe de la fille du bourguemestre Vanclief, pour la lui donner.
Elle ne répondit pas ; je crus que c'était par honte : je fis signe aux autres de ne rien dire, seulement je les encourageai à ramer. Tout à coup les manteaux se soulèvent, elle prend son élan pour sauter à l'eau. Imbécile que j'ai été de ne pas la laisser faire !
- Vous l'avez retenue ?
- Par ses cheveux verts, justement ; mais alors il se passa quelque chose qui aurait bien dû m'ouvrir les yeux, à moi ; c'est que toute seule qu'elle était, elle manqua venir à bout de nous tous qui étions six. Le Parisien entre autres reçut d'elle une tape sur l'oeil... Ah ! il l'a dit, jamais à la Courtille il n'avait rien vu de pareil.
Moi, je crus que c'était une folle qui voulait se détruire. Je l'empoignai à bras le corps, et quoiqu'elle eut la peau glissante comme celle d'une anguille, je parvins à la maintenir tandis que mes compagnons lui liaient les pieds et les mains.
Une fois les pieds et les mains liés, ça fut fini ; elle jeta quelques cris, elle versa quelques larmes, puis elle se décida à se tenir tranquille.
Il n'y en avait pas un de nous qui n'eût reçu sa calotte mais la meilleure, c'était celle du Parisien ; de cinq minutes en cinq minutes il se bassinait l'oeil avec de l'eau de mer. Si jamais vous recevez quelque torgniole, c'est souverain, voyez-vous ! l'eau de mer.
Bref nous abordâmes. Quand on sut la trouvaille que nous avions faite, tout le village accourut.
Nous portâmes la femme dans la maison, et je fis prévenir la fille du bourguemestre Vanclief pour qu'elle voulût bien mettre une de ses robes à la disposition de la naufragée. Que voulez-vous ? quand on ne sait pas.
La fille du bourguemestre accourut, apportant un costume ; je la fis entrer dans la chambre où était notre prisonnière, couchée sur le lit et toujours liée et garrottée.
Il faut croire qu'elle la reconnut pour une créature de son espèce, car, ayant fait signe à la jeune fille de lui délier les mains, et celle-ci s'étant empressée de lui rendre ce service, elle commença à la regarder avec curiosité, à toucher ses habits, à les soulever comme pour voir s'ils ne faisaient point partie de son corps, à regarder dessous sa robe et dans son corset ; ce à quoi la fille du bourguemestre se prêta avec la plus grande complaisance, lui montrant la différence qu'il y avait entre la chair et la toile, se déshabillant et se rhabillant pour lui faire comprendre le secret de la ressemblance qu'il y avait entre elles quand elles étaient nues, et de la différence quand elles étaient habillées.
Oh ! voyez-vous, la coquetterie est un vice naturel à la femme sauvage comme à la femme civilisée, à la femme civilisée comme à la femme marine ; la nôtre, au lieu de chercher à fuir, au lieu de continuer de crier et de pleurer, s'amusa à regarder les robes et les casaquins, les bonnets et les ornements dorés de la coiffure ; après quoi, elle fit signe qu'elle voulait s'habiller ; elle n'avait vu qu'une fois comment tout cela se défaisait et se mettait. Bah ! elle était presque aussi savante que si elle n'avait fait, toute sa vie, que s'habiller et se déshabiller. Quand sa toilette fut finie, elle chercha de l'eau pour se mirer dedans. La fille du bourguemestre lui présenta une glace ; elle se regarda, jeta un cri de surprise, et se mit à rire comme une folle.
C'est dans ce moment-là que le curé entra, et, à tout hasard, se mit à la baptiser. Seulement, quand le curé voulut lui ôter son bonnet, elle faillit arracher les yeux au curé. Il fallut lui faire comprendre que ce n'était que pour un moment qu'on lui découvrait la tête ; mais elle ne lâcha ni le bonnet, ni les ornements d'or, qu'elle rajusta toute seule aussitôt que le curé fut sorti.
Je mourais d'envie de la voir. Aussi je montai en demandant à la fille du bourguemestre si je pouvais entrer. Celle-ci m'ouvrit la porte. Mes cinq compagnons étaient derrière moi ; ils se tenaient serrés dans le corridor ; le Parisien venait le dernier, avec une compresse d'eau et de sel sur son oeil.
Je cherchais où était la femme marine. Je ne la reconnaissais pas. Je voyais une belle Frisonne, avec des cheveux un peu verts, voilà tout ; mais le vert et l'or, vous savez, cela va très bien ensemble.
La fille du bourguemestre me fit une grande révérence.
La femme marine regarda comment s'y était prise son amie, et en fit autant. Ce que c'est que la femme, monsieur ; quel être hypocrite ça fait ! Il n'y avait que deux heures qu'elle avait fait connaissance avec des créatures humaines ; et elle pleurait, riait, se regardait dans un miroir, et faisait déjà la révérence. Oh ! cela aurait bien dû m'éclairer ; mais ce qui est écrit est écrit.
Je commençai une conversation par signes avec elle.
Je lui demandai si elle n'avait pas faim. Je sais que c'est par la gourmandise qu'on se fait aimer des animaux ; et, que voulez-vous ? j'avais l'idée, ne fût- ce que par curiosité, de me faire aimer de cette femme. Elle fit signe que oui ; alors je lui apportai des melons d'eau, des raisins, des poires, tout ce que je pus me procurer de fruits, enfin.
Elle connaissait tout cela. Dès qu'elle les vit, elle sauta dessus. Seulement, quand elle eut mangé les fruits, elle voulut manger l'assiette, et l'on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre que cela ne se mangeait point.
Cependant le curé avait déjà fait des siennes. Il avait expliqué à la fille du bourguemestre que la femme marine avait beau être un poisson, c'était un poisson qui ressemblait trop à une femme pour rester chez un garçon. De sorte que, comme elle achevait son repas, le bourguemestre vint la chercher avec sa femme et son autre fille.
Les deux nouvelles amies s'en allèrent bras dessus, bras dessous.
Seulement la femme marine marchait nu-pieds ; elle n'avait pu mettre les souliers qu'on lui avait apportés, non pas qu'ils fussent trop petits ; au contraire ; mais cette partie de son accoutrement fut la dernière à laquelle elle put s'habituer.
En arrivant à la porte de la maison, elle jeta un coup d'oeil sur la mer ; peut- être avait-elle envie de rentrer dans son ancien domicile, mais il fallait traverser toute la population qui était réunie par la curiosité ; d'ailleurs c'était gâter ses beaux habits. La nouvelle débarquée secoua la tête et prit tranquillement son chemin vers la maison du bourguemestre, suivie de toute la population de Monnikendam, qui criait « la Buchold ! la Buchold ! » ce qui en patois veut dire la fille de l'eau.
Comme elle n'avait pas de nom de famille, ce nom lui resta.
J'avais dit cent fois que je n'épouserais qu'une femme marine. J'étais servi à mon souhait. Aussi le même soir tous les camarades burent-ils à mon prochain mariage avec la Buchold : elle était jeune, elle était jolie, elle m'avait regardé avec ses yeux verts d'une certaine façon qui ne m'avait pas déplu, elle était muette ; ma foi ! j'y bus comme les autres.
Trois mois après, elle savait faire tout ce que sait faire une femme, excepté de parler ; elle était, avec son costume frison, la plus jolie fille, non seulement de toute la Hollande, mais de toute la Frise ; elle avait l'air de ne pas me détester, et j'en étais amoureux comme une bête. J'avais tous droits sur elle, puisque c'était moi qui l'avais trouvée ; il n'y avait pas d'opposition à craindre de la part de ses parents.
Je l'épousai.
Elle fut mariée à la mairie, sous le nom de Marie La Buchold, monsieur le curé ayant jugé à propos, en la baptisant, de lui donner le nom de la mère de Notre-Seigneur.
Je donnai un grand dîner, puis un grand bal, dont la nouvelle Marie fit tous les honneurs par signes, buvant, mangeant, dansant comme une femme ordinaire, seulement muette comme une tanche.
Ce n'était qu'un cri parmi tous les invités ; en la voyant si jolie, si gracieuse et si muette, chacun disait : Est-il heureux, ce diable d'Olifus ! est-il heureux !
Le lendemain, je me réveillai à dix heures du matin. Elle était déjà réveillée et me regardait dormir. J'ouvris les yeux tout à coup, et il me sembla lire sur sa figure une singulière expression de raillerie et de méchanceté. Mais aussitôt qu'elle eut vu mon regard se fixer sur elle, sa figure reprit son expression habituelle, et je ne pensai plus à l'autre.
- Bonjour, ma petite femme, lui dis-je.
- Bonjour, mon petit mari, répondit-elle.
Je poussai un cri de désespoir ; la sueur me monta au front ; ma femme parlait.
Il paraît que le mariage lui avait coupé le filet.
Ceci se passait le 22 décembre 1823.
- A votre santé, monsieur, dit le père Olifus, en avalant un second verre de tafia, et en m'invitant ainsi que Biard à en faire autant, et n'épousez pas une femme marine !
Puis il passa le dos de sa main sur ses lèvres et continua.

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1998-2010
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