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Chapitre XII
Do–a Inès

Je savais à peu près où était le lieu du rendez-vous. Du haut de la muraille de l'ancienne ville, j'avais découvert tous les environs, et j'avais remarqué, surtout comme promenade charmante, les bords de ce petit étang, où tous les riches Portugais ont des maisons de plaisance entourées de jardins. Quant à l'espèce d'arbre que l'on nommait l'arbre triste parce qu'il ne fleurit que la nuit, je le connaissais, en ayant vu un dans le jardin de la maison que j'avais louée.
A neuf heures et demie, je sortis de Goa ; j'avais sur moi trois ou quatre perles, assez belles pour que le cadeau, si par hasard j'avais un cadeau à faire, ne fût pas méprisé. Je mis à tout hasard sous mon gilet un poignard chingulais, et je résolus de courir bravement les risques de mon excursion nocturne.
A dix heures moins un quart, j'arrivai à la petite maison que je reconnus parfaitement à la désignation qui m'en avait été faite. J'en fis le tour pour chercher un endroit de la muraille du jardin que je pusse escalader sans une trop grande difficulté. Quand je trouvai une porte, l'espoir me vint que, pour m'épargner la peine de l'escalade, on avait peut-être laissé cette porte ouverte : je ne me trompais point ; en la poussant, elle céda, et je me trouvai dans le jardin.
Ce n'était pas, une fois entré, une chose difficile que de trouver le lieu où je devais attendre. Guidé par son admirable parfum, au bout d'un instant je fus perdu dans l'ombre épaisse que projetait autour de moi l'arbre triste. Ses fleurs, qui s'ouvrent à dix heures de la nuit pour se refermer avant le jour, secouaient leur calice embaumé, et parmi cette multitude de fleurs dont il était couvert, quelques-unes, se détachant comme des flocons de neige, tombaient autour de moi et m'invitaient à me coucher sur leur suave jonchée. Quoique, comme vous avez pu voir, je sois d'une nature assez peu poétique, je ne pouvais m'empêcher de me laisser aller au charme de cette belle nuit, et, si j'ai un regret, à cette heure où je vous en parle, c'est de vous en parler comme un vieux loup de mer que je suis et non comme un poète que vous êtes, ou comme un peintre qu'est votre camarade.
Nous nous inclinâmes, Biard et moi.
- En vérité, père Olifus, lui dis-je, vous avez tort de vous excuser. Vous racontez comme monsieur Bernardin de Saint-Pierre.
- Je vous remercie, répondit le père Olifus, car, quoique je ne connaisse pas monsieur Bernardin de Saint-Pierre, je présume que c'est un compliment que vous me faites. Je continue donc.
J'étais là, attendant depuis un quart d'heure à peu près, lorsque j'entendis un froissement d'étoffe et un bruit de pas à la suite desquels j'aperçus une forme qui s'approchait craintive. J'appelai doucement, ma voix rassura mon guide, qui alors vint droit à moi, me jeta un bout de ceinture dont il tenait l'autre bout, et, se mettant à marcher devant moi, me guida, sans dire un seul mot, dans la direction de la maison.
La maison, à part deux ou trois fenêtres dont la lumière intérieure filtrait à travers les interstices de la jalousie, la maison était complètement dans l'ombre, et d'autant mieux dans l'ombre, que, peinte en rouge, on n'en distinguait point les contours dans l'obscurité de la nuit. Une fois le seuil franchi, l'obscurité redoubla. Alors la duègne tira la ceinture à elle, jusqu'à ce qu'elle rencontrât ma main ; elle prit ma main, me fit monter un escalier, traverser un corridor, et, tirant une porte qui laissa sortir par son ouverture un flot de lumière, elle me poussa dans une chambre où une femme de vingt à vingt-deux ans, parfaitement jolie, était couchée sur un matelas recouvert d'une magnifique étoffe de Chine et supporté par un lit de repos en bambou.
Au milieu de la chambre, dont l'air était rafraîchi par un grand éventail pendu au plafond, et qui semblait s'agiter tout seul, se dressait une table chargée de confitures et de pâtisseries.
Dans ce temps-là j'étais jeune, j'étais beau garçon, pas timide, au contraire. Je fis mon compliment à la dame ; elle le reçut en femme qui, au bout du compte, l'avait envoyé chercher. Je m'assis auprès d'elle.
A Ceylan et à Buenos-Ayres, j'avais appris, tant bien que mal, à baragouiner un peu d'espagnol : l'espagnol et le portugais se donnent la main ; puis au bout de la langue des mots, que quelquefois on ne comprend pas, il y a la langue des gestes que l'on comprend toujours. Elle me montra la collation qui m'attendait depuis une heure. Je lui dis que si la collation m'attendait depuis une heure, il ne fallait pas la faire attendre plus longtemps. Nous nous mîmes à table. Selon l'habitude des tête-à-tête en Espagne et en Portugal, il n'y avait qu'un verre. Le porto et le madère brillaient dans deux carafes, l'un comme un rubis, l'autre comme une topaze. J'avais déjà dégusté les deux liquides, je les trouvais de premier choix, et j'allais donner sur les pâtisseries et les confitures, quand tout à coup la duègne entre tout épouvantée et dit deux mots à l'oreille de sa maîtresse.
- Hein ! demandai-je, qu'y a-t-il ?
- Rien, répondit tranquillement ma belle convive ; c'est mon mari, que je croyais à Gondapour pour trois ou quatre jours encore, et qui nous arrive comme une bombe. Il n'en fait jamais d'autres, l'affreux métis.
- Ah ! ah ! fis-je. Et serait-il jaloux, par hasard, votre mari ?
- Comme un tigre.
- De sorte que s'il me trouvait ici...
- Il vous tuerait.
- C'est bon à savoir, dis-je en tirant mon poignard de ma poitrine et le posant sur la table ; on prendra ses précautions.
- Oh ! mais que faites-vous donc ? dit-elle.
- Dame ! vous le voyez, il y a un proverbe qui dit qu'il vaut mieux tuer le diable que le diable ne nous tue.
- Oh ! il ne faut tuer personne, dit-elle en riant et en me montrant dans ce ris des perles près desquelles celles que j'avais dans ma poche eussent paru noires.
- Comment cela ?
- Je me charge de tout.
- Oh ! très bien alors.
- Seulement, entrez dans ce cabinet ; il donne sur une terrasse ; ne perdez pas de vue ce qui se passera ici. Si mon mari fait un pas vers le cabinet, ce qui n'est pas probable, gagnez la terrasse et sautez du haut en bas... elle n'est élevée que de douze pieds.
- Bon !
- Allez ! je vais faire de mon mieux pour que le retour ne change rien à nos projets.
- Tant mieux !
- Soyez tranquille, allez, j'entends son pas dans l'escalier.
Je me jetai dans le cabinet. Elle, pendant ce temps jetait par une fenêtre ouverte l'assiette de porcelaine et le couvert d'argent qui pouvaient dénoncer ma présence ; puis, tirant de sa poitrine un petit sachet brodé d'argent, elle y prit un petit flacon contenant une liqueur verdâtre, et elle en versa quelques gouttes sur celles des pâtisseries qui formaient le sommet de la pyramide ; après quoi elle se leva et fit la moitié du chemin pour aller à la porte. En ce moment la porte s'ouvrit.
Celui qu'elle appelait un affreux métis était un magnifique Indien au teint couleur de bronze florentin, à la barbe rase et crépue.
Il portait un riche costume musulman, quoiqu'il fût chrétien, ou à peu prés.
- Ah ! monsieur, interrompit le père Olifus, je ne sais pas si vous avez étudié les femmes, mais, femmes terrestres ou femmes marines, je crois que plus elles sont jolies, plus ce sont de faux et hypocrites animaux. Celle-là, qui était belle comme un amour, sourit à son mari du même sourire dont elle m'avait souri à moi un instant auparavant. Mais, malgré ce sourire, le nouveau venu paraissait assez préoccupé. Il regarda d'abord autour de lui, puis il flaira comme l'ogre cherchant de la chair fraîche. Il me sembla que ses yeux se fixaient sur le cabinet. Il fit un pas de mon côté, j'en fis deux en arrière. Il toucha la clef de la porte, je me laissai glisser de la terrasse entre les branches d'un arbre touffu. Je vis comme une ombre noire se pencher au- dessus de ma tête ; je retins mon souffle, l'ombre disparut. Je respirai, et remontant doucement, ma tête se retrouva bientôt au niveau de la terrasse : elle était vide.
Alors la curiosité me prit de voir ce qui se passait dans la chambre que je venais de quitter. Je remontai sur la terrasse avec l'agilité et l'adresse d'un marin, et je m'avançai sur la pointe du pied, afin de voir, s'il était possible, au travers de la porte restée entrebâillée.
Nos deux époux étaient à table à côté l'un de l'autre, la femme tenant le mari amoureusement enlacé dans son bras, tandis que le mari mangeait à pleines dents les petits gâteaux sur lesquels sa femme avait jeté de l'eau verte.
Le mari me tournait le dos, la femme, relativement à moi, était de profil ; elle aperçut une portion de mon visage, sans doute à travers l'entrebâillement de la porte ; elle me fit du coin de l'oeil un signe qui voulait dire : « Vous allez voir ce qui va se passer ».
En effet, presque au même moment le mari se mit à lever son verre et à porter fanatiquement la santé de sa femme. La santé portée, il commença une petite chanson qui finit à grand orchestre d'assiettes et de bouteilles, sur lesquelles il frappait avec son couteau ; enfin il se leva et se mit à danser la danse des Bayadères, en se drapant avec sa serviette.
Alors la femme se leva de table, vint à la porte derrière laquelle je regardais, caché, cet étrange spectacle, ouvrit cette porte, et me dit tranquillement :
- Venez.
- Venez... venez... répondis-je, c'est charmant ! mais...
- Allons donc ! dit-elle en me tirant par la main ; quand je vous dis de venir !
Je fis un mouvement des épaules et je la suivis.
En effet, son mari, tout entier à la danse de caractère qu'il avait adoptée, continuait son ballet solitaire, en se donnant toutes sortes de grâces avec sa serviette.
Puis, comme la serviette était bien exigu pour les draperies dont ses poses gracieuses devaient être à demi voilées, il déroula son turban et entama la danse du châle.
Pendant ce temps, sa femme m'avait conduit sur le canapé où elle était couchée quand j'étais entré, et à chaque observation que je lui faisais, elle haussait les épaules.
Quand je vis cela, je ne lui en fis plus.
Au bout de trois quarts d'heure de danse, le mari, qui de son côté, paraissait s'être très bien amusé aussi, ronflait comme un tuyau d'orgue.
Je profitai de la circonstance pour demander une explication sur ces petites gouttes d'eau verte versées sur les pâtisseries, attendu que je me doutais bien que ce grand amour du mari pour la vocalisation et la chorégraphie venait de là.
Ces gouttes d'eau verte, c'était du troa.
- Très bien ! cher monsieur Olifus, répondis-je. Maintenant, expliquez-moi ce que c'est que du troa. Vous m'avez dit, comme un habile narrateur que vous êtes, que vous me rendriez ce service en temps et lieu ; je crois que le temps et le lieu sont venus.
- Monsieur, le troa est une herbe qui pousse abondamment dans l'Inde. On en tire le suc quand elle est encore verte, ou bien on en réduit la graine en poudre quand elle est mûre ; puis on mêle ce suc ou cette poudre aux aliments de la personne dont on veut se débarrasser momentanément. La personne, alors, s'absorbe en elle-même, chante, danse et s'endort, sans plus voir ce qui se passe autour d'elle, et, à son réveil, comme elle a complètement perdu la mémoire de ce qui s'est passé, on lui raconte la première bourde venue, et elle donne dedans.
Voila ce que c'est que le troa, chose très commode, comme vous voyez ; aussi assure-t-on que les femmes de Goa portent toujours sur elles du jus de troa dans un flacon, ou de la graine de troa dans un sachet.
A cinq heures du matin, ma belle Portugaise me pria de l'aider à mettre son époux dans son lit ; puis, comme le jour allait venir, nous prîmes congé l'un de l'autre, en promettant de nous revoir.
J'avais eu un instant l'idée de faire une cargaison de troa, et de l'envoyer en Europe avec un programme détaillé des vertus de cette marchandise ; mais on m'assura qu'elle se détériorait en passant la mer, ce qui me fit renoncer à ma spéculation, qui cependant, je le crois, n'aurait pas été mauvaise.
En attendant, ma spéculation sur les fruits prospérait ; mes dix esclaves me rapportaient, bon jour mauvais jour, six roupies de bénéfice net, c'est-à-dire de trente-six à quarante francs de notre monnaie, ce qui est un énorme revenu pour Goa, où tout est pour rien. Aussi mon ami le marchand d'épices laissa-t-il échapper devant moi quelques mots d'une alliance avec sa fille doa Inès, jeune personne charmante, élevée dévotement au couvent de l'Annonciation, et que j'avais déjà vue une fois ou deux chez lui.
Doa Inès était fort belle, doa Inès paraissait fort modeste. Je commençais à me fatiguer de ma Portugaise, qui peu à peu grappillait toutes mes perles. Puis, voyez-vous, j'étais né pour le mariage avant que les femmes ne m'en eussent dégoûté. Je donnai donc en plein dans les propositions de mon ami le marchand d'épices, et l'on fit sortir doa Inès du couvent, dans l'intention cette fois de nous faire trouver ensemble.
Doa Inès était toujours la belle et modeste jeune fille que j'avais vue et remarquée ; seulement elle avait les yeux rouges.
Je m'informai d'où venait cette rougeur, qui indiquait pas mal de larmes versées, mais on me dit que doa Inès était tellement innocente, que lorsqu'on lui avait parlé de quitter son couvent, elle avait fondu en eau.
Je m'informai auprès d'elle de cette douleur, et effectivement la charmante créature me dit qu'elle n'avait aucune aspiration vers le mariage, que c'était avec un vrai chagrin qu'elle quittait son couvent, dans lequel elle trouvait généralement tout ce qu'elle pouvait désirer.
Je me mis à sourire à cette charmante innocence, et comme je ne doutais pas que le mariage ne produisit sur elle le même effet que le voyage fait sur le voyageur, c'est-à-dire ne la séduisit par la nouveauté des aspects, je ne me préoccupai ni de ces regrets, ni de leur cause.
Mon mariage avec doa Inès fut donc décidé d'un commun accord entre mon ami le marchand d'épices, et moi : nous réglâmes les conditions de la dot, et trois semaines après, ayant rempli toutes les formalités préparatoires, nous fûmes unis en grande pompe à l'église cathédrale.
Je ne m'appesantirai pas sur les cérémonies du mariage, elles sont à peu près les mêmes qu'en France. Au reste doa Inès paraissait avoir complètement oublié son couvent. Elle était aussi gaie que la décence pouvait le permettre, et quand le moment de nous retirer fut venu, elle me demanda avec une pudeur charmante la permission de se retirer dans la chambre à coucher, ne me demandant qu'un quart d'heure de grâce pour avoir le temps de se déshabiller et de se mettre au lit.
Un quart d'heure, c'est long dans certains moments, allez ! mais enfin !
D'ailleurs, il y avait pour m'aider à prendre patience une petite collation si bien préparée, si proprement dressée dans des assiettes de Chine, il y avait une bouteille de muscato de San-Lucar qui brillait d'un si vif rayonnement dans sa prison de cristal, que je me mis philosophiquement à boire à la santé de ma belle épousée. Jamais je n'ai bu de pareil vin, monsieur, et je me connais en vin cependant.
Je me mis à manger quelques fruits. J'étais marchand de fruits, comme vous savez. Eh bien ! jamais je n'avais mangé de pareils fruits.
Le vin, c'était du nectar ; les fruits, c'était de l'ambroisie.
Et puis tout cela avait un petit goût excitant, un petit acide apéritif qui aurait fait que j'eusse bu et mangé toute la nuit, si, au premier verre de vin et à la première banane, je ne me fusse senti si joyeux et si content que je me mis à chanter une chanson de bord.
Monsieur, il faut vous dire que je ne chante jamais, ayant la voix si fausse que je me fais horreur à moi-même quand j'essaie de filer le plus petit son. Eh bien ! ce soir-là, monsieur, il me semblait que je chantais comme un rossignol, tout naturellement, et je prenais un si grand plaisir à entendre ma propre voix, que les jambes me démangeaient, que mes pieds battaient des flics-flacs et des pas de zéphir, que je sentais que je m'enlevais tout seul de terre, comme si, au lieu d'avoir bu un verre de muscat, j'avais bu un baril d'air inflammable. Bref, la tentation devint si forte que je me mis à danser en battant la mesure avec un couteau sur le fond de mon assiette, qui résonnait comme un tambour de basque ; et je me voyais danser dans une glace, et j'étais content de moi, et plus je me voyais, plus j'avais envie de me voir jusqu'à ce qu'à force de chanter, ma voix s'éteignit ; à force de danser, mes jambes se lassèrent ; et à force de me regarder, je ne vis plus que des flammes bleues et roses, et qu'à force de jubilation j'allai me coucher sur un grand canapé, me trouvant l'homme le plus heureux de la terre.
Je ne sais pas combien de temps je dormis, mais je me réveillai avec une charmante sensation de fraîcheur à la plante des pieds. Je tendis les bras, je sentis ma femme à côté de moi, je pensai que c'était à elle que je devais l'état de bien-être dans lequel je me trouvais, et, ma foi !... je lui en fus reconnaissant.
- Ah ! fit-elle avec un long soupir.
Monsieur, l'intonation de ce soupir me rappela tellement le soupir que j'avais déjà entendu à Négombo, la première nuit de mes noces avec la belle Nahi-Nava-Nahina, que j'en frissonnai des pieds à la tête.
- Hein ! m'écriai-je.
- Eh bien ! je fais ah ! dit-elle.
Monsieur, je devins à l'instant même froid comme une glace, mes dents claquaient, et, entre mes dents qui claquaient, je murmurai : « La Buchold ! la Buchold ! »
- Eh bien ! oui ! la Buchold, qui vient vous annoncer, mon cher petit mari, que vous êtes père d'un second fils beau comme les amours, qui va avoir demain six mois, et que j'ai appelé Thomas, en souvenir du jour ou je suis venue empêcher ton mariage avec la belle Nahi-Nava-Nahina. Il a été tenu sur les fonts de baptême par l'ingénieur des digues, l'honorable Van-Brock, qui m'a promis d'être un second père pour le cher enfant.
- En vérité, lui dis-je, ma chère femme la nouvelle est agréable, j'en conviens : mais puisque j'avais déjà attendu pour l'apprendre cinq ou six mois, j'eusse bien attendu encore cinq ou six jours au moins.
- Oui, je comprends, dit la Buchold ; au moins je n'eusse pas troublé vos noces avec la belle doa Inès.
- Eh bien ! justement, là ! puisqu'il faut vous le dire.
- Ingrat !
- Comment, ingrat ?
- Oui : quand, au contraire, j'ai fait diligence pour empêcher que tu ne fusses indignement trompé.
- Comment, indignement trompé ?
- Certainement, indignement trompé. Ta femme ne t'a-t-elle pas demandé un quart d'heure pour se mettre au lit ?
- Oui.
- En attendant que ce quart d'heure s'écoulât, n'as-tu pas bu un verre de muscato de San-Lucar, et mangé une banane !
- En effet, je crois me rappeler.
- Et à partir de ce moment-là, que te rappelles-tu ?
- Rien.
- Eh bien ! mon cher ami, dans ce vin, il y avait du jus de troa ; sur cette banane, il y avait de la poudre de troa.
- Ah ! sarpejeu !
- De sorte que, pendant que vous dormiez comme un ivrogne, que vous ronfliez comme un Cafre...
- Quoi ?
- Votre chaste épouse...
- Hein ? ma chaste épouse...
- Une personne fort dévote, qui, toutes les semaines, se confessait à un beau cordelier, du temps qu'elle était à son couvent.
- Eh bien ! eh bien !ma chaste épouse...
- Eh bien ! voulez-vous voir ce qu'elle faisait pendant ce temps-là ?
- Est-ce qu'elle se confessait, par hasard ? m'écriai-je.
- Justement, regardez.
Et elle me conduisit à une ouverture de la cloison qui me permettait de voir ce qui se passait dans la chambre à coucher.
Monsieur, ce que je vis était tellement humiliant pour un mari, surtout pendant une première nuit de noces, que je pris un bambou qui se trouvait là comme par miracle, que j'ouvris la porte, et que je tombai à coups de bambou sur le confesseur de doa Inès, lequel se sauva en criant comme les brûlés que j'avais vus le troisième jour de mon arrivée.
Quant à ma femme, je voulus lui faire des reproches sur sa conduite.
Mais avec le plus grand sang-froid.
- C'est bien, monsieur, dit-elle ; plaignez-vous à mon père, et moi je me plaindrai à l'inquisition.
- Et de quoi vous plaindrez-vous, madame la drôlesse, demandai-je.
- De ce que vous interrompez mes exercices religieux en frappant un saint homme qui, depuis trois ans, est connu pour mon confesseur. Allez, monsieur, vous êtes un hérétique ; et comme je ne veux pas vivre avec un hérétique, je retourne dans mon couvent.
Et sur ces mots, elle sortit fière comme une reine.
Quant à moi, à ce seul mot d'hérétique, voyez-vous, la peur m'avait pris ; je me voyais déjà revêtu d'une robe noire, peinte de flammes montantes ; je me sentais déjà attaché par les pieds, par le cou et par le milieu du corps, au poteau du champ de Saint-Lazare ; de sorte que je ne fis ni une ni deux, je pris mon ancien magot, j'y joignis deux ou trois mille livres que j'avais économisées dans mon commerce de fruits depuis mon arrivée à Goa, et me rappelant que j'avais dans la journée vu en rade un bâtiment en partance pour Java, je m'y fis conduire à l'instant même, abandonnant à qui voudrait, maison, jardin et meubles.
Par bonheur, le bâtiment attendait pour sortir une petite brise d'est, accompagnée du reflux. J'arrivai à bord avec la brise d'une main et la marée de l'autre. Je convins avec le capitaine de dix pagodes pour ma traversée, et j'eus la satisfaction au moment où les premiers rayons du jour blanchissaient les faîtes des églises de Goa, de sentir le vent et la marée qui m'entraînaient insensiblement en pleine mer.
La précaution n'était pas inutile : deux ans après, je fus brûlé en effigie au champ Saint-Lazare.

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1998-2010
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