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Chapitre X
Nahi-Nava-Nahina

Je ne m'étais pas trompé, continua le père Olifus après être passé du tafia au rhum. La pêche fut excellente ; pendant les six jours que je me livrai à cet exercice, je pêchai pour 7 000 francs de perles à peu près, et je ne vis ni requin, ni Buchold. La saison était finie ; je remerciai mon Chingulais en lui offrant mes services pour l'année suivante, et, ayant réalisé mon bénéfice, je me retirai à Négombo, charmant petit village encadré par des prairies et ombragé par des bois de cannelliers.
J'avais l'intention d'employer tout l'intervalle qui devait s'écouler entre les deux saisons de pêche, à un commerce soit de bois de cannelle, soit de châles, soit d'étoffes. Cela m'était chose facile, la population qui domine à Colombo, l'une des capitales de l'île, éloignée de Négombo de quelques lieues seulement, étant encore aujourd'hui la population hollandaise.
Je commençai par acheter une maison à Négombo ; ça n'est pas une grande dépense : pour trois cents francs, j'eus une des plus jolies du village. C'était une charmante case en tiges de bambous se liant par des attaches de fibres de cocotier, n'ayant qu'un étage et trois chambres ; mais, trois chambres, c'était tout autant qu'il en fallait pour moi. Moyennant cent cinquante francs, j'eus un des ménages les plus confortables de l'île. Il se composait d'un lit, de quatre nattes, d'un mortier à piler le riz, de six plats de terre et d'une râpe à noix de coco.
J'avais déjà arrêté le genre de commerce que je voulais faire : c'était d'acheter des étoffes d'Europe à Colombo et de faire des échanges avec les Bedaths.
Je vais vous dire ce que c'est que les Bedaths.
Les Bedaths c'est une race sauvage qui se cache dans les forêts, qui vit indépendante, qui n'a pas de roi, et qui se nourrit de sa chasse.Ces gaillards- là n'ont pas même besoin d'acheter des maisons, eux, attendu qu'ils n'ont ni villes ni villages, pas même une simple cabane. Leur lit est le pied d'un arbre entouré de branches épineuses ; si quelque éléphant, quelque lion, quelque tigre essaie de passer à travers la haie qu'ils ont faite, le bruit les réveille, ils grimpent sur leur arbre, et de là ils font la nique aux tigres, aux lions et aux éléphants. Quant aux serpents, que ce soient des cobra-di- capello, des caravilla, des tii-po-longa, ou des bodrou-pam, quatre gueusards de reptiles qui vous tuent un homme comme une mouche, ils s'en moquent comme de colin-tampon, attendu qu'ils ont des charmes contre leurs morsures ; il n'y a donc que le pembera, qui n'a pas de venin, c'est vrai, mais qui avale un homme comme nous avalons une huître, dont ils ont à s'inquiéter ; mais, vous comprenez, des insectes de vingt-cinq à trente pieds de long, ça n'est pas commun. Bref, ils n'ont donc pas de maison, et ils s'en passent.
Voici la façon dont on fait le commerce avec eux. Quand ils ont besoin de quelque objet manufacturé, comme fer ou étoffes, ils se rapprochent des villes ou des villages, déposent dans un endroit convenu de la cire, du miel ou de l'ivoire ; ils écrivent en mauvais portugais sur une feuille d'arbre ce qu'ils désirent en retour, et on le leur porte.
Je me mis donc en communication avec les Bedaths, et je fis des échanges pour de l'ivoire.
En attendant, je m'étais fait une société. Je fréquentais assez particulièrement un brave homme de Chingulais, joueur enragé aux dames, et qui faisait le commerce de cannelle. Dix fois, il s'était ruiné au jeu, et dix fois il avait refait sa fortune pour se ruiner encore. C'était l'homme qui se connaissait le mieux en épices de toute l'île peut-être et, à la simple vue d'un cannellier : « Bon, disait-il, voilà le vrai courouundu, c'est-à-dire, voilà ce qu'il y a de mieux. » Il faut vous dire qu'il y a à Ceylan dix sortes de cannelliers, et que les plus forts s'y trompent ; lui ne s'y trompait jamais. A quoi reconnaissait-il cela ? était-ce à la forme de la feuille, qui ressemble à celle de l'oranger ? était-ce au parfum de la fleur ? était-ce à son petit fruit jaune, gros comme une olive à peu près ? je n'en sais rien. Tant il y a qu'il vous mettait la main sur un cannellier, lui enlevait sa première écorce, fendait la seconde, la faisait sécher, vous la roulait dans de la toile de cocotier, mettait son nom sur le ballot, et tout était dit ; on ne demandait pas même à voir l'échantillon.
Aussitôt son argent en poche, il le faisait sonner, et qui voulait jouer aux dames avait son joueur tout trouvé.
Or, vous savez ou vous ne savez pas que les Chingulais sont enragés pour le jeu. Quand ils n'ont plus d'argent, ils jouent leurs meubles ; quand ils n'ont plus de meubles, ils jouent leurs maisons ; quand ils n'ont plus de maisons, ils jouent un doigt, deux doigts, trois doigts...
- Comment un doigt, deux doigts, trois doigts ? interrompis-je.
- Parfaitement ! le perdant pose son doigt sur une pierre ; le gagnant a une petite hache avec laquelle il lui coupe très habilement à la phalange convenue. Vous comprenez, on n'est pas obligé de jouer le doigt entier, on joue une phalange ; celui qui a perdu trempe son doigt dans l'huile bouillante, cela cautérise la plaie, et il continue de jouer. Mon voisin Vampounivo avait trois doigts de moins à la main gauche ; il s'était arrêté au pouce et à l'index, mais je ne réponds pas qu'à l'heure qu'il est, ils ne soient pas allés rejoindre les autres.
Entre lui et moi, vous comprenez, cela n'allait jamais jusque là, je respecte trop mon individu ; je jouais une perle ou une dent d'éléphant contre une partie de cannelle. Je perdais ou je gagnais ; bon ! c'était fini.
Un soir que nous étions en train de faire notre partie de dames, je vis tout à coup paraître sur le seuil une belle jeune femme qui entre et se jette au cou de Vampounivo.
C'était sa fille ; elle avait seize ans, et n'avait encore été mariée que cinq fois.
Il faut vous dire qu'à Ceylan on peut se quitter après s'être pris à l'essai ; la prise à l'essai varie depuis quinze jours jusqu'à trois mois. Or la belle Nahi- Nava-Nahina, c'était ainsi que se nommait la fille de Vampounivo, avait fait cinq essais, et, toujours mécontente de ses maris, était toujours revenue à la maison paternelle.
Je vis qu'ils avaient à parler d'affaires de famille, et discrètement je les quittai.
Le lendemain, Vampounivo vint me chercher. Sa fille lui avait demandé deux ou trois fois quel était cet Européen qui jouait aux dames avec lui quand elle était entrée, et il voulait me faire faire sa connaissance.
Je vous l'ai déjà dit, Nahi-Nava-Nahina était une femme superbe ; elle m'avait frappé à la première vue, je lui avais produit le même effet. Cette facilité qu'on a, à Ceylan de se prendre à l'essai et de se quitter si l'on ne se convient pas me séduisait sur toutes choses ; au bout de huit jours, nous étions d'accord, elle de faire un sixième essai, et moi d'en faire un second.
La cérémonie conjugale est chose prompte et facile à accomplir chez les Chingulais ; on discute la dot, un astrologue fixe le jour du mariage, les familles des deux conjoints se réunissent, on s'assied autour d'une table au milieu de laquelle s'élève une pyramide de riz posée sur des feuilles de cocotier. Chacun puise à pleines mains dans la pyramide. Après ce témoignage d'intimité, la fiancée s'approche du fiancé ; chacun d'eux a fait trois ou quatre boulettes de riz et de noix de coco. On échange ces boulettes qu'on avale comme des pilules. Le fiancé offre à la fiancée un morceau d'étoffe blanche, et tout est dit.
L'affaire fut bientôt terminée. Pour mon compte, je donnai à mon beau-père quatre défenses d'éléphant, il me donna un ballot de cannelle. Un astrologue fixa le jour de notre mariage. Le jour venu, nous mangeâmes le riz à pleines mains, après quoi j'avalai deux boulettes que la charmante Nahi-Nava- Nahina m'avait préparées. Je lui donnai une pièce d'étoffe blanche comme la neige, et nous fûmes mariés.
L'habitude de Ceylan est que les époux soient reconduits séparément dans la chambre conjugale ; la femme la première, le mari ensuite.Cette conduite se fait au bruit des sistres, des tambours et des tamtams, avec une partie de la population qui accompagne les mariés.
J'avais fait arranger de mon mieux la chambre nuptiale. A dix heures du soir, les jeunes filles vinrent prendre la belle Nahi-Nava-Nahina, qui s'achemina vers la maison en me lançant un dernier coup d'oeil.
Oh ! quel coup d'oeil !
Je mourais d'envie de la suivre ; mais il fallait donner le temps aux jeunes filles de conduire la mariée à son lit et de la coucher. Je restai donc encore une demi-heure à peu près chez le beau-père ; il me proposa une partie pour passer le temps. Ah ! oui, avec cela que j'étais en train de jouer !
Enfin mon tour vint. Je me mis en route d'un pas que mes compagnons avaient toutes les peines du monde à suivre. Sur le seuil je trouvai les jeunes filles qui dansaient, qui chantaient, qui faisaient le diable, enfin. Elles voulurent m'empêcher de passer. Ah ! bien oui ! j'aurais passé à travers un bataillon carré. Je montai à la chambre : toute lumière était éteinte : mais j'entendis une petite respiration, douce comme une brise, qui venait de l'alcôve. Je fermai la porte au verrou. Je me déshabillai ; je me couchai.
Je trouvai que les cinq premiers maris de Nahi-Nava-Nahina étaient des gaillards bien difficiles, quand tout à coup j'entendis une voix qui me fit courir un frisson dans tout le corps.
- Ah ! fit d'abord cette voix en modulant un soupir.
- Hein ! répondis-je en me soulevant sur les deux poings.
- Eh bien, oui ! c'est moi, dit la même voix.
- Comment, vous la Buchold ?
- Sans doute.
Juste en ce moment, monsieur, un rayon de lune passait par la fenêtre et nous éclairait comme un réflecteur.
- Mon ami, continua la Buchold, je viens vous dire que depuis deux mois, vous avez un fils que j'ai appelé Joachim, du nom du saint qui préside au jour où je suis accouchée.
- J'ai un fils depuis deux mois ! m'écriai-je. Mais comment cela se fait-il ? nous ne sommes mariés que depuis neuf.
- Vous savez, mon ami, qu'il y a des accouchements précoces, et que les médecins reconnaissent que les enfants qui naissent à sept mois naissent viables.
- Hum ! fis-je.
- Je lui ai choisi pour parrain, continuât-elle, le bourguemestre Van Clief, chez lequel vous savez que j'ai passé trois mois avant notre mariage.
- Ah ! fis-je.
- Oui, et qui a promis de l'élever.
- Ah ! ah !
- Que voulez-vous dire ?
- Rien ! C'est bon, va pour monsieur Joachim ! ce qui est fait est fait. Mais pourquoi diable vous mêlez-vous de ce qui se passe à Ceylan, quand je ne me mêle pas, moi, de ce qui se passe à Monnikendam ?
- Ingrat, dit-elle, voilà donc comme vous recevez les marques d'amour que l'on vous donne ! En avez-vous vu beaucoup de femmes qui fassent quatre mille lieues pour venir passer une nuit avec leur mari ?
- Ah ! vous ne venez donc que pour passer une seule nuit avec moi ? demandai-je un peu radouci.
- Hélas ! pas plus, répondit elle ; comment voulez-vous que j'abandonne ce pauvre innocent qui est là-bas ?
- C'est vrai.
- Qui n'a que moi.
- Vous avez raison.
- Et voilà comme vous me recevez, ingrat !
- Mais il me semble que je ne vous ai pas trop mal reçue.
- Oui, parce que vous me preniez pour une autre.
Je me grattai la tête. Cette autre, qu'était-elle devenue ? Cela m'inquiétait un peu ; mais, pour le moment, ce qui m'inquiétait le plus, je l'avoue, c'était la Buchold.
Je pensai que ce qu'il y avait de mieux à faire, puisqu'elle ne parlait pas du coup de chenet, c'était de n'en point parler ; que puisqu'elle ne soufflait pas le mot de la noix de muscade, c'était de garder le silence sur ce fait, enfin, puisqu'elle promettait de partir au jour, c'était d'être le plus aimable que je pourrais pour elle, tant qu'il ferait nuit.
Cette résolution prise, il n'y eut plus de discussion entre nous.
Vers trois heures du matin je m'endormis.
En m'éveillant, je regardai autour de moi, j'étais seul.
Seulement on faisait un grand bruit à la porte.
C'était le père de la belle Nahi-Nava-Nahina, qui venait, avec tous ses parents me faire des compliment sur ma nuit de noces.
Vous comprenez qu'avant d'ouvrir, mon premier soin fut de m'inquiéter de ce qu'était devenue la belle Nahi-Nava-Nahina. Je n'étais pas trop rassuré sur le compte de la pauvre femme, connaissant la Buchold comme je la connaissais.
J'appelai tout bas, n'osant pas appeler tout haut : « Nahi-Nava-Nahina ! ! ! Belle Nahi-Nava-Nahina ! ! ! charmante Nahi-Nava-Nahina ! ! ! » et il me sembla qu'un soupir me répondait.
Ce soupir venait d'un petit cabinet qui donnait dans la chambre à coucher.
J'ouvris le petit cabinet, et je trouvai la pauvre Nahi-Nava-Nahina pieds et poings liés, un bâillon dans la bouche, et proprement couchée sur une natte.
Je me précipitai vers elle, je la déliai, je la débâillonnai, je voulus lui expliquer la chose ; mais vous le comprenez bien, je trouvai une femme furieuse. Elle n'avait pas entendu ce que nous avions dit, la Buchold et moi, parce que nous avions parlé hollandais, mais elle avait compris tout de même.
J'eus beau faire, il n'y eut pas moyen de l'apaiser. Elle déclara à sa famille qu'elle était encore plus mécontente de son sixième essai que des cinq autres ; que les maris européens avaient vis-à-vis de leurs femmes de plus mauvaises façons que les maris chingulais, et qu'elle voulait quitter une maison où on lui faisait passer la première nuit de ses noces, liée, garrottée, bâillonnée, couchée sur une natte, tandis que son mari, à côté... Enfin... n'importe.
Tant il y a qu'elle ameuta contre moi père, frères, neveux, cousins, arrière- petits-cousins, et que voyant l'impossibilité qu'il y avait pour moi à rester à Négombo après une pareille aventure, je pris le parti de renvoyer au père son ballot de cannelle, tout en lui laissant mes quatre dents d'éléphant, et d'aller chercher fortune dans une autre partie de l'Inde.
Je me hâtai donc de réaliser tout mon petit avoir, qui se montait à dix ou douze mille livres, et, ayant trouvé un bâtiment qui faisait voile pour Goa, je m'y embarquai huit jours après mon second mariage, second mariage qui comme vous le voyez, avait si singulièrement tourné.
Le père Olifus poussa un soupir, qui prouvait le profond souvenir que la belle Nahi-Nava-Nahina avait laissé dans son esprit ; et, ayant avalé un verre de rhum, il continua.

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