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Chapitre IX
Le Jugement de Pâris

Hoffmann était l'homme des transitions brusques. Après la place de la Révolution et le peuple tumultueux groupé autour d'un échafaud, le ciel sombre et le sang, il lui fallait l'éclat des lustres, la foule joyeuse, les fleurs, la vie enfin. Il n'était pas bien sûr que le spectacle auquel il avait assisté s'effacerait de sa pensée par ce moyen, mais il voulait au moins donner une distraction à ses yeux, et se prouver qu'il y avait encore dans le monde des gens qui vivaient et qui riaient.
Il s'achemina donc vers l'Opéra ; mais il y arriva sans savoir comment il y était arrivé. Sa détermination avait marché devant lui, et il l'avait suivie comme un aveugle suit son chien, tandis que son esprit voyageait dans un chemin opposé, à travers des impressions toutes contraires.
Comme sur la place de la Révolution, il y avait foule sur le boulevard où se trouvait, à cette époque, le théâtre de l'Opéra, là où est aujourd'hui le théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Hoffmann s'arrêta devant cette foule et regarda l'affiche.
On jouait le Jugement de Pâris, ballet-pantomime en trois actes, de monsieur Gardel jeune, fils du maître de danse de Marie-Antoinette, et qui devint plus tard maître des ballets de l'empereur.
- Le Jugement de Pâris, murmura le poète en regardant fixement l'affiche comme pour se graver dans l'esprit, à l'aide des yeux et de l'ouïe, la signification de ces trois mots, le Jugement de Pâris !
Et il avait beau répéter les syllabes qui composaient le titre du ballet, elles lui paraissaient vides de sens, tant sa pensée avait de peine à rejeter les souvenirs terribles dont elle était pleine, pour donner place à l'oeuvre empruntée par monsieur Gardel jeune à l'Illiade d'Homère.
Quelle étrange époque que cette époque, où, dans une même journée, on pouvait voir condamner le matin, voir exécuter à quatre heures, voir danser le soir, et ou l'on courait la chance d'être arrêté soi-même en revenant de toutes ces émotions !
Hoffmann comprit que, si un autre que lui ne lui disait pas ce qu'on jouait, il ne parviendrait pas à le savoir, et que peut-être il deviendrait fou devant cette affiche.
Il s'approcha donc d'un gros monsieur qui faisait queue avec sa femme, car de tout temps les gros hommes ont eu la manie de faire queue avec leurs femmes, et il lui dit :
- Monsieur, que joue-t-on ce soir ?
- Vous le voyez bien sur l'affiche, monsieur, répondit le gros homme ; on joue le Jugement de Pâris.
- Le jugement de Pâris... répéta Hoffmann. Ah ! oui, le jugement de Pâris, je sais ce que c'est.
Le gros monsieur regarda cet étrange questionneur, et leva les épaules avec l'air du plus profond mépris pour ce jeune homme qui, dans ce temps tout mythologique, avait pu oublier un instant ce que c'était que le jugement de Pâris.
- Voulez-vous l'explication du ballet, citoyen ? dit un marchand de livrets en s'approchant d'Hoffmann..
- Oui, donnez !
C'était pour notre héros une preuve de plus qu'il allait au spectacle, et il en avait besoin.
Il ouvrit le livret et jeta les yeux dessus.
Ce livret était coquettement imprimé sur beau papier blanc, et enrichi d'un avant-propos de l'auteur.
- Quelle chose merveilleuse que l'homme ! pensa Hoffmann en regardant les quelques lignes de cet avant-propos, lignes qu'il n'avait pas encore lues, mais qu'il allait lire, et comme, tout en faisant partie de la masse commune des hommes, il marche seul, égoïste et indifférent dans le chemin de ses intérêts et de ses ambitions ! Ainsi voici un homme, monsieur Gardel jeune, qui a fait représenter ce ballet le 5 mars 1793, c'est-à-dire six semaines après la mort du roi, c'est-à-dire six semaines après un des plus grands événements du monde ; eh bien ! le jour où ce ballet a été représenté, il a eu des émotions particulières dans les émotions générales ; le coeur lui a battu quand on a applaudi ; et si, en ce moment, on était venu lui parler de cet événement qui ébranlait encore le monde, et qu'on lui eût nommé le roi Louis XVI, il se fût écrié : Louis XVI, de qui voulez-vous parler ? Puis, comme si, à partir du jour où il avait livré son ballet au public, la terre entière n'eût plus dû être préoccupée que de cet événement chorégraphique, il a fait un avant-propos à l'explication de sa pantomime. Eh bien ! lisons-le, son avant-propos, et voyons si, en cachant la date du jour où il a été écrit, j'y retrouverai la trace des choses au milieu desquelles il venait au jour.
Hoffmann s'accouda à la balustrade du théâtre, et voici ce qu'il lut :

« J'ai toujours remarqué dans les ballets d'action que les effets de décorations et les divertissements variés et agréables étaient ce qui attirait le plus la foule et les vifs applaudissements. »

- Il faut avouer que voilà un homme qui a fait là une remarque curieuse, pensa Hoffmann, sans pouvoir s'empêcher de sourire à la lecture de cette première naïveté. Comment ! il a remarqué que ce qui attire dans les ballets, ce sont les effets de décorations et les divertissements variés et agréables. Comme cela est poli pour messieurs Haydn, Pleyel et Méhul, qui ont fait la musique du Jugement de Pâris ! Continuons.

« D'après cette remarque, j'ai cherché un sujet qui pût se plier à faire valoir les grands talents que l'Opéra de Paris seul possède en danse, et qui me permît d'étendre les idées que le hasard pourrait m'offrir. L'histoire poétique est le terrain inépuisable que le maître de ballet doit cultiver ; ce terrain n'est pas sans épines ; mais il faut savoir les écarter pour cueillir la rose. »

- Ah ! par exemple ! voilà une phrase à mettre dans un cadre d'or ! s'écria Hoffmann. Il n'y a qu'en France qu'on écrive de ces choses-là.
Et il se mit à regarder le livret, s'apprêtant à continuer cette intéressante lecture qui commençait à l'égayer ; mais son esprit, détourné de sa véritable préoccupation, y revenait peu à peu ; les caractères se brouillèrent sous les yeux du rêveur, il laissa tomber la main qui tenait le Jugement de Pâris, il fixa les yeux sur la terre, et murmura :
- Pauvre femme !
C'était l'ombre de madame Du Barry qui passait encore une fois dans le souvenir du jeune homme.
Alors il secoua la tête comme pour en chasser violemment les sombres réalités, et, mettant dans sa poche le livret de monsieur Gardel jeune, il prit une place et entra dans le théâtre.
La salle était comble et ruisselante de fleurs, de pierreries, de soie et d'épaules nues. Un immense bourdonnement, bourdonnement de femmes parfumées, de propos frivoles, semblable au bruit que feraient un millier de mouches volant dans une boîte de papier, et plein de ces mots qui laissent dans l'esprit la même trace que les ailes des papillons aux doigts des enfants qui les prennent et qui, deux minutes après, ne sachant plus qu'en faire, lèvent les mains en l'air et leur rendent la liberté.
Hoffmann prit une place à l'orchestre, et, dominé par l'atmosphère ardente de la salle, il parvint à croire un instant qu'il y était depuis le matin, et que ce sombre décès que regardait sans cesse sa pensée était un cauchemar et non pas une réalité. Alors sa mémoire, qui, comme la mémoire de tous les hommes, avait deux verres réflecteurs, l'un dans le coeur, l'autre dans l'esprit, se tourna insensiblement, et par la gradation naturelle des impressions joyeuses, vers cette douce jeune fille qu'il avait laissée là-bas et dont il sentait le médaillon battre, comme un autre coeur, contre les battements du sien. Il regarda toutes les femmes qui l'entouraient, toutes ces blanches épaules, tous ces cheveux blonds et bruns, tous ces bras souples, toutes ces mains jouant avec les branches d'un éventail ou rajustant coquettement les fleurs d'une coiffure, et il se sourit à lui-même en prononçant le nom d'Antonia, comme si ce nom eût suffi pour faire disparaître toute comparaison entre celle qui le portait et les femmes qui se trouvaient là, et pour le transporter dans un monde de souvenirs mille fois plus charmants que toutes ces réalités, si belles qu'elles fussent. Puis, comme si ce n'eût point été assez, comme s'il eût eu à craindre que le portrait, qu'à travers la distance lui retraçait sa pensée, ne s'effaçât dans l'idéal par où il lui apparaissait, Hoffmann glissa doucement la main dans sa poitrine, y saisit le médaillon comme une fille craintive saisit un oiseau dans un nid, et, après s'être assuré que nul ne pouvait le voir, et ternir d'un regard la douce image qu'il prenait dans sa main, il amena doucement le portrait de la jeune fille, le monta à la hauteur de ses yeux, l'adora un instant du regard, puis, après l'avoir posé pieusement sur ses lèvres, il le cacha de nouveau tout près de son coeur, sans que personne pût deviner la joie que venait d'avoir, en faisant le mouvement d'un homme qui met la main dans son gilet, ce jeune spectateur aux cheveux noirs et au teint pâle.
En ce moment on donnait le signal, et les premières notes de l'ouverture commencèrent à courir gaiement dans l'orchestre, comme des pinsons querelleurs dans un bosquet.
Hoffmann s'assit, et tâchant de redevenir un homme comme tout le monde, c'est-à-dire un spectateur attentif, il ouvrit ses deux oreilles à la musique.
Mais, au bout de cinq minutes, il n'écoutait plus et ne voulait plus entendre : ce n'était pas avec cette musique là qu'on fixait l'attention d'Hoffmann, d'autant plus qu'il l'entendait deux fois, vu qu'un voisin, habitué sans doute de l'Opéra, et admirateur de messieurs Haydn, Pleyel et Méhul, accompagnait d'une petite voix en demi-ton de fausset, et avec une exactitude parfaite, les différentes mélodies de ces messieurs. Le dilettante joignait à cet accompagnement de la bouche un autre accompagnement des doigts en frappant en mesure avec une charmante dextérité, ses ongles longs et effilés sur la tabatière qu'il tenait dans sa main gauche.
Hoffmann, avec cette habitude de curiosité qui est naturellement la première qualité de tous les observateurs, se mit à examiner ce personnage qui se faisait un orchestre particulier greffé sur l'orchestre général.
En vérité, le personnage méritait l'examen.
Figurez-vous un petit homme portant habit, gilet et culotte noirs, chemise et cravate blanches, mais d'un blanc plus que blanc, presque aussi fatigant pour les yeux que le reflet argenté de la neige. Mettez sur la moitié des mains de ce petit homme, mains maigres, transparentes comme la cire et se détachant sur la culotte noire comme si elles eussent été intérieurement éclairées, mettez des manchettes de fine batiste plissées avec le plus grand soin, et souples comme des feuilles de lis, et vous aurez l'ensemble du corps. Regardez la tête, maintenant, et regardez-la comme faisait Hoffmann, c'est- à-dire avec une curiosité mêlée d'étonnement. Figurez-vous un visage de forme ovale, au front poli comme l'ivoire, aux cheveux rares et fauves ayant poussé de distance en distance comme des touffes de buisson dans une plaine. Supprimez les sourcils, et, au-dessous de la place où ils devraient être, faites deux trous, dans lesquels vous mettrez un oeil froid comme du verre, presque toujours fixe, et qu'on croirait d'autant plus volontiers inanimé qu'on chercherait vainement en eux le point lumineux que Dieu a mis dans l'oeil comme une étincelle du foyer de la vie. Ces yeux sont bleus comme le saphir, sans douceur, sans dureté. Ils voient, cela est certain, mais ils ne regardent pas. Un nez sec, mince, long et pointu, une bouche petite, aux lèvres entrouvertes sur des dents non pas blanches, mais de la même couleur cireuse que la peau, comme si elles eussent reçu une légère infiltration de sang pâle et s'en fussent colorées, un menton pointu, rasé avec le plus grand soin, des pommettes saillantes, des joues creusées chacune par une cavité à y mettre une noix ; tels étaient les traits caractéristiques du spectateur voisin d'Hoffmann.
Cet homme pouvait aussi bien avoir cinquante ou trente ans. Il en eût eu quatre-vingts que la chose n'eût pas été extraordinaire ; il n'en eut eu que douze que ce n'eut pas été bien invraisemblable. Il semblait qu'il eût dû venir au monde tel qu'il était. Il n'avait sans doute jamais été plus jeune, et il était possible qu'il parût plus vieux.
Il était probable qu'en touchant sa peau on eût éprouvé la même sensation de froid qu'en touchant la peau d'un serpent ou d'un mort.
Mais par exemple, il aimait bien la musique.
De temps à autre sa bouche s'écartait un peu plus sous une pression de volupté mélophile, et trois petits plis, identiquement les mêmes de chaque côté, décrivaient un demi-cercle à l'extrémité de ses lèvres, et y restaient imprimés pendant cinq minutes, puis ils s'effaçaient graduellement comme les ronds que fait une pierre qui tombe dans l'eau et qui vont s'élargissant toujours jusqu'à ce qu'ils se confondent tout à fait avec la surface.
Hoffmann ne se lassait pas de regarder cet homme, qui se sentait examiné, mais qui n'en bougeait pas plus pour cela. Cette immobilité était telle, que notre poète, qui avait déjà, à cette époque, le germe de l'imagination qui devait enfanter Coppélius, appuya ses deux mains sur le dossier de la stalle qui était devant lui, pencha son corps en avant et, tournant la tête à droite, essaya de voir de face celui qu'il n'avait encore vu que de profil.
Le petit homme regarda Hoffmann sans étonnement, lui sourit, lui fit un petit salut amical, et continua de fixer les yeux sur le même point, point invisible pour tout autre que pour lui, et d'accompagner l'orchestre.
- C'est étrange ! fit Hoffmann en se rasseyant, j'aurais parié qu'il ne vivait pas.
Et comme si, quoiqu'il eût vu remuer la tête de son voisin, le jeune homme n'eût pas été bien convaincu que le reste du corps était animé, il jeta de nouveau les yeux sur les mains de ce personnage. Une chose le frappa alors, c'est que sur la tabatière avec laquelle jouaient ces mains, tabatière d'ébène, brillait une petite tête de mort en diamants.
Tout, ce jour-là, devait prendre des teintes fantastiques aux yeux d'Hoffmann : mais il était résolu à en venir à ses fins, et, se penchant en bas comme il s'était penché en avant, il colla ses yeux sur cette tabatière au point que ses lèvres touchaient presque les mains de celui qui la tenait.
L'homme ainsi examiné, voyant que sa tabatière était d'un si grand intérêt pour son voisin, la lui passa silencieusement, afin qu'il pût la regarder tout à son aise.
Hoffmann la prit, la tourna et la retourna vingt fois, puis il l'ouvrit. Il y avait du tabac dedans !

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