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Chapitre VI
Le serment

Peut-être le lecteur se demandera-t-il, ou plutôt nous demandera-t-il, comment la mère d'Antonia étant morte en chantant, maître Gottlieb Murr permettait que sa fille, c'est-à-dire que cette âme de son âme courût le risque d'un danger semblable à celui auquel avait succombé la mère.
Et d'abord, quand il avait entendu Antonia essayer son premier chant, le pauvre père avait tremblé comme la feuille près de laquelle chante un oiseau. Mais c'était un véritable oiseau qu'Antonia, et le vieux musicien s'aperçut bientôt que le chant était sa langue naturelle. Aussi Dieu, en lui donnant une voix si étendue qu'elle n'avait peut-être pas son égale au monde, avait-il indiqué que sous ce rapport maître Gottlieb n'avait du moins rien à craindre ; en effet, quand à ce don naturel du chant s'était jointe l'étude de la musique, quand les difficultés les plus exagérées du solfège avaient été mises sous les yeux de la jeune fille et vaincues aussitôt avec une merveilleuse facilité sans grimace, sans efforts, sans une seule corde au cou, sans un seul clignotement d'yeux, il avait compris la perfection de l'instrument, et, comme Antonia, en chantant les morceaux notés pour les voix les plus hautes, restait toujours en deçà de ce qu'elle pouvait faire, il s'était convaincu qu'il n'y avait aucun danger à laisser aller le doux rossignol au penchant de sa mélodieuse vocation.
Seulement maître Gottlieb avait oublié que la corde de la musique n'est pas la seule qui résonne dans le coeur des jeunes filles, et qu'il y a une autre corde bien autrement frêle, bien autrement vibrante, bien autrement mortelle : celle de l'amour !
Celle-là s'était éveillée chez la pauvre enfant au son de l'archet d'Hoffmann ; inclinée sur sa broderie dans la chambre à côté de celle où se tenaient le jeune homme et le vieillard, elle avait relevé la tête au premier frémissement qui avait passé dans l'air. Elle avait écouté ; puis peu à peu une sensation étrange avait pénétré dans son âme, avait couru en frissons inconnus dans ses veines. Elle s'était alors soulevée lentement, appuyant une main à sa chaise. tandis que l'autre laissait échapper la broderie de ses doigts entrouverts. Elle était restée un instant immobile ; puis, lentement, elle s'était avancée vers la porte, et, comme nous l'avons dit, ombre évoquée de la vie matérielle, elle était apparue, poétique vision, à la porte du cabinet de maître Gottlieb Murr.
Nous avons vu comment la musique avait fondu à son ardent creuset ces trois âmes en une seule, et comment, à la fin du concert, Hoffmann était devenu commensal de la maison.
C'était l'heure où le vieux Gottlieb avait l'habitude de se mettre à table. Il invita Hoffmann à dîner avec lui, invitation qu'Hoffmann accepta avec la même cordialité qu'elle était faite.
Alors, pour quelques instants la belle et poétique vierge des cantiques divins se transforma en une bonne ménagère, Antonia versa le thé comme Clarisse Harlowe, fit des tartines de beurre comme Charlotte, et finit par se mettre elle-même à table et par manger comme une simple mortelle.
Les Allemands n'entendent pas la poésie comme nous. Dans nos données de monde maniéré, la femme qui mange et qui boit se dépoétise. Si une jeune et jolie femme se met à table, c'est pour présider le repas : si elle a un verre devant elle, c'est pour y fourrer ses gants, si toutefois elle ne conserve pas ses gants ; si elle a une assiette, c'est pour y égrainer, à la fin du repas, une grappe de raisin, dont l'immatérielle créature consent parfois à sucer les grains les plus dorés, comme fait une abeille d'une fleur.
On comprend d'après la façon dont Hoffmann avait été reçu chez maître Gottlieb, qu'il y revint le lendemain, le surlendemain et les jours suivants. Quant à maître Gottlieb, cette fréquence de visites d'Hoffmann ne paraissait aucunement l'inquiéter : Antonia était trop pure, trop chaste, trop confiante dans son père, pour que le soupçon vînt au vieillard que sa fille pût commettre une faute. Sa fille, c'était sainte Cécile, c'était la vierge Marie, c'était un ange des cieux ; l'essence divine l'emportait tellement en elle sur la matière terrestre, que le vieillard n'avait jamais jugé à propos de lui dire qu'il y avait plus de danger dans le contact de deux corps que dans l'union de deux âmes.
Hoffmann était donc heureux, c'est-à-dire aussi heureux qu'il est donné à une créature mortelle de l'être. Le soleil de la joie n'éclaire jamais entièrement le coeur de l'homme ; il y a toujours, sur certains points de ce coeur, une tache sombre qui rappelle à l'homme que le bonheur complet n'existe pas en ce monde, mais seulement au ciel.
Mais Hoffmann avait un avantage sur le commun de l'espèce. Souvent l'homme ne peut pas expliquer la cause de cette douleur qui passe au milieu de son bien-être, de cette ombre qui se projette, obscure et noire, sur sa rayonnante félicité.
Hoffmann, lui, savait ce qui le rendait malheureux.
C'était cette promesse faite à ­acharias Werner d'aller le rejoindre à Paris ; c'était ce désir étrange de visiter la France, qui s'effaçait dès qu'Hoffmann se trouvait en présence d'Antonia, mais qui reprenait tout le dessus aussitôt qu'Hoffmann se retrouvait seul ; il y avait même plus : c'est qu'au fur et à mesure que le temps s'écoulait et que les lettres de ­acharias, réclamant la parole de son ami étaient plus pressantes, Hoffmann s'attristait davantage.
En effet, la présence de la jeune fille n'était plus suffisante à chasser le fantôme qui poursuivait maintenant Hoffmann jusqu'aux côtés d'Antonia. Souvent, près d'Antonia, Hoffmann tombait dans une rêverie profonde. A quoi rêvait-il ? à ­acharias Werner, dont il lui semblait entendre la voix. Souvent son oeil, distrait d'abord, finissait par se fixer sur un point de l'horizon. Que voyait cet oeil, ou plutôt que croyait-il voir ? La route de Paris, puis à un des tournants de cette route, ­acharias marchant devant lui et faisant signe de le suivre.
Peu à peu, le fantôme qui était apparu à Hoffmann à des intervalles rares et inégaux revint avec plus de régularité et finit par le poursuivre d'une obsession continuelle.
Hoffmann aimait Antonia de plus en plus. Hoffmann sentait qu'Antonia était nécessaire à sa vie, que c'était le bonheur de son avenir ; mais Hoffmann sentait aussi qu'avant de se lancer dans ce bonheur, et pour que ce bonheur fût durable, il lui fallait accomplir le pèlerinage projeté, ou, sans cela, le désir renfermé dans son coeur, si étrange qu'il fût, le rongerait.
Un jour qu'assis près d'Antonia, pendant que maître Gottlieb notait dans son cabinet le Stabat de Pergolèse, qu'il voulait exécuter à la société philharmonique de Francfort, Hoffmann était tombé dans une de ses rêveries ordinaires, Antonia, après l'avoir regardé longtemps, lui prit les deux mains.
- Il faut y aller, mon ami, dit-elle.
Hoffmann la regarda avec étonnement.
- Y aller ? répéta-t-il, et où cela ?
- En France, à Paris.
- Et qui vous a dit, Antonia, cette secrète pensée de mon coeur, que je n'ose m'avouer à moi-même ?
- Je pourrais m'attribuer près de vous le pouvoir d'une fée, Théodore, et vous dire : j'ai lu dans votre pensée, j'ai lu dans vos yeux, j'ai lu dans votre coeur ; mais je mentirais. Non, je me suis souvenue, voilà tout.
- Et de quoi vous êtes-vous souvenue, ma bien-aimée Antonia ?
- Je me suis souvenue que, la veille du jour où vous êtes venu chez mon père, ­acharias Werner y était venu et nous avait raconté votre projet de voyage, votre désir ardent de voir Paris ; désir nourri depuis près d'un an, et tout prêt à s'accomplir. Depuis, vous m'avez dit ce qui vous avait empêché de partir. Vous m'avez dit comment, en me voyant pour la première fois, vous avez été pris de ce sentiment irrésistible dont j'ai été prise moi-même en vous écoutant, et maintenant il vous reste à me dire ceci : que vous m'aimez toujours autant.
Hoffmann fit un mouvement.
- Ne vous donnez pas la peine de me le dire, je le sais, continua Antonia, mais il y a quelque chose de plus puissant que cet amour, c'est le désir d'aller en France, de rejoindre ­acharias, de voir Paris enfin.
- Antonia ! s'écria Hoffmann, tout est vrai dans ce que vous venez de dire, hors un point : c'est qu'il y avait quelque chose au monde de plus fort que mon amour ! Non, je vous le jure, Antonia, ce désir-là, désir étrange auquel je ne comprends rien, je l'eusse enseveli dans mon coeur si vous ne l'en aviez tiré vous-même. Vous ne vous trompez donc pas, Antonia ! Oui, il y a une voix qui m'appelle à Paris, une voix plus forte que ma volonté, et cependant, je vous le répète, à laquelle je n'eusse pas obéi ; cette voix est celle de la destinée !
- Soit, accomplissons notre destinée, mon ami. Vous partirez demain. Combien voulez-vous de temps ?
- Un mois, Antonia ; dans un mois, je serai de retour.
- Un mois ne vous suffira pas, Théodore : en un mois vous n'aurez rien vu ; je vous en donne deux : je vous en donne trois ; je vous donne le temps que vous voudrez, enfin ; mais j'exige une chose, ou plutôt deux choses de vous.
- Lesquelles, chère Antonia, lesquelles ? dites vite.
- Demain, c'est dimanche ; demain, c'est jour de messe ; regardez par votre fenêtre comme vous avez regardé le jour du départ de ­acharias Werner, et, comme ce jour-là, mon ami, seulement plus triste, vous me verrez monter les degrés de l'église ; alors venez me rejoindre à ma place accoutumée, alors asseyez-vous près de moi, et, au moment où le prêtre consacrera le sang de Notre-Seigneur, vous me ferez deux serments, celui de me demeurer fidèle, celui de ne plus jouer.
- Oh ! tout ce que vous voudrez, à l'instant même, chère Antonia ! je vous jure...
- Silence, Théodore, vous jurerez demain.
- Antonia, Antonia, vous êtes un ange !
- Au moment de nous séparer, Théodore, n'avez-vous pas quelque chose à dire à mon père ?
- Oui, vous avez raison. Mais, en vérité, je vous avoue, Antonia, que j'hésite, que je tremble. Mon Dieu ! que suis-je donc pour oser espérer ?...
- Vous êtes l'homme que j'aime, Théodore. Allez trouver mon père, allez.
Et, faisant à Hoffmann un signe de la main, elle ouvrit la porte d'une petite chambre transformée par elle en oratoire.
Hoffmann la suivit des yeux jusqu'à ce que la porte fût refermée, et, à travers la porte, il lui envoya, avec tous les baisers de sa bouche, tous les élans de son coeur.
Puis il entra dans le cabinet de maître Gottlieb.
Maître Gottlieb était si bien habitué au pas d'Hoffmann qu'il ne souleva même pas les yeux de dessus le pupitre où il copiait le Stabat. Le jeune homme entra et se tint debout derrière lui.
Au bout d'un instant, maître Gottlieb n'entendant plus rien, même la respiration du jeune homme, maître Gottlieb se retourna.
- Ah ! c'est toi, garçon, dit-il en renversant sa tête en arrière pour arriver à regarder Hoffmann à travers ses lunettes. Que viens-tu me dire ?
Hoffmann ouvrit la bouche, mais il la referma sans avoir articulé un son.
- Es-tu devenu muet ? demanda le vieillard ; peste ! ce serait malheureux ; un gaillard qui en découd comme toi lorsque tu t'y mets ne peut pas perdre la parole comme cela, à moins que ce ne soit par punition d'en avoir abusé !
- Non, maître Gottlieb, non, je n'ai point perdu la parole, Dieu merci ! Seulement, ce que j'ai à vous dire...
- Eh bien ?
- Eh bien !... me semble chose difficile.
- Bah ! est-ce donc chose bien difficile que de dire : maître Gottlieb, j'aime votre fille ?
- Vous savez cela, maître Gottlieb !
- Ah çà ! mais je serais bien fou, ou plutôt bien sot, si je ne m'en étais pas aperçu, de ton amour.
- Et cependant, vous avez permis que je continuasse de l'aimer.
- Pourquoi pas ? puisqu'elle t'aime.
- Mais, maître Gottlieb, vous savez que je n'ai aucune fortune.
- Bah ! les oiseaux du ciel ont-ils une fortune ? Ils chantent, ils s'accouplent, ils bâtissent un nid, et Dieu les nourrit. Nous autres artistes, nous ressemblons fort aux oiseaux ; nous chantons et Dieu vient à notre aide. Quand le chant ne suffira pas, tu te feras peintre ; quand la peinture sera insuffisante, tu te feras musicien. Je n'étais pas plus riche que toi quand j'ai épousé ma pauvre Térésa ; eh bien ! ni le pain, ni l'abri ne nous ont jamais fait faute. J'ai toujours eu besoin d'argent, et je n'en ai jamais manqué. Es-tu riche d'amour ? voila tout ce que je te demande, mérites-tu le trésor que tu convoites ? voilà tout ce que je désire savoir. Aimes-tu Antonia plus que ta vie, plus que ton âme ? alors je suis tranquille, Antonia ne manquera jamais de rien. Ne l'aimes-tu point ? c'est autre chose ; eusses-tu cent mille livres de rentes, elle manquera toujours de tout.
Hoffmann était près de s'agenouiller devant cette adorable philosophie de l'artiste. Il s'inclina sur la main du vieillard, qui l'attira à lui et le pressa contre son coeur.
- Allons, allons, lui dit-il, c'est convenu ; fais ton voyage, puisque la rage d'entendre cette horrible musique de monsieur Méhul et de monsieur Dalayrac te tourmente ; c'est une maladie de jeunesse qui sera vite guérie. Je suis tranquille ; fais ce voyage, mon ami, et reviens ici, tu y retrouveras Mozart, Beethoven, Cimarosa, Pergolèse, Pasiello, le Porpora, et, de plus, maître Gottlieb et sa fille, c'est-à-dire un père et une femme. Va, mon enfant, va.
Et maître Gottlieb embrassa de nouveau Hoffmann, qui voyant venir la nuit, jugea qu'il n'avait pas de temps à perdre, et se retira chez lui pour faire ses préparatifs de départ.
Le lendemain, dès le matin, Hoffmann était à sa fenêtre.
Au fur et à mesure que le moment de quitter Antonia approchait, cette séparation lui semblait de plus en plus impossible. Toute cette ravissante période de sa vie qui venait de s'écouler, ces sept mois qui avaient passé comme un jour et qui se représentaient à sa mémoire, tantôt comme un vaste horizon qu'il embrassait d'un coup d'oeil, tantôt comme une série de jours joyeux, venaient les uns après les autres, souriants, couronnés de fleurs ; ces doux chants d'Antonia, qui lui avaient fait un air tout semé de douces mélodies ; tout cela était un attrait si puissant qu'il luttait presque avec l'inconnu, ce merveilleux enchanteur qui attire à lui les coeurs les plus forts, les âmes les plus froides.
A dix heures, Antonia parut au coin de la rue où, à pareille heure, sept mois auparavant, Hoffmann l'avait vue pour la première fois. La bonne Lisbeth la suivait comme de coutume, toutes deux montèrent les degrés de l'église. Arrivée au dernier degré, Antonia se retourna, aperçut Hoffmann, lui fit de la main un signe d'appel et entra dans l'église.
Hoffmann s'élança hors de la maison et y entra après elle.
Antonia était déjà agenouillée et en prière.
Hoffmann était protestant, et ces chants dans une autre langue lui avaient toujours paru assez ridicules ; mais lorsqu'il entendit Antonia psalmodier ce chant d'église si doux et si large à la fois, il regretta de ne pas en savoir les paroles pour mêler sa voix à la voix d'Antonia, rendue plus suave encore par la profonde mélancolie à laquelle la jeune fille était en proie.
Pendant tout le temps que dura le saint sacrifice, elle chanta de la même voix dont là-haut doivent chanter les anges ; puis enfin, quand la sonnette de l'enfant de choeur annonça la consécration de l'hostie, au moment où les fidèles se courbaient devant le Dieu qui, aux mains du prêtre, s'élevait au dessus de leurs têtes, seule Antonia redressa son front.
- Jurez, dit-elle.
- Je jure, dit Hoffmann d'une voix tremblante, je jure de renoncer au jeu.
- Est-ce le seul serment que vous vouliez me faire, mon ami ?
- Oh ! non, attendez. Je jure de vous rester fidèle de coeur et d'esprit, de corps et d'âme.
- Et sur quoi jurez-vous cela ?
- Oh ! s'écria Hoffmann au comble de l'exaltation, sur ce que j'ai de plus cher, sur ce que j'ai de plus sacré, sur votre vie !
- Merci ! s'écria à son tour Antonia, car si vous ne tenez pas votre serment, je mourrai.
Hoffmann tressaillit, un frisson passa par tout son corps, il ne se repentit pas, seulement il eut peur.
Le prêtre descendait les degrés de l'autel, emportant le saint sacrement dans la sacristie.
Au moment où le corps divin de Notre-Seigneur passait, elle saisit la main d'Hoffmann.
- Vous avez entendu son serment, n'est-ce pas, mon Dieu ? dit Antonia.
Hoffmann voulut parler.
- Plus une parole, plus une seule ; je veux que celles dont se composait votre serment, étant les dernières que j'aurai entendues de vous, bruissent éternellement à mon oreille. Au revoir, mon ami, au revoir.
Et, s'échappant, légère comme une ombre, la jeune fille laissa un médaillon dans la main de son amant.
Hoffmann la regarda s'éloigner comme Orphée dut regarder Eurydice fugitive ; puis lorsque Antonia eut disparu, il ouvrit le médaillon.
Le médaillon renfermait le portrait d'Antonia, tout resplendissant de jeunesse et de beauté.
Deux heures après, Hoffmann prenait sa place dans la même diligence que ­acharias Werner, en répétant :
- Sois tranquille, Antonia, oh ! non, je ne jouerai pas ! oh ! oui, je te serai fidèle !

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