La Femme au collier de velours Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre X
Arsène

Après avoir examiné la tabatière avec la plus grande attention, Hoffmann la rendit à son propriétaire en le remerciant d'un signe silencieux de la tête, auquel le propriétaire répondit par un signe aussi courtois, mais s'il est possible, plus silencieux encore.
« Voyons maintenant s'il parle, se demanda Hoffmann. » et se tournant vers son voisin, il lui dit :
- Je vous prie d'excuser mon indiscrétion, monsieur, mais cette petite tête de mort en diamants qui orne votre tabatière m'avait étonné tout d'abord, car c'est un ornement rare sur une boîte à tabac.
- En effet, je crois que c'est la seule qu'on ait faite, répliqua l'inconnu d'une voix métallique, et dont les sons imitaient assez le bruit de pièces qu'on empile les unes sur les autres ; elle me vient d'héritiers reconnaissants dont j'avais soigné le père.
- Vous êtes médecin ?
- Oui, monsieur.
- Et vous aviez guéri le père de ces jeunes gens ?
- Au contraire, monsieur, nous avons eu le malheur de le perdre.
- Je m'explique le mot reconnaissance.
Le médecin se mit à rire.
Ses réponses ne l'empêchaient pas de fredonner toujours et, tout en fredonnant :
- Oui, reprit-il, je crois bien que j'ai tué ce vieillard.
- Comment tué ?
- J'ai fait sur lui l'essai d'un remède nouveau. Oh ! mon Dieu ! au bout d'une heure il était mort. C'est vraiment fort drôle.
Et il se remit à chantonner.
- Vous paraissez aimer la musique, monsieur ? demanda Hoffmann.
- Celle-ci surtout ; oui, monsieur.
- Diable ! pensa Hoffmann, voilà un homme qui se trompe en musique comme en médecine.
En ce moment on leva la toile.
L'étrange docteur huma une prise de tabac et s'adossa le plus commodément possible dans sa stalle, comme un homme qui ne veut rien perdre du spectacle auquel il va assister.
Cependant, il dit à Hoffmann, comme par réflexion :
- Vous êtes Allemand, monsieur ?
- En effet.
- J'ai reconnu votre pays à votre accent. Beau pays, vilain accent.
Hoffmann s'inclina devant cette phrase faite d'une moitié de compliment et d'une moitié de critique.
- Et vous êtes venu en France, pourquoi ?
- Pour voir.
- Et qu'est-ce que vous avez déjà vu ?
- J'ai vu guillotiner, monsieur.
- Etiez-vous aujourd'hui à la place de la Révolution ?
- J'y étais.
- Alors vous avez assisté à la mort de madame Du Barry ?
- Oui, fit Hoffmann avec un soupir.
- Je l'ai beaucoup connue, continua le docteur avec un regard confidentiel, et qui poussait le mot connue jusqu'au bout de sa signification. C'était une belle fille, ma foi !
- Est-ce que vous l'avez soignée aussi ?
- Non, mais j'ai soigné son nègre ­amore.
- Le misérable ! on m'a dit que c'est lui qui a dénoncé sa maîtresse.
- En effet, il était fort patriote, ce petit négrillon.
- Vous auriez bien dû faire de lui ce que vous avez fait du vieillard, vous savez, du vieillard à la tabatière.
- A quoi bon ? il n'avait point d'héritiers, lui.
Et le rire du docteur tinta de nouveau.
- Et vous, monsieur, vous n'assistiez pas à cette exécution tantôt, reprit Hoffmann, qui se sentait pris d'un irrésistible besoin de parler de la pauvre créature dont l'image sanglante ne le quittait pas.
- Non. Etait-elle maigrie ?
- Qui ?
La comtesse.
- Je ne puis vous le dire, monsieur.
- Pourquoi cela ?
- Parce que je l'ai vue pour la première fois sur la charrette.
- Tant pis. J'aurais voulu le savoir, car, moi je l'avais connue très grasse ; mais demain j'irai voir son corps. Ah ! tenez, regardez cela.
Et en même temps le médecin montrait la scène où, en ce moment, monsieur Vestris, qui jouait le rôle de Paris, apparaissait sur le mont Ida, et faisait toutes sortes de marivaudages avec la nymphe Oenone.
Hoffmann regarda ce que lui montrait son voisin ; mais, après s'être assuré que ce sombre médecin était réellement attentif à la scène, et que ce qu'il venait d'entendre et de dire n'avait laisse aucune trace dans son esprit :
- Cela serait curieux de voir pleurer cet homme-là, se dit Hoffmann.
- Connaissez-vous le sujet de la pièce ? reprit le docteur, après un silence de quelques minutes.
- Non, monsieur.
- Oh ! c'est très intéressant. Il y a même des situations touchantes. Un de mes amis et moi nous avions l'autre fois les larmes aux yeux.
- Un de ses amis ! murmura le poète ; qu'est-ce que cela peut être que l'ami de cet homme-là ? Cela doit être un fossoyeur.
- Ah ! bravo ! bravo ! Vestris, criota le petit homme en tapotant dans ses mains.
Le médecin avait choisi pour manifester son admiration le moment où Pâris, comme le disait le livre qu'Hoffmann avait acheté à la porte, saisit son javelot et vole au secours des pasteurs qui fuient épouvantés devant un lion terrible.
- Je ne suis pas curieux, mais j'aurais voulu voir le lion.
Ainsi se terminait le premier acte.
Alors le docteur se leva, se retourna, s'adossa à la stalle placée devant la sienne, et substituant une petite lorgnette à sa tabatière, il commença à lorgner les femmes qui composaient la salle.
Hoffmann suivait machinalement la direction de la lorgnette, et il remarquait avec étonnement que la personne sur qui elle se fixait tressaillait instantanément et tournait aussitôt les yeux vers celui qui la lorgnait, et cela comme si elle y eût été contrainte par une force invisible. Elle gardait cette position jusqu'à ce que le docteur cessât de la lorgner.
- Est-ce que cette lorgnette vous vient encore d'un héritier, monsieur ? demanda Hoffmann.
- Non, elle me vient de monsieur de Voltaire.
- Vous l'avez donc connu aussi ?
- Beaucoup, nous étions très liés.
- Vous étiez son médecin ?
- Il ne croyait pas à la médecine. Il est vrai qu'il ne croyait pas à grand chose..
- Est-il vrai qu'il soit mort en se confessant ?
- Lui, monsieur, lui ! Arouet ! allons donc ! non seulement il ne s'est pas confessé, mais encore il a joliment reçu le prêtre qui était venu l'assister. Je puis vous en parler savamment, j'étais là.
- Que s'est-il donc passé ?
- Arouet allait mourir ; Tersac, son curé, arrive et lui dit tout d'abord, comme un homme qui n'a pas de temps à perdre : Monsieur, reconnaissez vous la trinité de Jésus-Christ ?
- Monsieur, laissez-moi mourir tranquille, je vous prie, lui répond Voltaire.
- Cependant, monsieur, continua Tersac, il importe que je sache si vous reconnaissez Jésus-Christ comme fils de Dieu.
- Au nom du diable ! s'écrie Voltaire, ne me parlez plus de cet homme-là. Et, réunissant le peu de force qui lui restait, il flanque un coup de poing sur la tête du curé, et il meurt. Ai-je ri ! mon Dieu ! ai-je ri !
- En effet, c'était risible, fit Hoffmann d'une voix dédaigneuse, et c'est bien ainsi que devait mourir l'auteur de la Pucelle.
- Ah ! oui, la Pucelle ! s'écria l'homme noir, quel chef-d'oeuvre ! monsieur, quelle admirable chose ! Je ne connais qu'un livre qui puisse rivaliser avec celui-là.
- Lequel ?
- Justine, de monsieur de Sade ; connaissez-vous Justine ?
- Non, monsieur.
- Et le marquis de Sade ?
- Pas davantage.
- Voyez-vous, monsieur, reprit le docteur avec enthousiasme, Justine, c'est tout ce qu'on peut lire de plus immoral, c'est du Crébillon fils tout nu, c'est merveilleux. J'ai soigné une jeune fille qui l'avait lue.
- Et elle est morte comme votre vieillard ?
- Oui, monsieur, mais elle est morte bien heureuse.
Et l'oeil du médecin pétilla d'aise au souvenir des causes de cette mort.
On donna le signal du second acte. Hoffmann n'en fut pas fâché, son voisin l'effrayait.
- Ah ! fit le docteur en s'asseyant, et avec un sourire de satisfaction, nous allons voir Arsène.
- Qui est-ce, Arsène ?
- Vous ne la connaissez pas ?
- Non, monsieur.
- Ah ça ! vous ne connaissez donc rien, jeune homme ! Arsène, c'est Arsène, c'est tout dire ; d'ailleurs, vous allez voir.
Et, avant que l'orchestre eût donné une note, le médecin avait recommencé à fredonner l'introduction du second acte.
La toile se leva.
Le théâtre représentait un berceau de fleurs et de verdure, que traversait un ruisseau qui prenait sa source au pied d'un rocher.
Hoffmann laissa tomber sa tête dans sa main.
Décidément, ce qu'il voyait, ce qu'il entendait ne pouvait parvenir à le distraire de la douloureuse pensée et du lugubre souvenir qui l'avaient amené là où il était.
- Qu'est-ce que cela eût changé ? pensa-t-il en rentrant brusquement dans les impressions de la journée, qu'est-ce que cela eût changé dans le monde, si l'on eût laissé vivre cette malheureuse femme ? Quel mal cela aurait-il fait si ce coeur eût continué de battre, cette bouche de respirer ? Quel malheur en fût-il advenu ? Pourquoi interrompre brusquement tout cela ? De quel droit arrêter la vie au milieu de son élan ? Elle serait bien au milieu de toutes ces femmes, tandis qu'à cette heure son pauvre corps, le corps qui fut aimé d'un roi, gît dans la boue d'un cimetière, sans fleurs, sans croix, sans tête. Comme elle criait, mon Dieu ! comme elle criait ! Puis tout à coup...
Hoffmann cacha son front dans ses mains.
- Qu'est-ce que je fais ici, moi ? se dit-il ; oh ! je vais m'en aller.
Et il allait peut-être s'en aller en effet, quand, en relevant la tête, il vit sur la scène une danseuse qui n'avait pas paru au premier acte, et que la salle entière regardait danser sans faire un mouvement, sans exhaler un souffle.
- Oh ! que cette femme est belle ! s'écria Hoffmann assez haut pour que ses voisins et la danseuse même l'entendissent.
Celle qui avait éveillé cette admiration subite regarda le jeune homme qui avait, malgré lui, poussé cette exclamation, et Hoffmann crut qu'elle le remerciait du regard.
Il rougit et tressaillit comme s'il eût été touché de l'étincelle électrique.
Arsène, car c'était elle, c'est-à-dire cette danseuse dont le petit vieillard avait prononcé le nom, Arsène était réellement une bien admirable créature, et d'une beauté qui n'avait rien de la beauté traditionnelle.
Elle était grande, admirablement faite, et d'une pâleur transparente sous le rouge qui couvrait ses joues. Ses pieds étaient tout petits, et quand elle retombait sur le parquet du théâtre, on eût dit que la pointe de son pied reposait sur un nuage, car on n'entendait pas le plus petit bruit. Sa taille était si mince, si souple, qu'une couleuvre ne se fût pas retournée sur elle-même comme cette femme le faisait. Chaque fois que, se cambrant, elle se penchait en arrière, on pouvait croire que son corset allait éclater, et l'on devinait, dans l'énergie de sa danse et dans l'assurance de son corps, et la certitude d'une beauté complète et cette ardente nature qui, comme celle de la Messaline antique, peut être quelquefois lassée, mais jamais assouvie. Elle ne souriait pas comme sourient ordinairement les danseuses, ses lèvres de pourpre ne s'entrouvraient presque jamais, non pas qu'elles eussent de vilaines dents à cacher, non, car, dans le sourire qu'elle avait adressé à Hoffmann quand il l'avait si naïvement admirée tout haut, notre poète avait pu voir une double rangée de perles si blanches, si pures qu'elle les cachait sans doute derrière ses lèvres pour que l'air ne les ternît point. Dans ses cheveux noirs et luisants, avec des reflets bleus, s'enroulaient de larges feuilles d'acanthe, et se suspendaient des grappes de raisin dont l'ombre courait sur ses épaules nues. Quant aux yeux, ils étaient grands, limpides, noirs, brillants, à ce point qu'ils éclairaient tout autour d'eux, et qu'eût-elle dansé dans la nuit, Arsène eût illuminé la place où elle eût dansé. Ce qui ajoutait encore à l'originalité de cette fille, c'est que, sans raison aucune, elle portait dans ce rôle de nymphe, car elle jouait ou plutôt elle dansait une nymphe, elle portait, disons-nous, un petit collier de velours noir fermé par une boucle ou, du moins, par un objet qui paraissait avoir la forme d'une boucle, et qui, fait en diamants, jetait des feux éblouissants.
Le médecin regardait cette femme de tous ses yeux, et son âme, l'âme qu'il pouvait avoir, semblait suspendue au vol de la jeune femme. Il est bien évident que, tant qu'elle dansait, il ne respirait pas.
Alors Hoffmann put remarquer une chose curieuse : qu'elle allât à droite, à gauche, en arrière ou en avant, jamais les yeux d'Arsène ne quittaient la ligne des yeux du docteur et une visible corrélation était établie entre les deux regards. Bien plus, Hoffmann voyait très distinctement les rayons que jetait la boucle du collier d'Arsène, et ceux que jetait la tête de mort du docteur, se rencontrer à moitié chemin dans une ligne droite, se heurter, se repousser et rejaillir en une même gerbe faite de milliers d'étincelles blanches, rouges et or.
- Voulez-vous me prêter votre lorgnette, monsieur ? dit Hoffmann, haletant et sans détourner la tête, car il lui était impossible à lui aussi de cesser de regarder Arsène.
Le docteur étendit la main vers Hoffmann sans faire le moindre mouvement de la tête, si bien que les mains des deux spectateurs se cherchèrent quelques instant dans le vide avant de se rencontrer.
Hoffmann saisit enfin la lorgnette et y colla ses yeux.
- C'est étrange, murmura-t-il.
- Quoi donc ? demanda le docteur.
- Rien, rien, reprit Hoffmann qui voulait donner toute son attention à ce qu'il voyait ; en réalité, ce qu'il voyait était étrange.
La lorgnette rapprochait tellement les objets à ses yeux que deux ou trois fois Hoffmann étendit la main, croyant saisir Arsène qui ne paraissait plus être au bout du verre qui la reflétait, mais bien entre les deux verres de la lorgnette. Notre Allemand ne perdait donc aucun détail de la beauté de la danseuse, et ses regards, déjà si brillants de loin, entouraient son front d'un cercle de feu, et faisaient bouillir le sang dans les veines de ses tempes.
L'âme du jeune homme faisait un effroyable bruit dans son corps.
- Quelle est cette femme ? dit-il d'une voix faible sans quitter la lorgnette et sans remuer.
- C'est Arsène, je vous l'ai déjà dit, répliqua le docteur, dont les lèvres seules semblaient vivantes et dont le regard immobile était rivé à la danseuse.
- Cette femme a un amant, sans doute ?
- Oui.
- Qu'elle aime ?
- On le dit.
- Et il est riche ?
- Très riche.
- Qui est-ce ?
- Regardez à gauche dans l'avant-scène du rez-de-chaussée.
- Je ne puis pas tourner la tête.
- Faites un effort.
Hoffmann fit un effort si douloureux, qu'il poussa un cri comme si les nerfs de son cou étaient devenus de marbre et se fussent brisés dans ce moment.
Il regarda dans l'avant-scène indiquée.
Dans cette avant-scène il n'y avait qu'un homme, mais cet homme, accroupi comme un lion sur la balustrade de velours, semblait à lui seul remplir cette avant-scène.
C'était un homme de trente-deux ou trente-trois ans, au visage labouré par les passions ; on eût dit, que, non pas la petite vérole, mais l'éruption d'un volcan, avait creusé les vallées dont les profondeurs s'entrecroisaient sur cette chair toute bouleversée ; ses yeux avaient dû être petits, mais ils s'étaient ouverts par une espèce de déchirement de l'âme ; tantôt ils étaient atones et vides comme un cratère éteint, tantôt ils versaient des flammes comme un cratère rayonnant. Il n'applaudissait pas en rapprochant ses mains l'une de l'autre, il applaudissait en frappant sur la balustrade, et, à chaque applaudissement, il semblait ébranler la salle.
- Oh ! fit Hoffmann, est-ce un homme que je vois là ?
- Oui, oui, c'est un homme, répondit le petit homme noir ; oui, c'est un homme, et un fier homme, même.
- Comment s'appelle-t-il ?
- Vous ne le connaissez pas ?
- Mais non, je suis arrivé hier seulement.
- Et bien ! c'est Danton.
- Danton ! fit Hoffmann en tressaillant. Oh ! oh ! Et c'est l'amant d'Arsène ?
- C'est son amant.
- Et sans doute il l'aime ?
- A la folie. Il est d'une jalousie féroce.
Mais si intéressant que fût Danton, Hoffmann avait déjà reporté les yeux sur Arsène, dont la danse silencieuse avait une apparence fantastique.
- Encore un renseignement, monsieur.
- Parlez.
- Quelle forme a l'agrafe qui ferme son collier.
- C'est une guillotine.
- Une guillotine !
- Oui. On en fait de charmantes, et toutes nos élégantes en portent au moins une. Celle que porte Arsène, c'est Danton qui la lui a donnée.
- Une guillotine, une guillotine au cou d'une danseuse ! répéta Hoffmann, qui sentait son cerveau se gonfler, une guillotine, pourquoi ?...
Et notre Allemand, qu'on eût pu prendre pour un fou, allongeait les bras devant lui, comme pour saisir un corps car, par un effet étrange d'optique, la distance qui le séparait d'Arsène disparaissait par moment, et il lui semblait sentir l'haleine de la danseuse sur son front, et entendre la brûlante respiration de cette poitrine, dont les seins, à moitié nus, se soulevaient comme sous une étreinte de plaisir. Hoffmann en était à cet état d'exaltation où l'on croit respirer du feu, et où l'on craint que les sens ne fassent éclater le corps.
- Assez ! assez ! disait-il.
Mais la danse continuait, et l'hallucination était telle, que, confondant ses deux impressions les plus fortes de la journée, l'esprit d'Hoffmann mêlait à cette scène le souvenir de la place de la Révolution, et que tantôt il croyait voir madame Du Barry, pâle et la tête tranchée, danser à la place d'Arsène, et tantôt Arsène arriver en dansant jusqu'au pied de la guillotine et jusqu'aux mains du bourreau.
Il se faisait dans l'imagination exaltée du jeune homme un mélange de fleurs et de sang, de danse et d'agonie, de vie et de mort.
Mais ce qui dominait tout cela, c'était l'attraction électrique qui le poussait vers cette femme. Chaque fois que ces deux jambes fines passaient devant ses yeux, chaque fois que cette jupe transparente se soulevait un peu plus, un frémissement parcourait tout son être, sa lèvre devenait sèche, son haleine brûlante, et le désir entrait en lui comme il entre dans un homme de vingt ans.
Dans cet état, Hoffmann n'avait plus qu'un refuge, c'était le portrait d'Antonia, c'était le médaillon qu'il portait sur sa poitrine, c'était l'amour pur à opposer à l'amour sensuel ; c'était la force du chaste souvenir à mettre en face de l'exigeante réalité.
Il saisit ce portrait et le porta à ses lèvres : mais à peine avait-il fait ce mouvement, qu'il entendit le ricanement aigu de son voisin qui le regardait d'un air railleur.
- Laissez-moi sortir, s'écria-t-il, laissez-moi sortir ; je ne saurais rester plus longtemps ici !
Et, semblable à un fou, il quitta l'orchestre, marchant sur les pieds, heurtant les jambes des tranquilles spectateurs, qui maugréaient contre cet original à qui il prenait ainsi fantaisie de sortir au milieu d'un ballet.

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1998-2010
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