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Chapitre LIV
La nuit du 5 au 6 octobre

La nuit fut assez tranquille ; l'Assemblée demeura en séance jusqu'à trois heures du matin.
A trois heures, avant que les membres se séparassent, elle envoya deux de ses huissiers qui parcoururent Versailles, visitèrent les abords du château, et firent le tour du parc.
Tout était ou tout paraissait être tranquille.
La reine avait voulu sortir vers minuit par la grille de Trianon, mais la garde nationale avait refusé de la laisser passer.
Elle avait allégué des craintes, et on lui avait répondu qu'elle était plus en sûreté à Versailles que partout ailleurs.
En conséquence, elle s'était retirée dans ses petits appartements, et, en effet, elle s'était rassurée on les voyant protégés par ses gardes les plus fidèles.
A sa porte, elle avait trouvé Georges de Charny. Il était armé, appuyé sur le fusil court que les gardes portaient comme les dragons. C'était contre les habitudes : les gardes, à l'intérieur, ne faisaient faction qu'avec leurs sabres.
Alors elle s'était approchée de lui.
- Ah ! c'est vous, baron, avait-elle dit.
- Oui, madame.
- Toujours fidèle !
- Ne suis-je pas à mon poste ?
- Qui vous y a mis ?
- Mon frère, madame.
- Et où est votre frère ?
- Près du roi.
- Pourquoi, près du roi ?
- Parce qu'il est le chef de la famille, a-t-il dit, et qu'en cette qualité il a le droit de mourir pour le roi, qui est le chef de l'Etat.
- Oui, dit Marie-Antoinette avec une certaine amertume, tandis que vous n'avez le droit de mourir que pour la reine.
- Ce sera un grand honneur pour moi, madame, dit le jeune homme en s'inclinant, si Dieu permet que j'accomplisse jamais ce devoir.
La reine fit un pas pour se retirer, mais un soupçon la mordit au coeur.
Elle s'arrêta, et, tournant à demi la tête :
- Et... la comtesse, demanda-t-elle, qu'est-elle devenue ?
- La comtesse, madame, vient de rentrer il y a dix minutes, et s'est fait
dresser un lit dans l'antichambre de Votre Majesté.
La reine se mordit les lèvres.
Il suffisait qu'on touchât en quelque point à cette famille de Charny pour qu'on ne fût jamais pris hors de son devoir.
- Merci, monsieur, dit la reine avec un charmant signe de la tête et de la main à la fois, merci de ce que vous veillez si bien sur la reine. Vous remercierez de ma part votre frère de ce qu'il veille si bien sur le roi.
Et à ces mots elle rentra. Dans l'antichambre elle trouva Andrée, non pas couchée, mais debout, respectueuse, et attendant.
Elle ne put s'empêcher de lui tendre la main.
- Je viens de remercier votre beau-frère Georges, comtesse, dit-elle. Je l'ai chargé de remercier votre mari, et je vous remercie à votre tour.
Andrée fit la révérence et se rangea pour laisser passer la reine, qui regagna sa chambre à coucher.
La reine ne lui dit pas de la suivre ; ce dévouement, dont on sentait que l'affection s'était retirée, et qui cependant, tout glacé qu'il était, s'offrait jusqu'à la mort, la mettait mal à son aise.
Donc, à trois heures du matin, comme nous avons dit, tout était tranquille.
Gilbert était sorti du château avec M. de La Fayette, qui était resté douze heures à cheval et qui tombait de fatigue ; à la porte, il avait rencontré Billot, venu avec la garde nationale ; il avait vu partir Gilbert ; il pensait que Gilbert pouvait avoir besoin de lui là-bas, et il était venu le rejoindre comme le chien vient rejoindre son maître parti sans lui.
A trois heures, comme nous avons dit, tout était tranquille. L'Assemblée elle-même, rassurée par le rapport de ses huissiers, s'était retirée.
On espérait bien que cette tranquillité ne serait pas troublée.
On comptait mal.
Dans presque tous les mouvements populaires qui préparent les grandes révolutions, il y a un temps d'arrêt pendant lequel on croit que tout est fini et que l'on peut dormir tranquille.
On se trompe.
Derrière les hommes qui font les premiers mouvements, il y a ceux qui attendent que ce premier mouvement soit fait et que, fatigués ou satisfaits, dans l'un ou l'autre cas ne voulant pas aller plus loin, ceux qui ont accompli ce premier mouvement se reposent.
C'est alors qu'à leur tour, ces hommes inconnus, mystérieux agents des passions fatales, se glissent dans les ténèbres, reprennent le mouvement où il a été abandonné, et, le poussant jusqu'à ses dernières limites, épouvantent à leur réveil ceux qui leur ont ouvert le chemin et qui s'étaient couchés à la moitié de la route, croyant la route faite, croyant le but atteint.
Il y eut impulsion bien différente pendant cette nuit terrible, donnée par deux troupes arrivées à Versailles, l'une le soir, l'autre pendant la nuit.
La première venait parce qu'elle avait faim, et elle demandait du pain.
La seconde venait par haine, et elle demandait vengeance.
Nous savons qui conduisait la première troupe, Maillard et La Fayette.
Maintenant, qui conduisait la seconde ? L'histoire ne nomme personne. Mais, à défaut de l'histoire, la tradition nomme :
Marat !
Nous le connaissons, nous l'avons vu, lors des fêtes du mariage de Marie-Antoinette, coupant des jambes sur la place Louis XV. Nous l'avons vu sur la place de l'Hôtel-de-Ville, poussant les citoyens vers la place de la Bastille.
Enfin, nous le voyons se glissant dans la nuit, comme ces loups qui rampent autour des parcs de moutons, attendant que le berger soit endormi pour risquer leur oeuvre sanglante.
Verrière !
Celui-là, nous le nommons pour la première fois. C'était un nain filiforme, un bossu hideux, monté sur des jambes démesurées. A chaque orage qui troublait le fond de la société, on voyait le gnome sanglant monter avec l'écume et s'agiter à sa surface ; deux ou trois fois, aux époques terribles, on le vit passer dans Paris, accroupi sur un cheval noir, pareil à une figure de l'Apocalypse ou à un de ces diables impossibles nés sous le crayon de Callot pour tenter Saint Antoine.
Un jour, dans un club, et monté sur une table, il attaqua, il menaça, il accusa Danton. C'était à l'époque où commençait à chanceler la popularité de l'homme du 2 septembre. Sous cette venimeuse attaque, Danton se sentit perdu, perdu comme le lion qui aperçoit à deux doigts de ses lèvres la tête hideuse du serpent. Il regarda autour de lui, cherchant soit une arme, soit un soutien. Il aperçut par bonheur un autre bossu. Il le prit aussitôt sous les épaules, et, le soulevant, il le posa sur la table en face de son confrère.
- Mon ami, dit-il, répondez à monsieur, je vous passe la parole.
On éclata de rire, et Danton fut sauvé.
Pour cette fois-là du moins.
Il y avait donc, la tradition le dit, il y avait Marat, Verrière, et puis encore :
Le duc d'Aiguillon.
Le duc d'Aiguillon, c'est-à-dire un des ennemis modèles de la reine.
Le duc d'Aiguillon déguisé en femme.
Qui dit cela ? Tout le monde.
L'abbé Delille et l'abbé Maury, ces deux abbés qui se ressemblent si peu.
On a attribué au premier ce fameux vers :

                    En homme, c'est un lâche ; en femme, un assassin.

Quant à l'abbé Maury, c'est autre chose.
Quinze jours après les événements que nous racontons, le duc d'Aiguillon le rencontra sur la terrasse des Feuillants et voulut l'accoster.
- Passe ton chemin, salope, dit l'abbé Maury.
Et il s'éloigna majestueusement du duc.
Or, on dit donc que ces trois hommes arrivèrent à Versailles vers quatre heures du matin.
Ils conduisaient cette seconde troupe dont nous avons parlé.
Elle se composait de ceux qui viennent après ceux qui combattent pour vaincre.
Ils viennent, eux, pour piller et pour assassiner.
Or, on avait bien assassiné un peu à la Bastille, mais on n'avait pas pillé du tout.
Versailles offrait une belle revanche à prendre.
Vers cinq heures et demie du matin, le château tressaillit au milieu de son sommeil.
Un coup de fusil venait d'être tiré de la cour de marbre.
Cinq ou six cents hommes s'étaient tout à coup présentés à la grille, et s'excitant, s'animant, se poussant, ils avaient d'un seul effort, les uns escaladé, les autres forcé cette grille.
C'est alors que le coup de fusil de la sentinelle avait donné l'alarme.
Un des assaillants était tombé mort, son cadavre s'allongeait sur le pavé.
Ce coup de feu a fendu ce groupe de pillards, qui visent, les uns à l'argenterie du château ; les autres, qui sait ? peut-être à la couronne du roi.
Séparé comme par un immense coup de hache, le flot se divise en deux groupes.
L'un des groupes va battre l'appartement de la reine, l'autre monte vers la chapelle, c'est-à-dire vers l'appartement du roi.
Suivons d'abord celui qui monte vers l'appartement du roi.
Vous avez vu monter le flot dans les grandes marées, n'est-ce pas ? Eh bien ! le flot populaire est pareil, avec cette différence qu'il avance toujours sans reculer.
Toute la garde du roi se compose en ce moment du factionnaire qui veille à la porte, et d'un officier qui sort précipitamment des antichambres, armé d'une hallebarde qu'il vient d'arracher au Suisse effrayé.
- Qui vive ? crie le factionnaire. Qui vive ?
Et comme il n'y a pas de réponse, et que le flot monte toujours :
- Qui vive ? crie-t-il une troisième fois.
Et il met en joue.
L'officier comprend ce qui va résulter d'un coup de feu tiré dans les appartements ; il relève le fusil, se précipite au-devant des assaillants, et barre avec sa hallebarde l'escalier dans toute sa largeur.
- Messieurs ! messieurs ! s'écrie-t-il, que voulez-vous ? que demandez-vous ?
- Rien, rien, disent en raillant plusieurs voix. Allons, laissez-nous passer ; nous sommes de bons amis de Sa Majesté.
- Vous êtes de bons amis de Sa Majesté, et vous lui apportez la guerre.
Cette fois, pas de réponse... Un rire sinistre, voilà tout.
Un homme saisit le manche de la hallebarde que l'officier ne veut pas lâcher. Pour le lui faire lâcher, l'homme lui mord la main.
L'officier arrache la hallebarde des mains de son adversaire, en saisit avec les siennes placées à deux pieds de distance le manche de chêne, abaisse de toute sa force ce manche sur la tête de son adversaire, et lui fend le crâne.
La violence du coup a brisé en deux la hallebarde.
Dès lors l'officier a deux armes au lieu d'une, un bâton et un poignard.
Avec le bâton il fait le moulinet, avec le poignard il darde. Pendant ce temps, le factionnaire a rouvert la porte de l'antichambre et a appelé à l'aide.
Cinq ou six gardes sont sortis.
- Messieurs, messieurs, dit la sentinelle, à l'aide de M. de Charny, à l'aide !
Les sabres sortent du fourreau, brillent un instant à la lueur de la lampe qui brûle au haut de l'escalier, et, à droite et à gauche de Charny, fouillent furieusement les assaillants.
Des cris de douleur se font entendre, le sang jaillit, le flot recule en roulant sur les marches qu'il découvre en se retirant, et qui apparaissent rouges et glissantes.
La porte de l'antichambre se rouvre une troisième fois, et la sentinelle crie :
- Rentrez, messieurs, le roi l'ordonne.
Les gardes profitent du moment de confusion qui s'est opéré dans la foule. Ils s'élancent vers la porte. Charny rentre le dernier. La porte se referme sur lui, les deux larges verrous glissent dans leurs gâches.
Mille coups frappent à la fois cette porte ; mais on entasse derrière elle banquettes, tables, tabourets. Elle tiendra bien dix minutes.
Dix minutes ! Pendant ces dix minutes quelque renfort arrivera.
Voyons, que se passe-t-il chez la reine ?
Le second groupe s'est élancé vers les petits appartements ; mais là l'escalier est étroit, et à peine deux personnes peuvent-elles passer de front dans le corridor.
C'est là que veille Georges de Charny.
Au troisième : « Qui vive ? » resté sans réponse, il a fait feu.
Au bruit du coup, la porte de la reine s'ouvre.
Andrée passe sa tête pâle, mais calme.
- Qu'y a-t-il ? demande-t-elle.
- Madame, s'écrie Georges, sauvez Sa Majesté, c'est à sa vie qu'on en veut. Je suis seul ici contre mille. Mais n'importe, je tiendrai le plus longtemps possible, hâtez-vous ! hâtez-vous !
Puis, comme les assaillants se précipitent sur lui, il tire la porte en criant :
- Fermez le verrou, fermez ! Je vivrai assez longtemps pour donner à la reine le temps de se lever et de fuir.
Et, en se retournant, il perce de sa baïonnette les deux premiers qu'il rencontre dans le corridor.
La reine a tout entendu, et quand Andrée entre dans sa chambre, elle la trouve debout.
Deux de ses femmes, madame Hogué et madame Thibault l'habillent à la hâte.
Puis, à moitié vêtue, les deux femmes la poussent chez le roi par un corridor dérobé, tandis que toujours calme, et comme indifférente à son propre danger, Andrée ferme l'une après l'autre au verrou chaque porte qu'elle franchit en marchant sur les pas de Marie-Antoinette.

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