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Chapitre XXXVIII
La présentation

Versailles, comme tout ce qui est grand, est et sera toujours beau.
Que la mousse ronge ses pierres abattues, que ses dieux de plomb, de bronze ou de marbre, gisent disloqués dans ses bassins sans eau, que ses grandes allées d'arbres taillés s'en aillent échevelées vers le ciel, il y aura toujours, fût-ce dans les ruines, un spectacle pompeux et saisissant pour le rêveur ou pour le poète qui, du grand balcon, regardera les horizons éternels après avoir regardé les splendeurs éphémères.
Mais c'était surtout dans sa vie et dans sa gloire que Versailles était splendide à voir. Quand un peuple sans armes, contenu par un peuple de soldats brillants, battait de ses flots les grilles dorées ; quand les carrosses de velours, de soie et de satin, aux fières armoiries, roulaient sur le pavé sonore, au galop de leurs chevaux fringants ; quand toutes les fenêtres, illuminées comme celles d'un palais enchanté, laissaient voir un monde resplendissant de diamants, de rubis, de saphirs, que le geste d'un seul homme courbait comme fait le vent d'épis d'or entremêlés de blanches marguerites, de coquelicots de pourpre et de bluets d'azur ; oui, Versailles était beau, surtout quand il lançait par toutes ses portes des courriers à toutes les puissances, et quand les rois, les princes, les seigneurs, les officiers, les savants du monde civilisé foulaient ses riches tapis et ses mosaïques précieuses.
Mais c'était surtout lorsqu'il se parait pour une grande cérémonie, quand les somptuosités du garde-meuble et les grandes illuminations doublaient la magie de ses richesses, que Versailles avait de quoi fournir aux esprits les plus froids une idée de tous les prodiges que peuvent enfanter l'imagination et la puissance humaines.
Telle était la cérémonie de réception d'un ambassadeur, telle aussi, pour les simples gentilshommes, la cérémonie de la présentation. Louis XIV, créateur de l'étiquette, qui renfermait chacun dans un espace infranchissable, avait voulu que l'initiation aux splendeurs de sa vie royale frappât les élus d'une telle vénération, que jamais ils ne considérassent le palais du roi que comme un temple dans lequel ils avaient le droit de venir adorer le dieu couronné à une place plus ou moins près de l'autel.
Ainsi, Versailles, déjà dégénéré sans doute, mais resplendissant encore, avait ouvert toutes ses portes, allumé tous ses flambeaux, mis à jour toutes ses magnificences pour la présentation de madame Dubarry. Le peuple des curieux, peuple affamé, peuple misérable, mais qui oubliait, chose étrange ! sa misère et sa faim à l'aspect de tant d'éblouissements, le peuple garnissait toute la place d'Armes et toute l'avenue de Paris. Le château lançait le feu par toutes ses fenêtres, et ses girandoles ressemblaient de loin à des astres nageant dans une poussière d'or.
Le roi sortit de ses appartements à dix heures précises. Il était paré plus que de coutume, c'est-à-dire que ses dentelles étaient plus riches, et que les boucles seules de ses jarretières et de ses souliers valaient un million.
Il avait été instruit par M. de Sartines de la conspiration tramée la veille entre les dames jalouses ; aussi son front était-il soucieux ; il tremblait de ne voir que des hommes dans la galerie.
Mais il fut bientôt rassuré quand, dans le salon de la reine, destiné spécialement aux présentations, il vit, dans un nuage de dentelles et de poudre où fourmillaient les diamants, d'abord ses trois filles, puis la maréchale de Mirepoix, qui avait fait tant de bruit la veille ; enfin, toutes les turbulentes qui avaient juré de rester chez elles, et qui se trouvaient là au premier rang.
M. le duc de Richelieu courait comme un général de l'une à l'autre, et leur disait :
- Ah ! je vous y prends, perfide !
Ou bien :
- Que j'étais certain de votre défection !
Ou bien encore :
- Que vous disais-je à propos des conjurations ?
- Mais vous-même, duc ? répondaient les dames.
- Moi, je représentais ma fille, je représentais la comtesse d'Egmont. Cherchez, Septimanie n'y est point ; elle seule a tenu bon avec madame de Grammont et madame de Guéménée, aussi je suis sûr de mon affaire. Demain, j'entre dans mon cinquième exil ou ma quatrième Bastille. Décidément, je ne conspire plus.
Le roi parut. Il se fit un grand silence au milieu duquel on entendit sonner dix heures, l'heure solennelle. Sa Majesté était entourée d'une cour nombreuse. Il y avait près d'elle plus de cinquante gentilshommes, qui ne s'étaient point juré de venir à la présentation, et pour cette raison, probablement, étaient tous présents.
Le roi remarqua, tout d'abord, que madame de Grammont, madame de Guéménée et madame d'Egmont manquaient à cette splendide assemblée.
Il s'approcha de M. de Choiseul, qui affectait un grand calme, et qui ! malgré ses efforts, n'arrivait qu'à une fausse indifférence.
- Je ne vois pas madame la duchesse de Grammont ici ? dit-il.
- Sire, répondit M. de Choiseul, ma soeur est malade, et m'a chargé d'offrir à Sa Majesté ses très humbles respects.
- Tant pis ! fit le roi.
Et il tourna le dos à M. de Choiseul.
En se retournant, il se trouva en face du prince de Guéménée.
- Et madame la princesse de Guéménée, dit-il, où est-elle donc ? Ne l'avez vous pas amenée, prince ?
- Impossible, sire, la princesse est malade ; en allant la prendre chez elle, je l'ai trouvée au lit.
- Ah ! tant pis ! tant pis ! dit le roi. Ah ! voici le maréchal. Bonsoir, duc.
- Sire..., fit le vieux courtisan en s'inclinant avec la souplesse d'un jeune homme.
- Vous n'êtes pas malade, vous, dit le roi assez haut pour que MM. de Choiseul et de Guéménée l'entendissent.
- Chaque fois, sire, répondit le duc de Richelieu, qu'il s'agit pour moi du bonheur de voir Votre Majesté, je me porte à merveille.
- Mais, dit le roi en regardant autour de lui, votre fille, madame d'Egmont, d'où vient donc qu'elle n'est pas ici ?
Le duc, voyant qu'on l'écoutait, prit un air de profonde tristesse :
- Hélas ! sire, ma pauvre fille est bien privée de ne pouvoir avoir l'honneur de mettre ses humbles hommages aux pieds de Votre Majesté, ce soir, surtout ; mais malade, sire, malade...
- Tant pis ! dit le roi. Malade, madame d'Egmont, la plus belle santé de France ! Tant pis ! tant pis !
Et le roi quitta M. de Richelieu comme il avait quitté M. de Choiseul et M. de Guéménée.
Puis il accomplit le tour de son salon, complimentant surtout madame de Mirepoix, qui ne se sentait pas d'aise.
- Voilà le prix de la trahison, dit le maréchal à son oreille ; demain, vous serez comblée d'honneurs, tandis que nous !... je frémis d'y penser.
Et le duc poussa un soupir.
- Mais il me semble que vous-même n'avez pas mal trahi les Choiseul, puisque vous voici... Vous aviez juré...
- Pour ma fille, maréchale, pour ma pauvre Septimanie ! La voilà disgraciée pour avoir été trop fidèle.
- A son père ! répliqua la maréchale.
Le duc fit semblant de ne pas entendre cette réponse, qui pouvait passer pour une épigramme.
- Mais, dit-il, ne vous semble-t-il pas, maréchale, que le roi est inquiet ?
- Dame ! il y a de quoi.
- Comment ?
- Dix heures un quart.
- Ah ! c'est vrai, et la comtesse ne vient pas. Tenez, maréchale, voulez vous que je vous dise ?
- Dites.
- J'ai une crainte.
- Laquelle ?
- C'est qu'il ne soit arrivé quelque chose de fâcheux à cette pauvre comtesse. Vous devez savoir cela, vous ?
- Pourquoi, moi ?
- Sans doute, vous nagiez dans la conspiration jusqu'au cou.
- Eh bien ! répondit la maréchale en confidence, duc, j'en ai peur comme vous.
- Notre amie la duchesse est une rude antagoniste qui blesse en fuyant, à la manière des Parthes ; or, elle a fui. Voyez comme M. de Choiseul est inquiet, malgré sa volonté de paraître tranquille ; tenez, il ne peut demeurer en place, il ne perd pas de vue le roi. Voyons, ils ont tramé quelque chose ? Avouez-moi cela.
- Je ne sais rien, duc, mais je suis de votre avis.
- Où cela les mènera-t-il ?
- A un retard, cher duc, et vous savez le proverbe : « A tout gagné qui gagne du temps. » Demain, un événement imprévu peut arriver qui retarde indéfiniment cette présentation. La dauphine arrive peut-être demain à Compiègne, au lieu d'arriver dans quatre jours. On aura voulu gagner demain, peut-être.
- Maréchale, savez-vous que votre petit conte m'a tout l'air d'une réalité. Elle n'arrive pas, sang bleu !
- Et voilà le roi qui s'impatiente, regardez.
- C'est la troisième fois qu'il s'approche de la fenêtre. Le roi souffre réellement.
- Alors ce sera bien pis tout à l'heure.
- Comment cela ?
- Ecoutez. Il est dix heures vingt minutes.
- Oui.
- Je puis vous dire cela maintenant.
- Eh bien ?
La maréchale regarda autour d'elle ; puis à voix basse :
- Eh bien ! elle ne viendra pas.
- Ah ! mon Dieu, maréchale ! mais ce sera un scandale abominable.
- Matière à procès, duc, à procès criminel... capital... car il y aura dans tout cela, je le sais de bon lieu, enlèvement, violence, lèse-majesté même si l'on veut. Les Choiseul ont joué le tout pour le tout.
- C'est bien imprudent à eux.
- Que voulez-vous ! la passion les aveugle.
- Voilà l'avantage de ne pas être passionné, d'être comme nous, maréchale ; on y voit clair, au moins.
- Tenez, voilà le roi qui s'approche encore une fois de la fenêtre.
En effet, Louis XV, assombri, anxieux, irrité, s'approcha de la croisée et appuya sa main à l'espagnolette ciselée et son front aux vitres fraîches.
Pendant ce temps, on entendait bruire, comme un cliquetis de feuillage avant la tempête, les conversations des courtisans.
Tous les yeux allaient de la pendule au roi.
La pendule sonna la demie. Son timbre pur sembla pincer l'acier, et la vibration s'éteignit frémissante dans la vaste salle.
M. de Maupeou s'approcha du roi.
- Beau temps, sire, dit-il timidement.
- Superbe, superbe... Comprenez-vous quelque chose à cela, monsieur de Maupeou ?
- A quoi, sire ?
- A ce retard... Pauvre comtesse !
- Il faut qu'elle soit malade, sire, dit le chancelier.
- Cela se conçoit que madame de Grammont soit malade, que madame de Guéménée soit malade, que madame d'Egmont soit malade aussi ; mais la comtesse malade, cela ne se conçoit pas !
- Sire, une forte émotion peut rendre malade : la joie de la comtesse était si grande !
- Ah ! c'est fini, dit Louis XV en secouant la tête, c'est fini ; maintenant, elle ne viendra plus !
Quoique le roi eût prononcé ces derniers mots à voix basse, il se faisait un silence tel, qu'ils furent entendus par presque tous les assistants.
Mais ils n'avaient pas encore eu le temps d'y répondre, même par la pensée, qu'un grand bruit de carrosses retentit sous la voûte.
Tous les fronts oscillèrent, tous les yeux s'interrogèrent mutuellement.
Le roi quitta la fenêtre et s'alla poster au milieu du salon pour voir l'enfilade de la galerie.
- J'ai bien peur que ce ne soit quelque fâcheuse nouvelle qui nous arrive, dit la maréchale à l'oreille du duc, qui dissimula un fin sourire.
Mais soudain la figure du roi s'épanouit, l'éclair jaillit de ses yeux.
- Madame la comtesse Dubarry ! cria l'huissier au grand maître des cérémonies.
- Madame la comtesse de Béarn !
Ces deux noms firent bondir tous les coeurs sous des sensations bien opposées. Un flot de courtisans, invinciblement entraîné par la curiosité, s'avança vers le roi.
Madame de Mirepoix se trouva être la plus proche de Louis XV.
- Oh ! qu'elle est belle ! qu'elle est belle ! s'écria la maréchale en joignant les mains comme si elle était prête à entrer en adoration.
Le roi se retourna et sourit à la maréchale.
- Ce n'est pas une femme, dit le duc de Richelieu, c'est une fée.
Le roi envoya la fin de son sourire à l'adresse du vieux courtisan.
En effet, jamais la comtesse n'avait été si belle, jamais pareille suavité d'expression, jamais émotion mieux jouée, regard plus modeste, taille plus noble, démarche plus élégante, n'avaient excité l'admiration dans le salon de la reine, qui cependant, comme nous l'avons dit, était le salon des présentations.
Belle à charmer, riche sans faste, coiffée à ravir surtout, la comtesse s'avançait, tenue par la main de madame de Béarn, qui, malgré d'atroces souffrances, ne boitait pas, ne sourcillait pas, mais dont le rouge se détachait par atomes desséchés, tant la vie se retirait de son visage, tant chaque fibre tressaillait douloureusement en elle au moindre mouvement de sa jambe blessée.
Tout le monde arrêta les yeux sur le groupe étrange.
La vieille dame, décolletée comme au temps de sa jeunesse, avec sa coiffure d'un pied de haut, ses grands yeux caves et brillants comme ceux d'une orfraie, sa toilette magnifique et sa démarche de squelette, semblait l'image du temps passé donnant la main au temps présent.
Cette dignité sèche et froide guidant cette grâce voluptueuse et décente, frappa d'admiration et d'étonnement surtout la plupart des assistants.
Il sembla au roi, tant le contraste était vivant, que madame de Béarn lui amenait sa maîtresse plus jeune, plus fraîche, plus riante que jamais il ne l'avait vue.
Aussi, au moment où, suivant l'étiquette, la comtesse pliait le genou pour baiser la main du roi, Louis XV la saisit par le bras, et la releva d'un seul mot, qui fut la récompense de ce qu'elle avait souffert depuis quinze jours.
- A mes pieds, comtesse ? dit le roi. Vous riez !... C'est moi qui devrais et qui surtout voudrais être aux vôtres.
Puis le roi ouvrit les bras, comme c'était le cérémonial ; mais, au lieu de faire semblant d'embrasser, cette fois il embrassa réellement.
- Vous avez là une bien belle filleule, madame, dit-il à madame de Béarn ; mais aussi elle a une noble marraine, que je suis on ne peut plus aise de revoir à ma cour.
La vieille dame s'inclina.
- Allez saluer mes filles, comtesse, dit tout bas le roi à madame Dubarry, et montrez-leur que vous savez faire la révérence. J'espère que vous ne serez point mécontente de celle qu'elles vous rendront.
Les deux dames continuèrent leur marche au milieu d'un grand espace vide qui se formait autour d'elles à mesure qu'elles avançaient, mais que les regards scintillants semblaient emplir de flammes brûlantes.
Les trois filles du roi voyant madame Dubarry s'approcher d'elles, se levèrent comme des ressorts et attendirent.
Louis XV veillait. Ses yeux fixés sur Mesdames leur enjoignaient la plus favorable politesse.
Mesdames, un peu émues, rendirent la révérence à madame Dubarry, laquelle s'inclina beaucoup plus bas que l'étiquette ne l'ordonnait, ce qui fut trouvé du meilleur goût, et toucha tellement les princesses qu'elles l'embrassèrent comme avait fait le roi, et avec une cordialité dont le roi parut enchanté.
Dès lors, le succès de la comtesse devint un triomphe, et il fallut que les plus lents ou les moins adroits des courtisans attendissent une heure avant de faire parvenir leurs saluts à la reine de la fête.
Celle-ci, sans morgue, sans colère, sans récrimination, accueillit toutes les avances et sembla oublier toutes les trahisons. Et il n'y avait rien de joué dans cette bienveillance magnanime : son coeur débordait de joie et n'avait plus de place pour un seul sentiment haineux.
M. de Richelieu n'était pas pour rien le vainqueur de Mahon ; il savait manoeuvrer. Tandis que les courtisans vulgaires se tenaient, pendant les révérences, à leur place et attendaient l'issue de la présentation pour encenser ou dénigrer l'idole, le maréchal avait été prendre position derrière le siège de la comtesse, et, pareil au guide de cavalerie qui va se planter à cent toises dans la plaine pour attendre le déploiement d'une file à son point juste de conversion, le duc attendait madame Dubarry, et devait naturellement se trouver près d'elle sans être foulé. Madame de Mirepoix, de son côté, connaissant le bonheur que son ami avait toujours eu à la guerre, avait imité cette manoeuvre, et avait insensiblement rapproché son tabouret de celui de la comtesse.
Les conversations s'établirent dans chaque groupe, et toute la personne de madame Dubarry fut passée à l'étamine.
La comtesse, soutenue par l'amour du roi, par l'accueil gracieux de Mesdames et par l'appui de sa marraine, promenait un regard moins timide sur les hommes placés autour du roi, et, certaine de sa position, cherchait ses ennemies parmi les femmes.
Un corps opaque interrompit la perspective.
- Ah ! monsieur le duc, dit-elle, il fallait que je vinsse ici pour vous rencontrer.
- Comment cela, madame ? demanda le duc.
- Oui, il y a quelque chose comme huit jours qu'on ne vous a vu, ni à Versailles, ni à Paris, ni à Luciennes.
- Je me préparais au plaisir de vous voir ici ce soir, répliqua le vieux courtisan.
- Vous le prévoyiez peut-être ?
- J'en étais certain.
- Voyez-vous ! En vérité, duc, quel homme vous faites ! avoir su cela et ne pas m'en avoir prévenue, moi, votre amie, moi qui n'en savais rien.
- Comment cela, madame ? dit le duc, vous ne saviez point que vous dussiez venir ici ?
- Non. J'étais à peu près comme Esope quand un magistrat l'arrêta dans la rue. « Où allez-vous ? lui demanda-t-il. – Je n'en sais rien, répondit le fabuliste. – Ah ! vraiment ? En ce cas, vous irez en prison. – Vous voyez bien que je ne savais pas où j'allais. » De même, duc, je pouvais croire aller à Versailles, mais je n'en étais pas assez sûre pour le dire. Voilà pourquoi vous m'eussiez rendu service en me venant voir... mais... vous viendrez à présent, n'est-ce pas ?
- Madame, dit Richelieu sans paraître ému le moins du monde de la raillerie, je ne comprends pas bien pourquoi vous n'étiez pas sûre de venir ici.
- Je vais vous le dire : parce que j'étais entourée de pièges.
Et elle regarda fixement le duc, qui soutint ce regard imperturbablement.
- De pièges ? Ah ! bon Dieu ! que me dites-vous là, comtesse ?
- D'abord, on m'a volé mon coiffeur.
- Oh ! oh ! votre coiffeur.
- Oui.
- Que ne m'avez-vous fait dire cela ; je vous eusse envoyé, – mais parlons bas, je vous prie, – je vous eusse envoyé une perle, un trésor, que madame d'Egmont a déterré, un artiste bien supérieur à tous les perruquiers, à tous les coiffeurs royaux, mon petit Léonard.
- Léonard ! s'écria madame Dubarry.
- Oui ; un petit jeune homme qui coiffe Septimanie et qu'elle cache à tous les yeux, comme Harpagon fait de sa cassette. Du reste, il ne faut pas vous plaindre, comtesse ; vous êtes coiffée à merveille et belle à ravir ; et, chose singulière, le dessin de ce tour ressemble au croquis que madame d'Egmont demanda hier à Boucher, et dont elle comptait se servir pour elle-même, si elle n'avait point été malade. Pauvre Septimanie !
La comtesse tressaillit et regarda le duc plus fixement encore ; mais le duc restait souriant et impénétrable.
- Mais pardon, comtesse, je vous ai interrompue. vous parliez de pièges ?...
- Oui ; après m'avoir volé mon coiffeur, on m'a soustrait ma robe, une robe charmante.
- Oh ! voilà qui est odieux : mais, de fait, vous pouviez vous passer de celle qu'on vous a soustraite ; car je vous vois habillée d'une étoffe miraculeuse... C'est de la soie de Chine, n'est-ce pas, avec des fleurs appliquées ? Eh bien ! si vous vous fussiez adressée à moi dans votre embarras, comme il faut le faire à l'avenir, je vous eusse envoyé la robe que ma fille avait fait faire pour sa présentation, et qui était tellement pareille à celle-ci, que je jurerais que c'est la même.
Madame Dubarry saisit les deux mains du duc, car elle commençait à comprendre quel était l'enchanteur qui l'avait tirée d'embarras.
- Savez-vous dans quelle voiture je suis venue, duc ? lui dit-elle.
- Non ; dans la vôtre, probablement.
- Duc, on m'avait enlevé ma voiture, comme ma robe, comme mon coiffeur.
- Mais c'était donc un guet-apens général ? Dans quelle voiture êtes-vous donc venue ?
- Dites-moi d'abord comment est la voiture de madame d'Egmont ?
- Ma foi, je crois que, dans la prévision de cette soirée, elle s'était commandé une voiture doublée de satin blanc. Mais on n'a pas eu le temps d'y peindre ses armes.
- Oui ? n'est-ce pas, une rose est bien plus vite faite qu'un écusson. Les Richelieu et les d'Egmont ont des armes fort compliquées. Tenez, duc, vous êtes un homme adorable.
Et elle lui tendit ses deux mains, dont le vieux courtisan fit un masque tiède et parfumé.
Tout à coup, au milieu des baisers dont il les couvrait, le duc sentit tressaillir les mains de madame Dubarry.
- Qu'est-ce ? demanda-t-il en regardant autour de lui.
- Duc..., dit la comtesse avec un regard égaré.
- Eh bien ?
- Quel est donc cet homme, là-bas, près de M. de Guéménée ?
- Cet habit d'officier prussien ?
- Oui.
- Cet homme brun, aux yeux noirs, à la figure expressive ? Comtesse, c'est quelque officier supérieur que Sa Majesté le roi de Prusse envoie ici sans doute pour faire honneur à votre présentation.
- Ne riez pas, duc ; cet homme est déjà venu en France il y a trois ou quatre ans ; cet homme, que je n'avais pas pu retrouver, que j'ai cherché partout, je le connais.
- Vous faites erreur, comtesse. c'est le comte de Fenix, un étranger, arrivé d'hier ou d'avant-hier seulement.
- Voyez comme il me regarde, duc !
- Tout le monde vous regarde, madame ; vous êtes si belle !
- Il me salue, il me salue, voyez-vous !
- Tout le monde vous saluera, si tous ne vous ont déjà saluée, comtesse.
Mais la comtesse, en proie à une émotion extraordinaire, n'écoutait point les galanteries du duc, et, les yeux rivés sur l'homme qui avait captivé son attention, elle quitta, comme malgré elle son interlocuteur pour faire quelques pas vers l'inconnu.
Le roi, qui ne la perdait pas de vue, remarqua ce mouvement ; il crut qu'elle réclamait sa présence, et, comme il avait assez longtemps gardé les bienséances en se tenant éloigné d'elle, il s'approcha pour la féliciter.
Mais la préoccupation qui s'était emparée de la comtesse était trop forte pour que son esprit se détournât vers un autre objet.
- Sire, dit-elle, quel est donc cet officier prussien qui tourne le dos à M. de Guéménée ?
- Et qui nous regarde en ce moment ? demanda Louis XV.
- Oui, répondit la comtesse.
- Cette forte figure, cette tête carrée encadrée dans un collet d'or ?
- Oui, oui, justement.
- Un accrédité de mon cousin de Prusse... quelque philosophe comme lui. Je l'ai fait venir ce soir, Je voulais que la philosophie prussienne consacrât le triomphe de Cotillon III par ambassadeur.
- Mais son nom, sire ?
- Attendez... Le roi chercha. Ah ! c'est cela : le comte de Fenix.
- C'est lui ! murmura madame Dubarry, c'est lui, j'en suis sure !
Le roi attendit encore quelques secondes pour donner le temps à madame Dubarry de lui faire de nouvelles questions ; mais, voyant qu'elle gardait le silence :
- Mesdames, dit-il en élevant la voix, c'est demain que madame la dauphine arrive à Compiègne. S. A. R. sera reçue à midi précis : toutes les dames présentées seront du voyage, excepté pourtant celles qui sont malades ; car le voyage est fatigant, et madame la dauphine ne voudrait pas aggraver les indispositions.
Le roi prononça ces mots en regardant avec sévérité M. de Choiseul, M. de Guéménée et M. de Richelieu.
Il se fit autour du roi un silence de terreur. Le sens des paroles royales avait été bien compris : c'était la disgrâce.
- Sire, dit madame Dubarry, qui était restée aux côtés du roi, je vous demande grâce en faveur de madame la comtesse d'Egmont.
- Et pourquoi, s'il vous plaît ?
- Parce qu'elle est la fille de M. le duc de Richelieu, et que M. de Richelieu est mon plus fidèle ami.
- Richelieu ?
- J'en suis certaine, sire.
- Je ferai ce que vous voudrez, comtesse, dit le rot.
Et s'approchant du maréchal, qui n'avait pas perdu de vue un seul mouvement des lèvres de la comtesse, et qui avait, sinon entendu, du moins deviné ce qu'elle venait de dire :
- J'espère, mon cher duc, dit-il, que madame d'Egmont sera rétablie pour demain ?
- Certainement, sire. Elle le sera pour ce soir, si Votre Majesté le désire.
Et Richelieu salua le roi de façon à ce que son hommage s'adressât à la fois au respect et à la reconnaissance.
Le roi se pencha à l'oreille de la comtesse et lui dit un mot tout bas.
- Sire, répondit celle-ci avec une révérence accompagnée d'un adorable sourire, je suis votre obéissante sujette.
Le roi salua tout le monde de la main et se retira chez lui.
A peine avait-il franchi le seuil du salon, que les yeux de la comtesse se reportèrent plus effrayés que jamais sur cet homme singulier qui la préoccupait si vivement.
Cet homme s'inclina comme les autres sur le passage du roi ; mais, quoique en saluant, son front conservait une singulière expression de hauteur et presque de menace. Puis, aussitôt que Louis XV eut disparu, se frayant un chemin à travers les groupes, il vint s'arrêter à deux pas de madame Dubarry.
La comtesse, de son côté, attirée par une invincible curiosité, fit un pas. De sorte que l'inconnu, en s'inclinant, put lui dire tout bas et sans que personne autre l'entendît :
- Me reconnaissez-vous, madame ?
- Oui, monsieur, vous êtes mon prophète de la place Louis XV.
L'étranger leva alors sur elle son regard limpide et assuré.
- Eh bien ! vous ai-je menti, madame, lorsque je vous prédis que vous seriez reine de France ?
- Non, monsieur ; votre prédiction est accomplie, ou presque accomplie du moins. Aussi, me voici prête à tenir de mon côté mon engagement. Parlez, monsieur. que désirez-vous ?
- Le lieu serait mal choisi, madame ; et, d'ailleurs, le temps de vous faire ma demande n'est pas venu.
- A quelque moment que vienne cette demande, elle me trouvera prête à l'accomplir.
- Pourrai-je en tout temps, en tout lieu, à toute heure, pénétrer jusqu'à vous, madame ?
- Je vous le promets.
- Merci.
- Mais sous quel nom vous présenterez-vous ? est-ce sous celui du comte de Fenix ?
- Non, ce sera sous celui de Joseph Balsamo.
- Joseph Balsamo..., répéta la comtesse, tandis que le mystérieux étranger se perdait au milieu des groupes. Joseph Balsamo ! c'est bien ! je ne l'oublierai pas.

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