Joseph Balsamo Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXXVII
Ni coiffeur, ni robe, ni carrosse

Il eût été de mauvais goût que madame Dubarry partît de son appartement de Versailles pour se rendre à la grande salle des présentations.
D'ailleurs, Versailles était bien pauvre de ressources dans un jour aussi solennel.
Enfin, mieux que tout cela, ce n'était point l'habitude. Les élus arrivaient avec un fracas d'ambassadeur, soit de leur hôtel de Versailles, soit de leur maison de Paris.
Madame Dubarry choisit ce dernier point de départ.
Dès onze heures du matin, elle était arrivée rue de Valois avec madame de Béarn, qu'elle tenait sous ses verrous quand elle ne la tenait point sous son sourire, et dont on rafraîchissait à chaque instant la blessure avec tout ce que fournissaient de secrets la médecine et la chimie.
Depuis la veille, Jean Dubarry, Chon et Dorée étaient à l'oeuvre, et qui ne les avait pas vos à cette oeuvre se fût fait difficilement une idée de l'influence de l'or et de la puissance du génie humain.
L'une s'assurait du coiffeur, l'autre harcelait les couturières. Jean, qui avait le département des carrosses, se chargeait en outre de surveiller couturières et coiffeurs. La comtesse, occupée de fleurs, de diamants, de dentelles, nageait dans les écrins, et recevait d'heure en heure des courriers de Versailles qui lui disaient que l'ordre avait été donné d'éclairer le salon de la reine, et que rien n'était changé.
Vers quatre heures, Jean Dubarry rentra pâle, agité, mais joyeux.
- Eh bien ? demanda la comtesse.
- Eh bien ! tout sera prêt.
- Le coiffeur ?
- J'ai trouvé Dorée chez lui. Nous sommes convenus de nos faits. Je lui ai glissé dans la main un bon de cinquante louis. Il dînera ici à six heures précises, nous pouvons donc être tranquilles de ce côté-là.
- La robe ?
- La robe sera merveilleuse. J'ai trouvé Chon qui la surveillait ; vingt-six ouvrières y cousent les perles, les rubans et les garnitures. On aura ainsi fait lé par lé ce travail prodigieux, qui eût coûté huit jours à d'autres que nous.
- Comment, lé par lé ? fit la comtesse.
- Oui, petite soeur. Il y a treize lés d'étoffe. Deux ouvrières pour chaque lé : l'une prend à gauche, l'autre prend à droite chaque lé qu'elles ornent d'applications et de pierreries, de sorte qu'on n'assemblera qu'au dernier moment. C'est l'affaire de deux heures encore. A six heures du soir, nous aurons la robe.
- Vous en êtes sur, Jean ?
- J'ai fait hier le calcul des points avec mon ingénieur. Il y a dix mille points par lé ; cinq mille par chaque ouvrière. Dans cette épaisse étoffe, une femme ne peut pas coudre plus d'un point en cinq secondes ; c'est douze par minute, sept cent vingt par heure, sept mille deux cents en dix heures. Je laisse les deux mille deux cents pour les repos indispensables et les fausses piqûres, et nous avons encore quatre heures de bon.
- Et le carrosse ?
- Oh ! quant au carrosse, vous savez que j'en ai répondu ; le vernis sèche dans un grand magasin chauffé exprès à cinquante degrés. C'est un charmant vis-à-vis, près duquel, je vous en réponds, les carrosses envoyés au-devant de la dauphine sont bien peu de chose. Outre les armoiries qui forment le fond des quatre panneaux, avec le cri de guerre des Dubarry : Boutés en avant ! sur les deux panneaux de côté j'ai fait peindre, d'une part, deux colombes qui se caressent, et de l'autre, un coeur percé d'une flèche. Le tout enrichi d'arcs, de carquois et de flambeaux. Il y a queue chez Francian pour le voir ; à huit heures précises, il sera ici.
En ce moment Chon et Dorée rentrèrent. Elles venaient confirmer tout ce qu'avait dit Jean.
- Merci, mes braves lieutenants, dit la comtesse.
- Petite soeur, fit Jean, vous avez les yeux battus ; dormez une heure, cela vous remettra.
- Dormir ? Ah bien, oui ! Je dormirai cette nuit, et beaucoup n'en pourront pas dire autant.
Pendant que ces préparatifs se faisaient chez la comtesse, le bruit de la présentation courait par la ville. Tout désoeuvré qu'il est et tout indifférent qu'il paraît, le peuple parisien est le plus nouvelliste de tous les peuples. Nul n'a mieux connu les personnages de la cour et leurs intrigues que le badaud du dix-huitième siècle, celui-là même qui n'était admis à aucune fête d'intérieur, qui ne voyait que les panneaux hiéroglyphiques des carrosses et les mystérieuses livrées des laquais coureurs de nuit. Il n'était point rare alors que tel ou tel seigneur de la cour fût connu de tout Paris ; c'était simple : au spectacle, aux promenades, la cour jouait le principal rôle. Et M. de Richelieu, sur son tabouret de la scène italienne, madame Dubarry, dans son carrosse éclatant comme celui d'une reine, posaient autant devant le public qu'un comédien aimé ou qu'une actrice favorite de nos jours.
On s'intéresse bien plus aux visages que l'on connaît. Tout Paris connaissait madame Dubarry, ardente à se montrer au théâtre, à la promenade, dans les magasins, comme les femmes riches, jeunes et belles. Puis il la connaissait encore par ses portraits, par ses caricatures, par ­amore. L'histoire de la présentation occupait donc Paris presque autant qu'elle occupait la cour. Ce jour-là, il y eut encore rassemblement à la place du Palais-Royal, mais nous en demandons bien pardon à la philosophie, ce n'était point pour voir M. Rousseau jouant aux échecs au café de la Régence, c'était pour voir la favorite dans son beau carrosse et dans sa belle robe, dont il avait été tant parlé. Le mot de Jean Dubarry : « Nous coûtons cher à la France », était profond, et il était tout simple que la France, représentée par Paris, voulût jouir du spectacle qu'elle payait si cher.
Madame Dubarry connaissait parfaitement son peuple ; car le peuple français fut bien plus son peuple qu'il n'avait été celui de Marie Leckzinska. Elle savait qu'il aimait à être ébloui ; et comme elle était d'un bon caractère, elle travaillait à ce que le spectacle fût en proportion de la dépense, Au lieu de se coucher, comme le lui avait conseillé son beau-frère, elle prit de cinq à six heures un bain de lait ; puis enfin, à six heures, elle se livra à ses femmes de chambre, en attendant l'arrivée du coiffeur.
Il n'y a pas d'érudition à faire à propos d'une époque si bien connue de nos jours, qu'on pourrait presque la dire contemporaine, et que la plupart de nos lecteurs savent aussi bien que nous, Mais il ne sera pas déplacé d'expliquer, en ce moment surtout, ce qu'une coiffure de madame Dubarry devait coûter de soins, de temps et d'art.
Qu'on se figure un édifice complet. Le prélude de ces châteaux que la cour du jeune roi Louis XVI se bâtissait tout crénelés sur la tête, comme si tout, à cette époque eût dû être un présage, comme si la mode frivole, écho des passions sociales qui creusaient la terre sous les pas de tout ce qui était ou de tout ce qui paraissait grand, avait décrété que les femmes de l'aristocratie avaient trop peu de temps à jouir de leurs titres pour ne pas les afficher sur leur front ; comme si, prédiction plus sinistre encore, mais non moins juste, elle leur eût annoncé qu'ayant peu de temps à garder leurs têtes, elles devaient les orner jusqu'à l'exagération et les élever le plus possible au dessus des têtes vulgaires.
Pour natter ces beaux cheveux, les relever autour d'un coussin de soie, les enrouler sur des moules de baleine, les diaprer de pierreries, de perles, de fleurs, les saupoudrer de cette neige qui donnait aux yeux le brillant, au teint la fraîcheur ; pour rendre harmonieux, enfin, ces tons de chair, de nacre, de rubis, d'opale, de diamants, de fleurs omnicolores et multiformes, il fallait être non seulement un grand artiste, mais encore un homme patient.
Aussi, seuls de tous les corps de métiers, les perruquiers portaient l'épée comme les statuaires.
Voilà ce qui explique les cinquante louis donnés par Jean Dubarry au coiffeur de la cour, et la crainte que le grand Lubin, – le coiffeur de la cour à cette époque se nommait Lubin, – et la crainte, disons-nous, que le grand Lubin ne fût moins exact ou moins adroit qu'on ne l'espérait.
Ces craintes ne furent bientôt que trop justifiées : six heures sonnèrent, le coiffeur ne parut point ; puis six heures et demie, puis sept heures moins un quart. Une seule chose rendait un peu d'espérance à tous ces coeurs haletants, c'est qu'un homme de la valeur de M. Lubin devait naturellement se faire attendre.
Mais sept heures sonnèrent ; le vicomte craignit que le dîner préparé pour le coiffeur ne refroidît, et que cet artiste ne fût pas satisfait. Il envoya donc chez lui un grison pour le prévenir que le potage était servi.
Le laquais revint un quart d'heure après.
Ceux qui ont attendu en pareille circonstance savent seuls ce qu'il y a de secondes dans un quart d'heure.
Le laquais avait parlé à madame Lubin elle-même, laquelle avait assuré que M. Lubin venait de sortir, et que s'il n'était déjà rendu à l'hôtel, on pouvait être assuré du moins qu'il était en route.
- Bon, dit Dubarry, il aura trouvé quelque embarras de voitures. Attendons.
- D'ailleurs, il n'y a rien de compromis encore, dit la comtesse, je puis être coiffée à demi habillée ; la présentation n'a lieu qu'à dix heures précises Nous avons encore trois heures devant nous et il ne nous en faut qu'une pour aller à Versailles. En attendant, Chon, montre-moi ma robe, cela me distraira. Eh bien ! où est donc Chon ? Chon ! ma robe, ma robe !
- La robe de madame n'est pas encore arrivée, dit Dorée, et la soeur de madame la comtesse est partie, il y a dix minutes, pour l'aller querir elle même.
- Ah ! dit Dubarry, j'entends un bruit de roues, c'est sans doute notre carrosse qu'on amène.
Le vicomte se trompait : c'était Chon qui rentrait dans son carrosse, attelé de deux chevaux ruisselants de sueur.
- Ma robe ! cria la comtesse, que Chon était encore dans le vestibule ; ma robe !
- Est-ce qu'elle n'est pas arrivée ? demanda Chon tout effarée.
- Non.
- Ah bien, elle ne peut tarder, continua-t-elle en se rassurant, car la faiseuse, quand je suis montée chez elle, venait de partir en fiacre avec deux de ses ouvrières pour apporter et essayer la robe.
- En effet, dit Jean, elle demeure rue du Bac, et le fiacre a dû marcher moins vite que nos chevaux.
- Oui, oui, assurément, dit Chon, qui ne pouvait cependant se défendre d'une certaine inquiétude.
- Vicomte, dit madame Dubarry, si vous envoyiez toujours chercher le carrosse ? que nous n'attendions pas de ce côté-là, au moins.
- Vous avez raison, Jeanne.
Et Dubarry ouvrit la porte.
- Qu'on aille chercher le carrosse chez Francian, dit-il, et cela avec les chevaux neufs, afin qu'ils se trouvent tout attelés.
Le cocher et les chevaux partirent.
Comme le bruit de leurs pas commençait à se perdre dans la direction de la rue Saint-Honoré, ­amore entra avec une lettre.
- Lettre pour maîtresse Barry, dit-il.
- Qui l'a apportée ?
- Un homme.
- Comment, un homme ! Quel homme ?
- Un homme à cheval.
- Et pourquoi te l'a-t-il remise, à toi ?
- Parce que ­amore était à la porte.
- Mais lisez, comtesse, lisez, plutôt que de questionner, s'écria Jean.
- Vous avez raison, vicomte.
- Pourvu que cette lettre ne contienne rien de fâcheux, murmura le vicomte.
- Eh ! non, dit la comtesse, quelque placet pour Sa Majesté.
- Le billet n'est pas plié en forme de placet.
- En vérité, vicomte, vous ne mourrez que de peur, dit la comtesse en souriant.
Et elle brisa le cachet.
Aux premières lignes, elle poussa un horrible cri, et tomba sur son fauteuil à demi expirante.
- Ni coiffeur, ni robe, ni carrosse ! dit-elle.
Chon s'élança vers la comtesse, Jean se précipita sur la lettre.
Elle était d'une écriture droite et menue : c'était évidemment une écriture de femme.

« Madame, disait la lettre, méfiez-vous : ce soir, vous n'aurez ni coiffeur, ni robe, ni carrosse.
« J'espère que cet avis vous parviendra en temps utile.
« Pour ne point forcer votre reconnaissance, je ne me nomme point. Devinez-moi si vous voulez connaître une sincère amie. »

- Ah ! voilà le dernier coup ! s'écria Dubarry au désespoir. Sang bleu ! il faut que je tue quelqu'un. Pas de coiffeur ! Par la mort ! j'éventrerai ce bélître de Lubin. Mais c'est qu'en effet voilà sept heures et demie qui sonnent, et il n'arrive pas. Ah ! damnation ! malédiction !
Et Dubarry, qui n'était pas présenté ce soir-là, s'en prit à ses cheveux, qu'il fourragea indignement.
- C'est la robe ! mon Dieu ! c'est la robe ! s'écria Chon. Un coiffeur, on en trouverait encore.
- Oh ! je vous en défie ! Quels coiffeurs trouverez-vous ? Des massacres ! Ah ! tonnerre ! ah ! carnage ! ah ! mille légions du diable !
La comtesse ne disait rien, mais elle poussait des soupirs qui eussent attendri les Choiseul eux-mêmes, s'ils eussent pu les entendre.
- Voyons, voyons, un peu de calme, dit Chon. Cherchons un coiffeur, retournons chez la faiseuse, pour savoir ce qu'est devenue la robe.
- Pas de coiffeur ! murmurait la comtesse mourante, pas de robe ! pas de carrosse !
- C'est vrai, pas de carrosse ! s'écria Jean ; il ne vient pas non plus, le carrosse, et cependant, il devrait être ici. Oh ! c'est un complot, comtesse. Est-ce que Sartines n'en fera pas arrêter les auteurs ? est-ce que Maupeou ne les fera pas pendre ? est-ce qu'on ne brûlera pas les complices en Grève ? Je veux faire rouer le coiffeur, tenailler la couturière, écorcher le carrossier.
Pendant ce temps, la comtesse était revenue à elle, mais c'était pour mieux sentir l'horreur de sa position.
- Oh ! pour cette fois, je suis perdue, murmurait-elle ; les gens qui ont gagné Lubin sont assez riches pour avoir éloigné tous les bons coiffeurs de Paris.
Il se trouvera plus que des ânes qui me hacheront les cheveux... Et ma robe ! pauvre robe !... Et mon carrosse tout neuf qui devait les faire toutes crever de jalousie !...
Dubarry ne répondait rien, il roulait des yeux terribles et s'allait heurter à tous les angles de la chambre, et à chaque fois qu'il rencontrait un meuble, il le brisait en morceaux, puis, si les morceaux lui paraissaient encore trop gros, il les brisait en plus petits.
Au milieu de cette scène de désolation, qui du boudoir s'était répandue dans les antichambres et des antichambres dans la cour, tandis que les laquais, ahuris par vingt ordres différents et contradictoires, allaient, venaient, couraient, se heurtaient, un jeune homme en habit vert-pomme et veste de satin, en culotte lilas et en bas de soie blancs, descendait d'un cabriolet, franchissait le seuil abandonné de la porte de la rue, traversait la cour, bondissant de pavé en pavé sur les orteils, montait l'escalier et venait frapper à la porte du cabinet de toilette.
Jean était en train de trépigner sur un cabaret de porcelaine de Sèvres que la basque de son habit avait accroché, tandis qu'il évitait la chute d'une grosse potiche japonaise qu'il avait apostrophée d'un coup de poing.
On entendit doucement, discrètement, modestement frapper trois coups à la porte.
Il se fit un grand silence. Chacun était dans une telle attente, que personne n'osait demander qui était là.
- Pardon, dit une voix inconnue, mais je désirerais parler à madame la comtesse Dubarry.
- Mais, monsieur, on n'entre point comme cela, cria le suisse, qui avait couru après l'étranger pour l'empêcher de pénétrer plus avant.
- Un instant, un instant, dit Dubarry, il ne peut pas nous arriver pis que ce qui nous arrive. Que lui voulez-vous, à la comtesse ?
Et Jean ouvrit la porte d'une main qui eût enfoncé les portes de Gaza.
L'étranger esquiva le choc par un bond en arrière, et, retombant à la troisième position :
- Monsieur, dit-il, je voulais offrir mes services à madame la comtesse Dubarry, qui est, je crois, de cérémonie.
- Et quels services, monsieur ?
- Ceux de ma profession.
- Quelle est votre profession ?
- Je suis coiffeur.
Et l'étranger fit une seconde révérence.
- Ah ! s'écria Jean en sautant au cou du jeune homme. Ah ! vous êtes coiffeur. Entrez, mon ami, entrez !
- Venez, mon cher monsieur, venez, dit Chon saisissant à bras-le-corps le jeune homme éperdu.
- Un coiffeur ! s'écria madame Dubarry en levant les mains au ciel. Un coiffeur ! Mais c'est un ange. Etes-vous envoyé par Lubin, monsieur ?
- Je ne suis envoyé par personne. J'ai lu dans une gazette que madame la comtesse était présentée ce soir, et je me suis dit : « Tiens, si par hasard madame la comtesse n'avait pas de coiffeur, ce n'est pas probable, mais c'est possible », et je suis venu.
- Comment vous nommez-vous ? dit la comtesse un peu refroidie.
- Léonard, madame.
- Léonard ! vous n'êtes pas connu.
- Pas encore. Mais si madame accepte mes services, je le serai demain.
- Hum ! hum ! fit Jean, c'est qu'il y a coiffer et coiffer.
- Si madame se défie trop de moi, dit-il, je me retirerai.
- C'est que nous n'avons pas le temps d'essayer, dit Chon.
- Et pourquoi essayer ? s'écria le jeune homme dans un moment d'enthousiasme et après avoir fait le tour de madame Dubarry. Je sais bien qu'il faut que madame attire tous les yeux par sa coiffure. Aussi, depuis que je contemple madame, ai-je inventé un tour qui fera, j'en suis certain, le plus merveilleux effet.
Et le jeune homme fit de la main un geste plein de confiance en lui-même, qui commença à ébranler la comtesse et à faire rentrer l'espoir dans le coeur de Chon et de Jean.
- Ah ! vraiment ! dit la comtesse émerveillée de l'aisance du jeune homme, qui prenait des poses de hanches comme aurait pu le faire le grand Lubin lui-même.
- Mais, avant tout, il faudrait que je visse la robe de madame pour harmonier les ornements.
- Oh ! ma robe ! s'écria madame Dubarry, rappelée à la terrible réalité, ma pauvre robe !
Jean se frappa le front.
- Ah ! c'est vrai ! dit-il. Monsieur, imaginez-vous un guet-apens odieux !... On l'a volée ! robe, couturière, tout !... Chon ! ma bonne Chon !
Et Dubarry, las de s'arracher les cheveux, se mit à sangloter.
- Si tu retournais chez elle, Chon ? dit la comtesse.
- A quoi bon, dit Chon, puisqu'elle était partie pour venir ici ?
- Hélas ! murmura la comtesse en se renversant sur son fauteuil, hélas ! A quoi me sert un coiffeur, si je n'ai pas de robe ?
En ce moment, la cloche de la porte retentit. Le suisse, de peur qu'on ne s'introduisît encore, comme on venait de le faire, avait fermé tous les battants, et derrière tous les battants, poussé tous les verrous.
- On sonne, dit madame Dubarry.
Chon s'élança aux fenêtres.
- Un carton ! s'écria-t-elle.
- Un carton ! répéta la comtesse. Entre-t-il !
- Oui... Non... Si... On le remet au suisse.
- Courez, Jean, courez, au nom du ciel.
Jean se précipita par les montées, devança tous les laquais, arracha le carton des mains du suisse.
Chon le regardait à travers les vitres.
Il ouvrit le couvercle du carton, plongea la main dans ses profondeurs et poussa un hurlement de joie.
Il renfermait une admirable robe de satin de Chine avec des fleurs découpées et toute une garniture de dentelles d'un prix immense.
- Une robe ! une robe ! cria Chon en battant des mains.
- Une robe ! répéta madame Dubarry, près de succomber à la joie, comme elle avait failli succomber à la douleur.
- Qui t'a remis cela, maroufle ? demanda Jean au suisse.
- Une femme, monsieur.
- Mais quelle femme ?
- Je ne la connais pas.
- Où est-elle ?
- Monsieur, elle a passé ce carton en travers de ma porte, m'a crié : « Pour madame la comtesse ! » est remontée dans le cabriolet qui l'avait amenée, et est repartie de toute la vitesse du cheval.
- Allons ! dit Jean, voilà une robe, c'est le principal !
- Mais montez donc, Jean ! cria Chon ; ma soeur pâme d'impatience.
- Tenez, dit Jean, regardez, voyez, admirez, voilà ce que le ciel nous envoie.
- Mais elle ne m'ira point, elle ne pourra m'aller, elle n'a pas été faite pour moi. Mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur ! car enfin elle est jolie.
Chon prit rapidement une mesure.
- Même longueur, dit-elle, même largeur de taille.
- L'admirable étoffe ! dit Dubarry.
- C'est fabuleux ! dit Chon.
- C'est effrayant ! dit la comtesse.
- Mais au contraire, dit Jean, cela prouve que, si vous avez de grands ennemis, vous avez en même temps des amis bien dévoués.
- Ce ne peut être un ami, dit Chon, car comment eût-il été prévenu de ce qui se tramait contre nous ? Il faut que ce soit quelque sylphe, quelque lutin.
- Que ce soit le diable, s'écria madame Dubarry peu m'importe, pourvu qu'il m'aide à combattre les Grammont ! il ne sera jamais aussi diable que ces gens-là !
- Et maintenant, dit Jean, j'y pense...
- Que pensez-vous ?
- Que vous pouvez livrer en toute confiance votre tête à monsieur.
- Qui vous donne cette assurance ?
- Pardieu ! il a été prévenu par le même ami qui nous a envoyé la robe.
- Moi ? fit Léonard avec une surprise naïve.
- Allons ! allons ! dit Jean, comédie que cette histoire de gazette, n'est-ce pas, mon cher monsieur ?
- C'est la vérité pure, monsieur le vicomte.
- Allons, avouez, dit la comtesse.
- Madame, voici la feuille dans ma poche ; je l'ai conservée pour faire des papillotes.
Le jeune homme tira en effet de la poche de sa veste une gazette dans laquelle était annoncée la présentation.
- Allons, allons, à l'oeuvre, dit Chon ; voilà huit heures qui sonnent.
- Oh ! nous avons tout le temps, dit le coiffeur ; il faut une heure à madame pour aller.
- Oui, si nous avions une voiture, dit la comtesse.
- Oh ! mordieu ! c'est vrai, dit Jean, et cette canaille de Francian qui n'arrive pas !
- N'avons-nous pas été prévenus, dit la comtesse ; ni coiffeur, ni robe, ni carrosse !
- Oh ! dit Chon épouvantée, nous manquerait-il aussi de parole ?
- Non, dit Jean, non, le voilà.
- Et le carrosse ? le carrosse ? dit la comtesse.
- Il sera resté à la porte, dit Jean. Le suisse va ouvrir, il va ouvrir. Mais qu'a donc le carrossier ?
En effet, presque au même instant, maître Francian s'élança tout effaré dans le salon.
- Ah ! monsieur le vicomte, s'écria-t-il, le carrosse de madame était en route pour l'hôtel, quand, au détour de la rue Traversière, il a été arrêté par quatre hommes qui ont terrassé mon premier garçon qui vous l'amenait, et qui, mettant les chevaux au galop, ont disparu par la rue Saint-Nicaise.
- Quand je vous le disais, fit Dubarry radieux, sans se lever du fauteuil où il était assis en voyant entrer le carrossier, quand je vous le disais !...
- Mais c'est un attentat, cela ! cria Chon. Mais remuez-vous donc, mon frère !
- Me remuer, moi ! et pourquoi faire ?
- Mais pour nous trouver une voiture ; il n'y a ici que des chevaux éreintés et des carrosses sales. Jeanne ne peut pas aller à Versailles dans de pareilles brouettes.
- Bah ! dit Dubarry, celui qui met un frein à la fureur des flots, qui donne la pâture aux oisillons, qui envoie un coiffeur comme monsieur, une robe comme celle-là, ne nous laissera pas en chemin faute d'un carrosse.
- Eh ! tenez, dit Chon, en voilà un qui roule.
- Et qui s'arrête même, reprit Dubarry.
- Oui, mais il n'entre pas, dit la comtesse.
- Il n'entre pas, c'est cela ! dit Jean.
Puis, sautant à la fenêtre, qu'il ouvrit :
- Courez, mordieu ! cria-t-il, courez, ou vous arriverez trop tard. Alerte ! alerte ! que nous connaissions au moins notre bienfaiteur.
Les valets, les piqueurs, les grisons, se précipitèrent, mais il était déjà trop tard. Un carrosse doublé de satin blanc, et attelé de deux magnifiques chevaux bais, était devant la porte.
Mais de cocher, mais de laquais, pas de traces ; un simple commissionnaire maintenait les chevaux par le mors.
Le commissionnaire avait reçu six livres de celui qui les avait amenés et qui s'était enfui du côté de la cour des Fontaines.
On interrogea les panneaux ; mais une main rapide avait remplacé les armoiries par une rose.
Toute cette contrepartie de la mésaventure n'avait pas duré une heure.
Jean fit entrer le carrosse dans la cour, ferma la porte sur lui et prit la clef de la porte. Puis il remonta dans le cabinet de toilette où le coiffeur s'apprêtait à donner à la comtesse les premières preuves de sa science.
- Monsieur ! s'écria-t-il en saisissant le bras de Léonard, si vous ne nous nommez pas notre génie protecteur, si vous ne le signalez pas à notre reconnaissance éternelle, je jure...
- Prenez garde, monsieur le vicomte, interrompit flegmatiquement le jeune homme, vous me faites l'honneur de me serrer le bras si fort, que j'aurai la main tout engourdie quand il s'agira de coiffer madame la comtesse ; or, nous sommes pressés, voici huit heures et demie qui sonnent.
- Lâchez ! Jean, lâchez ! cria la comtesse.
Jean retomba dans un fauteuil.
- Miracle ! dit Chon, miracle ! la robe est d'une mesure parfaite... un pouce de trop long par devant, voilà tout ; mais dans dix minutes le défaut sera corrigé.
- Et le carrosse, comment est-il ?... présentable ? demanda la comtesse.
- Du plus grand goût... Je suis monté dedans, répondit Jean ; il est garni de satin blanc, et parfumé d'essence de rose.
- Alors tout va bien ! cria madame Dubarry en frappant ses petites mains l'une contre l'autre. Allez, monsieur Léonard, si vous réussissez, votre fortune est faite.
Léonard ne se le fit pas dire à deux fois ; il s'empara de la tête de madame Dubarry, et, au premier coup de peigne, il révéla un talent supérieur.
Rapidité, goût, précision, merveilleuse entente des rapports du moral avec le physique, il déploya tout dans l'accomplissement de cette importante fonction.
Au bout de trois quarts d'heure madame Dubarry sortit de ses mains plus séduisante que la déesse Aphrodite ; car elle était beaucoup moins nue, et n'était pas moins belle.
Lorsqu'il eut donné le dernier tour à cet édifice splendide, lorsqu'il en eut éprouvé la solidité, lorsqu'il eut demandé de l'eau pour ses mains et humblement remercié Chon, qui, dans sa joie, le servait comme un monarque, il voulut se retirer.
- Ah ! monsieur, dit Dubarry, vous saurez que je suis aussi entêté dans mes amours que dans mes haines. J'espère donc maintenant que vous voudrez bien me dire qui vous êtes.
- Vous le savez déjà, monsieur ; je suis un jeune homme qui débute et je m'appelle Léonard.
- Qui débute ? Sang bleu ! vous êtes passé maître, monsieur.
- Vous serez mon coiffeur, monsieur Léonard, dit la comtesse en se mirant dans une petite glace à main, et je vous payerai chaque coiffure de cérémonie cinquante louis. Chon, compte cent louis à monsieur pour la première, il y en aura cinquante de denier à Dieu.
- Je vous le disais bien, madame, que vous feriez ma réputation.
- Mais vous ne coifferez que moi...
- Alors gardez vos cent louis, madame, dit Léonard ; je veux ma liberté, c'est à elle que je dois d'avoir eu l'honneur de vous coiffer aujourd'hui. La liberté est le premier des biens de l'homme.
- Un coiffeur philosophe ! s'écria Dubarry en levant les deux mains au ciel ; où allons-nous, Seigneur mon Dieu ! où allons-nous ? Eh bien ! mon cher monsieur Léonard, je ne veux pas me brouiller avec vous, prenez vos cent louis, et gardez votre secret et votre liberté... En voiture, comtesse, en voiture !
Ces mots s'adressaient à madame de Béarn, qui entrait raide et parée comme une châsse, et qu'on venait de tirer de son cabinet juste au moment de s'en servir.
- Allons, allons, dit Jean, qu'on prenne madame à quatre et qu'on la porte doucement au bas des degrés. Si elle pousse un seul soupir, je vous fais étriller.
Pendant que Jean surveillait cette délicate et importante manoeuvre, dans laquelle Chon le secondait en qualité de lieutenant, madame Dubarry cherchait des yeux Léonard.
Léonard avait disparu.
- Mais par où donc est-il passé ? murmura madame Dubarry, encore mal revenue de tous les étonnements successifs qu'elle venait d'éprouver.
- Par où il est passé ? Mais par le parquet ou par le plafond ; c'est par là que passent les génies. Maintenant, comtesse, prenez bien garde que votre coiffure ne devienne un pâté de grives, que votre robe ne se change en toile d'araignée, et que nous n'arrivions à Versailles dans un potiron traîné par deux rats !
Ce fut sur l'énonciation de cette dernière crainte que le vicomte Jean monta à son tour dans le carrosse, où avaient déjà pris place madame la comtesse de Béarn et sa bienheureuse filleule.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente