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Chapitre XXXI
Le brevet de Zamore

- Madame, dit la favorite à la comtesse, parlez, je vous écoute.
- Permettez, ma soeur, dit Jean demeuré debout, permettez que j'empêche madame d'avoir l'air de vous solliciter ; madame n'y pensait pas le moins du monde ; M. le chancelier l'a chargée d'une commission pour vous, voilà tout.
Madame de Béarn jeta un regard plein de reconnaissance sur Jean et tendit à la comtesse le brevet signé par le vice-chancelier, lequel brevet érigeait Luciennes en château royal, et confiait à ­amore le titre de son gouverneur.
- C'est donc moi qui suis votre obligée, madame, dit la comtesse après avoir jeté un coup d'oeil sur le brevet, et si j'étais assez heureuse pour trouver une occasion de vous être agréable à mon tour...
- Oh ! ce serait facile, madame ! s'écria la plaideuse avec une vivacité qui enchanta les deux associés.
- Comment cela, madame ? Dites, je vous prie.
- Puisque vous voulez bien me dire, madame, que mon nom ne vous est pas tout à fait inconnu...
- Comment donc, une Béarn !
- Eh bien ! vous avez peut-être entendu parler d'un procès qui laisse vagues les biens de ma maison.
- Disputés par MM. de Saluces, je crois ?
- Hélas ! oui, madame.
- Oui, oui, je connais cette affaire, dit la comtesse. Sa Majesté en parlait l'autre soir chez moi à mon cousin, M. de Maupeou.
- Sa Majesté ! s'écria la plaideuse, Sa Majesté a parlé de mon procès ?
- Oui, madame.
- Et en quels termes ?
- Hélas ! pauvre comtesse ! s'écria à son tour madame Dubarry en secouant la tête.
- Ah ! procès perdu, n'est-ce pas ? fit la vieille plaideuse avec angoisse.
- S'il faut vous dire la vérité, je le crains bien, madame.
- Sa Majesté l'a dit !
- Sa Majesté, sans se prononcer, car elle est pleine de prudence et de délicatesse, Sa Majesté semblait regarder ces biens comme déjà acquis à la famille de Saluces.
- Oh ! mon Dieu, mon Dieu, madame, si Sa Majesté était au courant de l'affaire, si elle savait que c'est par cession à la suite d'une obligation remboursée !... Oui, madame, remboursée ; les deux cent mille francs ont été rendus. Je n'en ai pas les reçus certainement, mais j'en ai les preuves morales, et si je pouvais devant le parlement plaider moi-même, je démontrerais par déduction...
- Par déduction ? interrompit la comtesse, qui ne comprenait absolument rien à ce que lui disait madame de Béarn, mais qui paraissait néanmoins donner la plus sérieuse attention à son plaidoyer.
- Oui, madame, par déduction.
- La preuve par déduction est admise, dit Jean.
- Ah ! le croyez-vous, monsieur le vicomte ? s'écria la vieille.
- Je le crois, répondit le vicomte avec une suprême gravité.
- Eh bien ! par déduction, je prouverais que cette obligation de deux cent mille livres, qui, avec les intérêts accumulés, forme aujourd'hui un capital de plus d'un million, je prouverais que cette obligation, en date de 1400, a dû être remboursée par Guy Gaston IV, comte de Béarn, à son lit de mort, en 1417, puisqu'on trouve de sa main, dans son testament : « Sur mon lit de mort, ne devant plus rien aux hommes, et prêt à paraître devant Dieu... »
- Eh bien ? dit la comtesse.
- Eh bien ! vous comprenez : s'il ne devait plus rien aux hommes, c'est qu'il s'était acquitté avec les Saluces. Sans cela, il aurait dit : « Devant deux cent mille livres », au lieu de dire : « Ne devant rien. »
- Incontestablement il l'eût dit, interrompit Jean.
Mais vous n'avez pas d'autre preuve ?
- Que la parole de Gaston IV, non, madame, mais c'est celui que l'on appelait l'irréprochable.
Tandis que vos adversaires ont l'obligation.
- Oui, je le sais bien, dit la vieille, et voilà justement ce qui embrouille le procès.
Elle aurait dû dire ce qui l'éclaircit ; mais madame de Béarn voyait les choses à son point de vue.
- Ainsi, votre conviction, à vous, madame, c'est que les Saluces sont remboursés ? dit Jean.
- Oui, monsieur le vicomte, dit madame Béarn avec élan, c'est ma conviction.
Eh mais ! reprit la comtesse en se tournant vers son frère d'un air pénétré, savez-vous, Jean, que cette déduction, comme dit madame de Béarn, change terriblement l'aspect des choses ?
- Terriblement, oui, madame, dit Jean.
- Terriblement pour mes adversaires, continua la comtesse ; les termes du testament de Gaston IV sont positifs : « Ne devant plus rien aux hommes. »
- Non seulement c'est clair, mais c'est logique, dit Jean. Il ne devait plus rien aux hommes ; donc, il avait payé ce qu'il leur devait.
- Donc, il avait payé, répéta à son tour madame Dubarry.
- Ah ! madame, que n'êtes-vous mon juge s'écria la vieille comtesse.
- Autrefois, dit le vicomte Jean, dans un cas pareil, on n'eût pas eu recours aux tribunaux, et le jugement de Dieu eût vidé l'affaire. Quant à moi, j'ai une telle confiance dans la beauté de la cause, que je jure, si un pareil moyen était encore en usage, que je m'offrirais pour le champion de madame.
- Oh ! monsieur !
- C'est comme cela ; d'ailleurs, je ne ferais que ce que fit mon aïeul Dubarry-Moore, qui eut l'honneur de s'allier à la famille royale de Stuart, lorsqu'il combattit en champ clos pour la jeune et belle Edith de Scarborough, et qu'il fit avouer à son adversaire qu'il en avait menti par la gorge. Mais, malheureusement, continua le vicomte avec un soupir de dédain, nous ne vivons plus dans ces glorieux temps, et les gentilshommes, lorsqu'ils discutent leurs droits, doivent aujourd'hui soumettre la cause au jugement d'un tas de robins, qui ne comprennent rien à une phrase aussi claire que celle-ci : « Ne devant plus rien aux hommes. »
- Ecoutez donc, cher frère, il y a trois cents ans passés que cette phrase a été écrite, hasarda madame Dubarry, et il faut faire la part de ce qu'au Palais on appelle, je crois, la prescription.
- N'importe, n'importe, dit Jean, je suis convaincu que si Sa Majesté entendait madame exposer son affaire, comme elle vient de le faire devant nous...
- Oh ! je la convaincrais, n'est-ce pas, monsieur ? j'en suis sûre.
- Et moi aussi.
- Oui, mais comment me faire entendre ?
- Il faudrait pour cela que vous me fissiez l'honneur de me venir voir un jour à Luciennes ; et comme Sa Majesté me fait la grâce de m'y visiter assez souvent...
- Oui, sans doute, ma chère ; mais tout cela dépend du hasard.
- Vicomte, dit la comtesse avec un charmant sourire, vous savez que je me fie assez au hasard. Je n'ai point à m'en plaindre.
- Et cependant le hasard peut faire que de huit jours, de quinze jours, de trois semaines, madame ne se rencontre pas avec Sa Majesté.
- C'est vrai.
- En attendant, son procès se juge lundi ou mardi.
- Mardi, monsieur.
- Et nous sommes à vendredi soir.
- Oh ! alors, dit madame Dubarry d'un air désespéré, il ne faut plus compter là-dessus.
- Comment faire ? dit le vicomte paraissant rêver profondément. Diable ! diable !
- Une audience à Versailles ? dit timidement madame de Béarn.
- Oh ! vous ne l'obtiendrez pas.
- Avec votre protection, madame ?
- Oh ! ma protection n'y ferait rien. Sa Majesté a horreur des choses officielles, et dans ce moment-ci elle n'est préoccupée que d'une seule affaire.
- Celle des parlements ? demanda madame de Béarn.
- Non, celle de ma présentation.
- Ah ! fit la vieille plaideuse.
- Car vous savez, madame, que, malgré l'opposition de M. de Choiseul, malgré les intrigues de M. de Praslin, et malgré les avances de madame de Grammont, le roi a décidé que je serais présentée.
- Non, non, madame, je ne le savais pas, dit la plaideuse.
- Oh ! mon Dieu, oui, décidé, dit Jean.
- Et quand aura lieu cette présentation, madame ?
- Très prochainement.
- Voilà... le roi veut que la chose ait lieu avant l'arrivée de madame la dauphine, afin de pouvoir emmener ma soeur aux fêtes de Compiègne.
- Ah ! je comprends. Alors madame est en mesure d'être présentée ? fit timidement la comtesse.
- Mon Dieu, oui. Madame la baronne d'Alogny... Connaissez-vous madame la baronne d'Alogny ?
- Non, monsieur. Hélas ! je ne connais plus personne : il y a vingt ans que j'ai quitté la cour.
- Eh bien ! c'est madame la baronne d'Alogny qui lui sert de marraine. Le roi la comble, cette chère baronne ; son mari est chambellan ; son fils passe aux gardes avec promesse de la première lieutenance ; sa baronnie est érigée en comté ; les bons sur la cassette du roi sont permutés contre des actions de la ville, et le soir de la présentation elle recevra vingt mille écus comptant. Aussi elle presse, elle presse !
- Je comprends cela, dit la comtesse de Béarn avec un gracieux sourire.
- Ah ! mais j'y pense !... s'écria Jean.
- A quoi ? demanda madame Dubarry.
- Quel malheur ! ajouta-t-il en bondissant sur son fauteuil, quel malheur que je n'aie pas rencontré huit jours plus tôt madame chez notre cousin le vice-chancelier.
- Eh bien ?
- Eh bien ! nous n'avions aucun engagement avec la baronne d'Alogny à cette époque-là.
- Mon cher, dit madame Dubarry, vous parlez comme un sphinx, et je ne vous comprends pas.
- Vous ne comprenez pas ?
- Non.
- Je parie que madame comprend.
- Pardon, monsieur, mais je cherche en vain...
- Il y a huit jours, vous n'aviez pas de marraine ?
- Sans doute.
- Eh bien ! madame... Je m'avance peut-être trop ?
- Non, monsieur, dites.
- Madame vous en eût servi ; et ce qu'il fait pour madame d'Alogny, le roi l'eut fait pour madame.
La plaideuse ouvrait de grands yeux.
- Hélas ! dit-elle.
- Ah ! si vous saviez, continua Jean, quelle grâce le roi a mise à lui accorder toutes ces faveurs.
Il n'a pas été besoin de les lui demander, il a été au-devant. Dès qu'on lui eut dit que la baronne d'Alogny s'offrait pour être marraine de Jeanne :
« A la bonne heure, a-t-il dit, je suis las de toutes ces drôlesses qui sont plus fières que moi, à ce qu'il paraît... Comtesse, vous me présenterez cette femme, n'est-ce pas ? A-t-elle un bon procès, un arriéré, une banqueroute ?... »
Les yeux de la comtesse se dilataient de plus en plus.
- « Seulement, a ajouté le roi, une chose me fâche. »
- Ah ! une chose fâchait Sa Majesté ?
- Oui, une seule. « Une seule chose me fâche c'est que pour présenter madame Dubarry j'eusse voulu un nom historique. » Et en disant ces paroles, Sa Majesté regardait le portrait de Charles Ier par Van Dyck.
- Oui, je comprends, dit la vieille plaideuse. Sa Majesté disait cela à cause de cette alliance des Dubarry-Moore avec les Stuarts dont vous parliez tout à l'heure.
- Justement.
- Le fait est, dit madame de Béarn avec une intention impossible à rendre, le fait est que les d'Alogny, je n'ai jamais entendu parler de cela.
- Bonne famille cependant, dit la comtesse, qui a fourni ses preuves, ou à peu près.
- Ah ! mon Dieu ! s'écria tout à coup Jean en se soulevant sur son fauteuil à la force du poignet.
- Eh bien ! qu'avez-vous ? fit madame Dubarry ayant toutes les peines du monde à s'empêcher de rire en face des cotorsions de son beau-frère.
- Monsieur s'est piqué peut-être ? demanda la vieille plaideuse avec sollicitude.
- Non, dit Jean en se laissant doucement retomber, non, c'est une idée qui me vient.
- Quelle idée ! dit la comtesse en riant, elle vous a presque renversé.
- Elle doit être bien bonne ! fit madame de Béarn.
- Excellente !
- Dites-nous-la, alors.
- Seulement, elle n'a qu'un malheur.
- Lequel ?
- Elle est impossible à exécuter.
- Dites toujours.
- En vérité, j'ai peur de laisser des regrets à quelqu'un.
- N'importe, allez, vicomte, allez.
- Je pensais que, si vous faisiez part à madame d'Alogny de cette observation que faisait le roi en regardant le portrait de Charles Ier...
- Oh ! ce serait peu obligeant, vicomte.
- C'est vrai.
- Alors n'y pensons plus.
La plaideuse poussa un soupir.
- C'est fâcheux, continua le vicomte comme se parlant à lui-même, les choses allaient toutes seules ; madame, qui a un grand nom et qui est une femme d'esprit, s'offrait à la place de la baronne d'Alogny. Elle gagnait son procès, M. de Béarn fils avait une lieutenance dans la maison, et, comme madame a fait de grands frais pendant les différents voyages que ce procès l'a contrainte de faire à Paris, on lui donnait un dédommagement. Ah ! une pareille fortune ne se rencontre pas deux fois dans la vie !
- Hélas ! non, hélas ! non, ne put s'empêcher de dire madame de Béarn, étourdie par ce coup imprévu.
Le fait est que, dans la position de la pauvre plaideuse, tout le monde eût dit comme elle, et, comme elle, fût resté écrasé dans le fond de son fauteuil.
- Là, vous voyez, mon frère, dit la comtesse avec un accent de profonde commisération, vous voyez que vous avez affligé madame. N'était-ce pas assez à moi que de lui prouver que je ne pouvais rien demander au roi avant ma présentation ?
- Oh ! si je pouvais faire reculer mon procès !
- De huit jours seulement, dit Dubarry.
- Oui, de huit jours, dit madame de Béarn ; dans huit jours madame sera présentée.
- Oui, mais le roi sera à Compiègne dans huit jours ; le roi sera au milieu des fêtes ; la dauphine sera arrivée.
- C'est juste, c'est juste, dit Jean ; mais...
- Quoi ?
- Attendez donc ; encore une idée.
- Laquelle, monsieur, laquelle ? dit la plaideuse.
- Il me semble... Oui... non... Oui, oui, oui !
Madame de Béarn répétait avec anxiété les monosyllabes de Jean.
- Vous avez dit oui, monsieur le vicomte, dit-elle.
- Je crois que j'ai trouvé le joint.
- Dites.
- Ecoutez ceci.
- Nous écoutons.
- Votre présentation est encore un secret, n'est-ce pas ?
- Sans doute ; madame seule...
- Oh ! soyez tranquille ! s'écria la plaideuse.
- Votre présentation est donc un secret. On ignore que vous avez trouvé une marraine.
- Sans doute : le roi veut que la nouvelle éclate comme une bombe.
- Nous y sommes, cette fois.
- Bien sûr, monsieur le vicomte ? demanda madame de Béarn.
- Nous y sommes ! répéta Jean.
Les oreilles s'ouvrirent, les yeux se dilatèrent, Jean rapprocha son fauteuil des deux autres fauteuils.
- Madame, par conséquent, ignore comme les autres que vous allez être présentée, et que vous avez trouvé une marraine.
- Sans doute. Je l'ignorais si vous ne me l'eussiez pas dit.
- Vous êtes censée ne pas nous avoir vus ; donc, vous ignorez tout. Vous demandez audience au roi.
- Mais madame la comtesse prétend que le roi me refusera.
- Vous demandez audience au roi, en lui offrant d'être la marraine de la comtesse. Vous comprenez, vous ignorez qu'elle en a une. Vous demandez donc audience au roi, en vous offrant d'être la marraine de ma soeur. De la part d'une femme de votre rang, la chose touche Sa Majesté. Sa Majesté vous reçoit, vous remercie, vous demande ce qu'elle peut faire pour vous être agréable. Voue entamez l'affaire du procès, vous faites valoir vos déductions. Sa Majesté comprend, recommande l'affaire, et votre procès, que vous croyez perdu se trouve gagné.
Madame Dubarry fixait sur la comtesse des regards ardents. Celle-ci sentit probablement le piège.
- Oh ! moi, chétive créature, dit-elle vivement, comment voulez-vous que Sa Majesté... ?
- Il suffit, je crois, dans cette circonstance, d'avoir montré de la bonne volonté, dit Jean.
- S'il ne s'agit que de bonne volonté..., dit la comtesse hésitant.
- L'idée n'est point mauvaise, reprit madame Dubarry en souriant. Mais peut-être que, même pour gagner son procès, madame la comtesse répugne à de pareilles supercheries ?
- A de pareilles supercheries ? reprit Jean. Ah ! par exemple ! et qui les saura, je vous le demande, ces supercheries ?
- Madame a raison, reprit la comtesse espérant se tirer d'affaire par ce biais, et je préférerais lui rendre un service réel, pour me concilier réellement son amitié.
- C'est, en vérité, on ne peut plus gracieux, dit madame Dubarry avec une légère teinte d'ironie, qui n'échappa point à madame de Béarn.
Eh bien ! j'ai encore un moyen, dit Jean.
- Un moyen ?
- Oui.
- De rendre ce service réel ?
- Ah çà ! vicomte, dit madame Dubarry, vous devenez poète, prenez garde ! M. de Beaumarchais n'a pas dans l'imagination plus de ressources que vous.
La vieille comtesse attendait avec anxiété l'exposition de ce moyen.
- Raillerie à part, dit Jean. Voyons, petite soeur, vous êtes bien intime avec madame d'Alogny n'est-ce pas ?
- Si je le suis !... Vous le savez bien.
- Se formaliserait-elle de ne point vous présenter ?
- Dame ! c'est possible.
- Il est bien entendu que vous n'irez pas lui dire à brûle-pourpoint ce que le roi a dit, c'est-à-dire qu'elle était de bien petite noblesse pour une pareille charge. Mais vous êtes femme d'esprit, vous lui direz autre chose.
- Eh bien ? demanda Jeanne.
- Eh bien ! elle céderait à madame cette occasion de vous rendre service et de faire fortune.
La vieille frissonna. Cette fois l'attaque était directe. Il n'y avait pas de réponse évasive possible.
Cependant elle en trouva une.
- Je ne voudrais pas désobliger cette dame, dit-elle, et, entre gens de qualité, on se doit des égards.
Madame Dubarry fit un mouvement de dépit que son frère calma d'un signe.
- Notez bien, madame, dit-il, que je ne vous propose rien. Vous avez un procès, cela arrive à tout le monde ; vous désirez le gagner, c'est tout naturel. Il paraît perdu, cela vous désespère ; je tombe au milieu de ce désespoir ; je me sens ému de sympathie pour vous ; je prends intérêt à cette affaire qui ne me regarde pas ; je cherche un moyen de la faire tourner à bien quand elle est déjà aux trois quarts tournée à mal. J'ai tort, n'en parlons plus.
Et Jean se leva.
- Oh ! monsieur, s'écria la vieille avec un serrement de coeur qui lui fit apercevoir les Dubarry, jusqu'alors indifférents, ligués désormais eux- mêmes contre son procès ; oh ! monsieur, tout au contraire, je reconnais, j'admire votre bienveillance !
- Moi, vous comprenez, reprit Jean avec une indifférence parfaitement jouée, que ma soeur soit présentée par madame d'Alogny, par madame de Polastron ou par madame de Béarn, peu m'importe.
- Mais sans doute, monsieur.
- Seulement, eh bien ! je l'avoue, j'étais furieux que les bienfaits du roi tombassent sur quelque mauvais coeur, qui, gagné par un intérêt sordide, aurait capitulé devant notre pouvoir, comprenant l'impossibilité de l'ébranler.
- Oh ! c'est ce qui arriverait probablement, dit madame Dubarry.
- Tandis, continua Jean, tandis que madame, qu'on n'a pas sollicitée, que nous connaissons à peine, et qui s'offre de bonne grâce enfin, me paraît digne en tout point de profiter des avantages de la position.
La plaideuse allait peut-être réclamer contre cette bonne volonté dont lui faisait honneur le vicomte ; mais madame Dubarry ne lui en donna pas le temps.
- Le fait est, dit-elle, qu'un pareil procédé enchanterait le roi, et que le roi n'aurait rien à refuser à la personne qui l'aurait eu.
- Comment ! le roi n'aurait rien à refuser, dites-vous ?
- C'est-à-dire qu'il irait au-devant des désirs de cette personne ; c'est-à-dire que, de vos propres oreilles, vous l'entendriez dire au vice-chancelier : « Je veux que l'on soit agréable à madame de Béarn, entendez-vous, monsieur de Maupeou ? » Mais il paraît que madame la comtesse voit des difficultés à ce que cela soit ainsi. C'est bien. Seulement, ajouta le vicomte en s'inclinant, j'espère que madame me saura gré de mon bon vouloir.
- J'en suis pénétrée de reconnaissance, monsieur ! s'écria la vieille.
- Oh ! bien gratuitement, dit le galant vicomte.
- Mais..., reprit la comtesse.
- Madame ?
- Mais madame d'Alogny ne cédera point son droit, dit la plaideuse.
- Alors nous revenons à ce que nous avons dit d'abord : madame ne s'en sera pas moins offerte, et Sa Majesté n'en sera pas moins reconnaissante.
- Mais en supposant que madame d'Alogny acceptât, dit la comtesse, qui cavait au pis pour voir clairement au fond des choses, on ne peut faire perdre à cette dame les avantages...
- La bonté du roi pour moi est inépuisable, madame, dit la favorite.
- Oh ! s'écria Dubarry, quelle tuile sur la tête de ces Saluces, que je ne puis pas souffrir !
- Si j'offrais mes services à madame, reprit la vieille plaideuse se décidant de plus en plus, entraînée qu'elle était à la fois par son intérêt et par la comédie que l'on jouait avec elle, je ne considérerais pas le gain de mon procès ; car enfin ce procès, que tout le monde regarde comme perdu aujourd'hui, sera difficilement gagné demain.
- Ah ! si le roi le voulait pourtant ! répondit le vicomte se hâtant de combattre cette hésitation nouvelle.
- Eh bien ! madame a raison, vicomte dit la favorite, et je suis de son avis, moi.
- Vous dites ? fit le vicomte ouvrant des yeux énormes.
- Je dis qu'il serait honorable pour une femme du nom de madame que le procès marchât comme il doit marcher. Seulement, nul ne peut entraver la volonté du roi, ni l'arrêter dans sa munificence.
Et si le roi, ne voulant pas, surtout dans la situation où il est avec ses parlements, si le roi, ne voulant pas changer le cours de la justice, offrait à madame un dédommagement ?
- Honorable se hâta de dire le vicomte. Oh ! oui, petite soeur je suis de votre avis.
- Hélas ! fit péniblement la plaideuse, comment dédommager de la perte d'un procès qui enlève deux cent mille livres ?
- Mais d'abord, dit madame Dubarry, par un don royal de cent mille livres, par exemple ?
Les deux associés regardèrent avidement leur victime.
- J'ai un fils, dit-elle.
- Tant mieux ! c'est un serviteur de plus pour l'Etat, un nouveau dévouement acquis au roi.
On ferait donc quelque chose pour mon fils, madame, vous le croyez ?
- J'en réponds, moi, dit Jean ; et le moins qu'il puisse espérer, c'est une lieutenance dans les gendarmes.
- Avez-vous encore d'autres parents ? demanda la favorite.
Un neveu.
- Eh bien ! on inventerait quelque chose pour le neveu.
- Et nous vous chargerions de cela, vicomte, vous qui venez de nous prouver que vous étiez plein d'invention, dit en riant la favorite.
- Voyons, si Sa Majesté faisait pour vous toutes ces choses, madame, dit le vicomte, qui, suivant le précepte d'Horace, poussait au dénouement ; trouveriez-vous le roi raisonnable ?
- Je le trouverais généreux au delà de toute expression, et j'offrirais toutes mes actions de grâces à madame, convaincue que c'est à elle que je dois tant de générosité.
- Ainsi donc, madame, demanda la favorite, vous voulez bien prendre au sérieux notre conversation ?
- Oui, madame, au plus grand sérieux, dit la vieille comtesse, toute pâle de l'engagement qu'elle prenait.
- Et vous permettez que je parle de vous à Sa Majesté ?
- Faites-moi cet honneur, répondit la plaideuse avec un soupir.
- Madame, la chose aura lieu, et pas plus tard que ce soir même, dit la favorite en levant le siège. Et maintenant, madame, j'ai conquis, je l'espère, votre amitié.
- La vôtre m'est si précieuse, répondit la vieille dame en commençant ses révérences, qu'en vérité je crois être sous l'empire d'un songe.
- Voyons, récapitulons, dit Jean, qui voulait donner à l'esprit de la comtesse toute la fixité dont l'esprit a besoin pour mener à fin les choses matérielles. Voyons, cent mille livres d'abord comme dédommagement des frais de procès, de voyages, d'honoraires d'avocat, etc., etc., etc.
- Oui, monsieur.
- Une lieutenance pour le jeune comte.
- Oh ! ce lui serait une ouverture de carrière magnifique.
- Et quelque chose pour un neveu, n'est-ce pas ?
- Quelque chose.
- On trouvera ce quelque chose, je l'ai déjà dit ; cela me regarde.
- Et quand aurai-je l'honneur de vous revoir, madame la comtesse ? demanda la vieille plaideuse.
- Demain matin mon carrosse sera à votre porte, madame, pour vous mener à Luciennes, où sera le roi. Demain à dix heures j'aurai rempli ma promesse ; Sa Majesté sera prévenue, et vous n'attendrez point.
- Permettez que je vous accompagne, dit Jean offrant son bras à la comtesse.
- Je ne le souffrirai point, monsieur, dit la vieille dame ; demeurez, je vous prie.
Jean insista.
- Jusqu'au haut de l'escalier, du moins.
- Puisque vous le voulez absolument...
Et elle prit le bras du vicomte.
- ­amore ! appela la comtesse.
­amore accourut.
- Qu'on éclaire madame jusqu'au perron, et qu'on fasse avancer la voiture de mon frère.
­amore partit comme un trait.
- En vérité, vous me comblez, dit madame de Béarn.
Et les deux femmes échangèrent une dernière révérence.
Arrivé au haut de l'escalier, le vicomte Jean quitta le bras de madame de Béarn et revint vers sa soeur, tandis que la plaideuse descendait majestueusement le grand escalier.
­amore marchait devant ; derrière ­amore suivaient deux valets de pied portant des flambeaux, puis venait madame de Béarn, dont un troisième laquais portait la queue, un peu courte.
Le frère et la soeur regardaient par une fenêtre, afin de suivre jusqu'à sa voiture cette précieuse marraine, cherchée avec tant de soin, et trouvée avec tant de difficulté.
Au moment où madame de Béarn arrivait au bas du perron, une chaise entrait dans la cour, et une jeune femme s'élançait par la portière.
- Ah ! maîtresse Chon ! s'écria ­amore en ouvrant démesurément ses grosses lèvres ; bonsoir, maîtresse Chon !
Madame de Béarn demeura un pied en l'air ; elle venait, dans la nouvelle arrivante, de reconnaître sa visiteuse, la fausse fille de maître Flageot.
Dubarry avait précipitamment ouvert la fenêtre, et de cette fenêtre faisait des signes effrayants à sa soeur, qui ne le voyait pas.
- Ce petit sot de Gilbert est-il ici ? demanda Chon aux laquais sans voir la comtesse.
- Non, madame, répondit l'un d'eux, on ne l'a point vu.
Ce fut alors qu'en levant les yeux elle aperçut les signaux de Jean.
Elle suivit la direction de sa main, qui était invinciblement étendue vers madame de Béarn.
Chon la reconnut, jeta un cri, baissa sa coiffe et s'engouffra dans le vestibule.
La vieille, sans paraître avoir rien remarqué, monta dans le carrosse et donna son adresse au cocher.

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