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Chapitre XXX
Le Vice

La vieille comtesse tremblait de tous ses membres en se rendant chez M. de Maupeou.
Cependant une réflexion propre à la tranquilliser lui était venue en chemin. Selon toute probabilité l'heure avancée ne permettrait pas à M. de Maupeou de la recevoir, et elle se contenterait d'annoncer sa visite prochaine au suisse.
En effet, il pouvait être sept heures du soir, et quoiqu'il fit jour encore, l'habitude de dîner à quatre heures, déjà répandue dans la noblesse interrompait, en général, toute affaire depuis le dîner jusqu'au lendemain.
Madame de Béarn, qui désirait rencontrer ardemment le vice-chancelier, fut cependant consolée à cette idée qu'elle ne le trouverait pas. C'est là une de ces fréquentes contradictions de l'esprit humain, que l'on comprendra toujours sans les expliquer jamais.
La comtesse se présenta donc, comptant que le suisse allait l'évincer. Elle avait préparé un écu de trois livres pour adoucir le cerbère et l'engager à présenter son nom sur la liste des audiences demandées.
En arrivant en face de l'hôtel, elle trouva le suisse causant avec un huissier, lequel semblait lui donner un ordre. Elle attendit discrètement, de peur que sa présence ne dérangeât les deux interlocuteurs. mais en l'apercevant dans son carrosse de louage, l'huissier se retira.
Le suisse alors s'approcha du carrosse et demanda le nom de la solliciteuse.
- Oh ! je sais, dit-elle, que je n'aurai probablement pas l'honneur de voir Son Excellence.
- N'importe, madame, répondit le suisse, faites-moi toujours l'honneur de me dire comment vous vous nommez.
- Comtesse de Béarn, répondit-elle.
- Monseigneur est à l'hôtel, répliqua le suisse. Plaît-il ? fit madame de Béarn au comble de l'étonnement.
- Je dis que monseigneur est à l'hôtel, répéta celui-ci.
- Mais, sans doute, monseigneur ne reçoit pas ?
- Il recevra madame la comtesse, dit le suisse.
Madame de Béarn descendit, ne sachant pas si elle dormait ou veillait. Le suisse tira un cordon qui fit deux fois résonner une cloche. L'huissier parut sur le perron, et le suisse fit signe à la comtesse qu'elle pouvait entrer.
- Vous voulez parler à monseigneur, madame ? demanda l'huissier.
- C'est-à-dire, monsieur, que je désirais cette faveur sans oser l'espérer.
- Veuillez me suivre, madame la comtesse.
- On disait tant de mal de ce magistrat ! pensa la comtesse en suivant l'huissier ; il a cependant une grande qualité, c'est d'être abordable à toute heure. Un chancelier !... c'est étrange.
Et tout en marchant, elle frémissait à l'idée de trouver un homme d'autant plus revêche, d'autant plus disgracieux qu'il se donnait ce privilège par l'assiduité à ses devoirs. M. de Maupeou, enseveli sous une vaste perruque et vêtu de l'habit de velours noir, travaillait dans un cabinet, portes ouvertes.
La comtesse, en entrant, jeta un regard rapide autour d'elle ; mais elle vit avec surprise qu'elle était seule, et que nulle autre figure que la sienne et celle du maigre, jaune et affairé chancelier ne se réfléchissait dans les glaces.
L'huissier annonça madame la comtesse de Béarn.
M. de Maupeou se leva tout d'une pièce et se trouva du même mouvement adossé à sa cheminée.
Madame de Béarn fit les trois révérences de rigueur.
Le petit compliment qui suivit les révérences fut quelque peu embarrassé. Elle ne s'attendait pas à l'honneur... elle ne croyait pas qu'un ministre si occupé eût le courage de prendre sur les heures de son repos...
M. de Maupeou répliqua que le temps n'était pas moins précieux pour les sujets de Sa Majesté, que pour ses ministres ; que cependant il y avait encore des distinctions à faire entre les gens pressés ; qu'en conséquence il donnait toujours son meilleur reste à ceux qui méritaient ces distinctions.
Nouvelles révérences de madame de Béarn, puis silence embarrassé, car là devaient cesser les compliments et commencer les requêtes.
M. de Maupeou attendait en se caressant le menton.
- Monseigneur, dit la plaideuse, j'ai voulu me présenter devant Votre Excellence pour lui exposer très humblement une grave affaire de laquelle dépend toute ma fortune.
M. de Maupeou fit de la tête un léger signe qui voulait dire : « Parlez. »
- En effet, monseigneur, reprit-elle, vous saurez que toute ma fortune, ou plutôt celle de mon fils, est intéressée dans le procès que je soutiens en ce moment contre la famille Saluces.
Le vice-chancelier continua de se caresser le menton.
- Mais votre équité m'est si bien connue, monseigneur, que, tout en connaissant l'intérêt, je dirai même l'amitié que Votre Excellence porte à ma partie adverse, je n'ai pas hésité un seul instant à venir supplier Son Excellence de m'entendre.
M. de Maupeou ne put s'empêcher de sourire en entendant louer son équité : cela ressemblait trop aux vertus apostoliques de Dubois, que l'on complimentait aussi sur ses vertus cinquante ans auparavant.
- Madame la comtesse, dit-il, vous avez raison de dire que je suis ami des Saluces ; mais vous avez aussi raison de croire qu'en prenant les sceaux j'ai déposé toute amitié. Je vous répondrai donc, en dehors de toute préoccupation particulière, comme il convient au chef souverain de la justice.
- Oh ! monseigneur, soyez béni ! s'écria la vieille comtesse.
- J'examine donc votre affaire en simple jurisconsulte, continua le chancelier.
- Et j'en remercie Votre Excellence, si habile en ces matières.
- Votre affaire vient bientôt, je crois ?
- Elle est appelée la semaine prochaine, monseigneur.
- Maintenant, que désirez-vous ?
- Que Votre Excellence prenne connaissance des pièces.
- C'est fait.
- Eh bien ! demanda en tremblant la vieille comtesse, qu'en pensez-vous, monseigneur ?
- De votre affaire ?
- Oui.
- Je dis qu'il n'y a pas un seul doute à avoir.
- Comment ? sur le gain ?
- Non, sur la perte.
- Monseigneur dit que je perdrai ma cause ?
- Indubitablement. Je vous donnerai donc un conseil.
- Lequel ? demanda la comtesse avec un dernier espoir.
- C'est, si vous avez quelque payement à faire, le procès jugé, l'arrêt rendu !
- Eh bien ?
- Eh bien ! c'est de tenir vos fonds prêts.
- Mais, monseigneur, nous sommes ruinés, alors !
- Dame ! vous comprenez, madame la comtesse que la justice ne peut entrer dans ces sortes de considérations.
- Cependant, monseigneur, à côté de la justice, il y a la pitié.
- C'est justement pour cette raison, madame la comtesse, qu'on a fait la justice aveugle.
- Mais, cependant, Votre Excellence ne me refusera point un conseil.
- Dame ! demandez. De quel genre le voulez-vous ?
- N'y a-t-il aucun moyen d'entrer en arrangement, d'obtenir un arrêt plus doux ?
- Vous ne connaissez aucun de vos juges ? demanda le vice-chancelier.
- Aucun, monseigneur.
- C'est fâcheux ! MM. de Saluces sont liés avec les trois quarts du parlement, eux !
La comtesse frémit.
- Notez bien, continua le vice-chancelier, que cela ne fait rien quant au fond des choses, car un juge ne se laisse pas entraîner par des influences particulières.
C'était aussi vrai que l'équité du chancelier et les fameuses vertus apostoliques de Dubois. La comtesse faillit s'évanouir.
- Mais enfin, continua le chancelier, la part faite de l'intégrité, le juge pense plus à son ami qu'à l'indifférent ; c'est trop juste lorsque c'est juste, et, comme il sera juste que vous perdiez votre procès, madame, on pourra bien vous en rendre les conséquences aussi désagréables que possible.
- Mais c'est effrayant, ce que Votre Excellence me fait l'honneur de me dire.
- Quant à moi, madame, continua M. de Maupeou, vous pensez bien que je m'abstiendrai ; je n'ai pas de recommandation à faire aux juges, et, comme je ne juge pas moi-même ; je puis donc parler.
- Hélas ! monseigneur, je me doutais bien d'une chose !
Le vice-chancelier fixa sur la plaideuse ses petits yeux gris.
- C'est que, MM. de Saluces habitant Paris, MM. de Saluces sont liés avec tous mes juges, c'est que MM. de Saluces, enfin, seraient tout-puissants.
- Parce qu'ils ont le droit d'abord.
- Qu'il est cruel, monseigneur, d'entendre sortir ces paroles de la bouche d'un homme infaillible comme est Votre Excellence.
- Je vous dis tout cela, c'est vrai, et cependant, reprit avec une feinte bonhomie M. de Maupeou, je voudrais vous être utile, sur ma parole.
La comtesse tressaillit ; il lui semblait voir quelque chose d'obscur, sinon dans les paroles, du moins dans la pensée du vice-chancelier, et que si cette obscurité se dissipait, elle découvrirait derrière quelque chose de favorable.
- D'ailleurs, continua M. de Maupeou, le nom que vous portez, et qui est un des beaux noms de France, est auprès de moi une recommandation très efficace.
- Qui ne m'empêchera pas de perdre mon procès, monseigneur.
- Dame ! je ne peux rien, moi.
- Oh ! monseigneur, monseigneur, dit la comtesse en hochant la tête, comme vont les choses !
- Vous semblez dire, madame, reprit en souriant M. de Maupeou, que de notre vieux temps elles allaient mieux.
- Hélas ! oui, monseigneur, il me semble cela du moins, et je me rappelle avec délices ce temps où, simple avocat du roi au parlement, vous prononciez ces belles harangues que, moi, jeune femme à cette époque, j'allais applaudir avec enthousiasme. Quel feu ! quelle éloquence ! quelle vertu ! Ah ! monsieur le chancelier, dans ce temps-là, il n'y avait ni brigues ni faveurs ; dans ce temps là, j'eusse gagné mon procès.
- Nous avions bien madame de Phalaris qui essayait de régner dans les moments où le régent fermait les yeux, et la Souris, qui se fourrait partout pour essayer de grignoter quelque chose.
- Oh ! monseigneur, madame de Phalaris était si grande dame, et la Souris était si bonne fille !
- Qu'on ne pouvait rien leur refuser.
- Ou qu'elles ne savaient rien refuser.
- Ah ! madame la comtesse, dit le chancelier en riant d'un rire qui étonna de plus en plus la vieille plaideuse, tant il avait l'air franc et naturel, ne me faites pas mal parler de mon administration par amour pour ma jeunesse.
- Mais Votre Excellence ne peut cependant m'empêcher de pleurer ma fortune perdue, ma maison à jamais ruinée.
- Voilà ce que c'est de ne pas être de son temps, comtesse ; sacrifiez aux idoles du jour, sacrifiez.
- Hélas ! monseigneur, les idoles ne veulent pas de ceux qui viennent les adorer les mains vides.
- Qu'en savez-vous ?
- Moi ?
- Oui ; vous n'avez pas essayé, ce me semble ?
- Oh ! monseigneur, vous êtes si bon, que vous me parlez comme un ami.
- Eh ! nous sommes du même âge, comtesse.
- Que n'ai-je vingt ans, monseigneur, et que n'êtes-vous encore simple avocat ! Vous plaideriez pour moi, et il n'y aurait pas de Saluces qui tinssent contre vous.
- Malheureusement, nous n'avons plus vingt ans, madame la comtesse, dit le vice-chancelier avec un galant soupir ; il nous faut donc implorer ceux qui les ont, puisque vous avouez vous-même que c'est l'âge de l'influence... Quoi ! vous ne connaissez personne à la cour ?
- De vieux seigneurs retirés, qui rougiraient de leur ancienne amie... parce qu'elle est devenue pauvre. Tenez, monseigneur, j'ai mes entrées à Versailles, et j'irais si je voulais ; mais à quoi bon ? Ah ! que je rentre dans mes deux cent mille livres, et l'on me recherchera. Faites ce miracle, monseigneur.
Le chancelier fit semblant de ne point entendre cette dernière phrase.
- A votre place, dit-il, j'oublierais les vieux, comme les vieux vous oublient, et je m'adresserais aux jeunes qui tâchent de recruter des partisans.
Connaissez-vous un peu Mesdames ?
- Elles m'ont oubliée.
- Et puis elles ne peuvent rien. Connaissez-vous le dauphin ?
- Non.
- Et d'ailleurs, continua M. de Maupeou, il est trop occupé de son archiduchesse qui arrive pour penser à autre chose ; mais voyons parmi les favoris.
- Je ne sais plus même comment ils s'appellent.
- M. d'Aiguillon ?
- Un freluquet contre lequel on dit des choses indignes ; qui s'est caché dans un moulin tandis que les autres se battaient... Fi donc !
- Bah ! fit le chancelier, il ne faut jamais croire que la moitié de ce que l'on dit. Cherchons encore.
- Cherchez, monseigneur, cherchez.
- Mais pourquoi pas ? Oui... Non... Si fait...
- Dites, monseigneur, dites.
- Pourquoi ne pas vous adresser à la comtesse elle-même ?
- A madame Dubarry ? dit la plaideuse en ouvrant son éventail.
- Oui ; elle est bonne au fond.
- En vérité !
- Et officieuse surtout.
- Je suis de trop vieille maison pour lui plaire, monseigneur.
- Eh bien ! je crois que vous vous trompez, comtesse ; elle cherche à se rallier les bonnes familles.
- Vous croyez ? dit la vieille comtesse déjà chancelante dans son opposition.
- La connaissez-vous ?
- Mon Dieu, non.
- Ah ! voilà le mal... J'espère qu'elle a du crédit, celle-là ?
- Ah ! oui, elle a du crédit ; mais jamais je ne l'ai vue.
- Ni sa soeur Chon ?
- Non.
- Ni sa soeur Bischi ?
- Non.
- Ni son frère Jean ?
- Non.
- Ni son nègre ­amore ?
- Comment, son nègre ?
- Oui, son nègre est une puissance.
- Cette petite horreur dont on vend les portraits sur le Pont-Neuf et qui ressemble à un carlin habillé ?
- Celui-là même.
- Moi, connaître ce moricaud, monseigneur ! s'écria la comtesse offensée dans sa dignité ; et comment voulez-vous que je l'aie connu ?
- Allons, je vois que vous ne voulez pas garder vos terres, comtesse.
- Comment cela ?
- Puisque vous méprisez ­amore.
- Mais que peut-il faire, ­amore, dans tout cela ?
- Il peut vous faire gagner votre procès, voilà tout.
- Lui, ce Mozambique ! me faire gagner mon procès ! Et comment cela, je vous prie ?
- En disant à sa maîtresse que cela lui fait plaisir que vous le gagniez. Vous savez, les influences... Il fait tout ce qu'il veut de sa maîtresse, et sa maîtresse fait tout ce qu'elle veut du roi.
- Mais c'est donc ­amore qui gouverne la France ?
- Hum ! fit M. de Maupeou en hochant la tête, ­amore est bien influent, et j'aimerais mieux être brouillé avec... avec la dauphine, par exemple, qu'avec lui.
- Jésus ! s'écria madame de Béarn, si ce n'était pas une personne aussi sérieuse que Votre Excellence qui me dise de pareilles choses...
- Eh ! mon Dieu, ce n'est pas seulement moi qui vous dirai cela, c'est tout le monde. Demandez aux ducs et pairs s'ils oublient, en allant à Marly ou à Luciennes, les dragées pour la bouche ou les perles pour les oreilles de ­amore. Moi qui vous parle, n'est-ce pas moi qui suis le chancelier de France, ou à peu près ? eh bien ! à quelle besogne croyez-vous que je m'occupais quand vous êtes arrivée ? Je dressais pour lui des provisions de gouverneur.
- De gouverneur ?
- Oui ; M. de ­amore est nommé gouverneur de Luciennes.
- Le même titre dont on a récompensé M. le comte de Béarn après vingt années de services ?
- En le faisant gouverneur du château de Blois ; oui, c'est cela.
- Quelle dégradation, mon Dieu ! s'écria la vieille comtesse ; mais la monarchie est donc perdue ?
- Elle est bien malade, au moins, comtesse ; mais, d'un malade qui va mourir, vous le savez, on tire ce que l'on peut.
- Sans doute, sans doute ; mais encore il faut pouvoir s'approcher du malade.
- Savez-vous ce qu'il vous faudrait pour être bien reçue de madame Dubarry ?
- Quoi donc ?
- Il faudrait que vous fussiez admise à porter ce brevet à son nègre... La belle entrée en matière !
- Vous croyez, monseigneur ? dit la comtesse consternée.
- J'en suis sûr. mais...
- Mais ?... répéta madame de Béarn.
- Mais vous ne connaissez personne auprès d'elle ?
- Mais vous, monseigneur ?
- Eh ! moi...
- Oui.
- Moi, je serais bien embarrassé.
- Allons, décidément, dit la pauvre vieille plaideuse, brisée par toutes ces alternatives, décidément la fortune ne veut plus rien faire pour moi. Voilà que Votre Excellence me reçoit comme je n'ai jamais été reçue, quand je n'espérais pas même avoir l'honneur de la voir. Eh bien ! il me manque encore quelque chose : non seulement je suis disposée à faire la cour à madame Dubarry, moi une Béarn ! pour arriver jusqu'à elle, je suis disposée à me faire la commissionnaire de cet affreux négrillon que je n'eusse pas honoré d'un coup de pied au derrière si je l'eusse rencontré dans la rue, et voilà que je ne puis pas même arriver jusqu'à ce petit monstre..
M. de Maupeou recommençait à se caresser le menton et paraissait chercher, quand tout à coup l'huissier annonça :
- M. le vicomte Jean Dubarry ! A ces mots, le chancelier frappa dans ses mains en signe de stupéfaction, et la comtesse tomba sur son fauteuil sans pouls et sans haleine.
- Dites maintenant que vous êtes abandonnée de la fortune, madame ! s'écria le chancelier. Ah ! comtesse, comtesse, le ciel, au contraire, combat pour vous. Puis, se retournant vers l'huissier sans donner à la pauvre vieille le temps de se remettre de sa stupéfaction :
- Faites entrer, dit-il.
L'huissier se retira ; puis, un instant après, il revint précédant notre connaissance, Jean Dubarry, qui fit son entrée le jarret tendu et le bras en écharpe.
Après les saluts d'usage, et comme la comtesse, indécise et tremblante, essayait de se lever pour prendre congé, comme déjà le chancelier la saluait d'un léger mouvement de tête, indiquant par ce signe que l'audience était finie :
- Pardon, monseigneur, dit le vicomte, pardon, madame, je vous dérange, excusez-moi ; demeurez, madame, je vous prie... avec le bon plaisir de Son Excellence : je n'ai que deux mots à lui dire.
La comtesse se rassit sans se faire prier ; son coeur nageait dans la joie et battait d'impatience.
- Mais peut-être vous gênerai-je, monsieur ? balbutia la comtesse.
- Oh ! mon Dieu, non. Deux mots seulement à dire à Son Excellence, dix minutes de son précieux travail à lui enlever ; le temps de porter plainte.
- Plainte, dites-vous ? fit le chancelier à M. Dubarry.
- Assassiné, monseigneur ; oui, assassiné ! Vous comprenez ; je ne puis laisser passer ces sortes de choses-là. Qu'on nous vilipende, qu'on nous chansonne, qu'on nous noircisse, on survit à tout cela ; mais qu'on ne nous égorge pas, mordieu ! on en meurt.
- Expliquez-vous, monsieur, dit le chancelier en jouant l'effroi.
- Ce sera bientôt fait ; mais, mon Dieu, j'interromps l'audience de madame.
- Madame la comtesse de Béarn, fit le chancelier en présentant la vieille dame à M. le vicomte Jean Dubarry.
Dubarry recula gracieusement pour sa révérence, la comtesse pour la sienne, et tous deux se saluèrent avec autant de cérémonie qu'ils l'eussent fait à la cour.
- Après vous, monsieur le vicomte, dit-elle.
- Madame la comtesse, je n'ose commettre un crime de lèse-galanterie.
- Faites, monsieur, faites, il ne s'agit que d'argent pour moi, il s'agit d'honneur pour vous : vous êtes naturellement le plus pressé.
- Madame, dit le vicomte, je profiterai de votre gracieuse obligeance.
Et il raconta son affaire au chancelier, qui l'écouta gravement.
- Il vous faudrait des témoins, dit M. de Maupeou après un moment de silence.
- Ah ! s'écria Dubarry, je reconnais bien là le juge intègre qui ne veut se laisser influencer que par l'irrécusable vérité. Eh bien ! on vous en trouvera, des témoins...
- Monseigneur, dit la comtesse, il y en a déjà un qui est tout trouvé.
- Quel est ce témoin ? demandèrent ensemble le vicomte et M. de Maupeou.
- Moi, dit la comtesse.
- Vous, madame ? fit le chancelier.
- Ecoutez, monsieur, l'affaire ne s'est-elle pas passée au village de la Chaussée ?
- Oui, madame.
- Au relais de la poste ?
- Oui.
- Eh bien ! je serai votre témoin. Je suis passée sur les lieux où l'attentat avait été commis, deux heures après cet attentat.
- Vraiment, madame ? dit le chancelier. Ah ! vous me comblez, dit le vicomte.
- A telles enseignes, poursuivit la comtesse, que tout le bourg racontait encore l'événement.
- Prenez garde ! dit le vicomte, prenez garde ! Si vous consentez à me servir en cette affaire, très probablement les Choiseul trouveront un moyen de vous en faire repentir.
- Ah ! fit le chancelier, cela leur serait d'autant plus facile que madame la comtesse a dans ce moment un procès dont le gain me paraît fort aventuré.
- Monseigneur, monseigneur, dit la vieille dame en portant les mains à son front, je roule d'abîmes en abîmes.
- Appuyez-vous un peu sur monsieur, fit le chancelier à demi-voix, il vous prêtera un bras solide.
- Rien qu'un, fit Dubarry en minaudant ; mais je connais quelqu'un qui en a deux bons et longs, et qui vous les offre.
- Ah ! monsieur le vicomte, s'écria la vieille dame, cette offre est-elle sérieuse ?
- Dame ! service pour service, madame ; j'accepte les vôtres, acceptez les miens. Est-ce dit ?
- Si je les accepte, monsieur... Oh ! c'est trop de bonheur !
- Eh bien ! madame, je vais de ce pas rendre visite à ma soeur : daignez prendre une place dans ma voiture...
- Sans motifs, sans préparations ? Oh ! monsieur, je n'oserais.
- Vous avez un motif, madame, dit le chancelier en glissant dans la main de la comtesse le brevet de ­amore.
- Monsieur le chancelier, s'écria la comtesse, vous êtes mon dieu tutélaire. Monsieur le vicomte, vous êtes la fleur de la noblesse française.
- A votre service, répéta encore le vicomte en montrant le chemin à la comtesse, qui partit comme un oiseau.
- Merci pour ma soeur, dit tout bas Jean à M. de Maupeou ; merci, mon cousin. Mais ai-je bien joué mon rôle, hein ?
- Parfaitement, dit Maupeou. Mais racontez un peu aussi là-bas comment j'ai joué le mien. Au reste, prenez garde, la vieille est fine.
En ce moment la comtesse se retournait.
Les deux hommes se courbèrent pour un salut cérémonieux.
Un carrosse magnifique aux livrées royales attendait près du perron. La comtesse s'y installa toute gonflée d'orgueil. Jean fit un signe et l'on partit.
Après la sortie du roi de chez madame Dubarry, après une réception courte et maussade, comme le roi l'avait annoncée aux courtisans, la comtesse était restée enfin seule avec Chon et son frère, lequel ne s'était pas montré tout d'abord, afin que l'on ne pût pas constater l'état de sa blessure, assez légère en réalité.
Le résultat du conseil de famille avait alors été que la comtesse, au lieu de partir pour Luciennes, comme elle avait dit au roi qu'elle allait le faire, était partie pour Paris. La comtesse avait là, dans la rue de Valois, un petit hôtel qui servait de pied-à-terre à toute cette famille, sans cesse courant par monts et par vaux, lorsque les affaires commandaient ou que les plaisirs retenaient.
La comtesse s'installa chez elle, prit un livre et attendit.
Pendant ce temps, le vicomte dressait ses batteries.
Cependant la favorite n'avait pas eu le courage de traverser Paris sans mettre de temps en temps la tête à la portière. C'est un des instincts des jolies femmes de se montrer, parce qu'elles sentent qu'elles sont bonnes à voir. La comtesse se montra donc, de sorte que le bruit de son arrivée à Paris se répandit, et que, de deux heures à six heures, elle reçut une vingtaine de visites. Ce fut un bienfait de la Providence pour cette pauvre comtesse, qui fût morte d'ennui si elle était restée seule ; mais grâce à cette distraction, le temps passa en médisant, en trônant et en caquetant.
On pouvait lire sept heures et demie au large cadran lorsque le vicomte passa devant l'église Saint-Eustache, emmenant la comtesse de Béarn chez sa soeur.
La conversation dans le carrosse exprima toutes les hésitations de la comtesse à profiter d'une si bonne fortune.
De la part du vicomte, c'était l'affectation d'une certaine dignité de protectorat et des admirations sans nombre sur le hasard singulier qui procurait à madame de Béarn la connaissance de madame Dubarry.
De son café, madame de Béarn ne tarissait point sur la politesse et l’affabilité du vice-chancelier.
Malgré ces mensonges réciproques, les chevaux n'en avançaient pas moins vite, et l'on arriva chez la comtesse à huit heures moins quelques minutes.
- Permettez, madame, dit le vicomte laissant la vieille dame dans un salon d'attente, permettez que je prévienne madame Dubarry de l'honneur qui l'attend.
- Oh ! monsieur, dit la comtesse, je ne souffrirai vraiment pas qu'on la dérange.
Jean s'approcha de ­amore, qui avait guetté aux fenêtres du vestibule l'arrivée du vicomte. et lui donna un ordre tout bas.
- Oh ! le charmant petit négrillon ! s'écria la comtesse. Est-ce à madame votre soeur ?
- Oui, madame ; c'est un de ses favoris, dit le vicomte.
- Je lui en fais mon compliment.
Presque au même moment, les deux battants du salon d'attente s'ouvrirent, et le valet de pied introduisit la comtesse de Béarn dans le grand salon où madame Dubarry donnait ses audiences.
Pendant que la plaideuse examinait en soupirant le luxe de cette délicieuse retraite, Jean Dubarry était allé trouver sa soeur.
- Est-ce elle ? demanda la comtesse.
- En chair et en os.
- Elle ne se doute de rien ?
- De rien au monde.
- Et le Vice ?...
- Parfait. Tout conspire pour nous, chère amie.
- Ne restons pas plus longtemps ensemble alors : qu'elle ne se doute de rien.
- Vous avez raison, car elle m'a l'air d'une fine mouche. Où est Chon ?
- Mais vous le savez bien, à Versailles.
- Qu'elle ne se montre pas, surtout.
- Je le lui ai bien recommandé.
- Allons, faites votre entrée, princesse.
Madame Dubarry poussa la porte de son boudoir et entra.
Toutes les cérémonies d'étiquette déployées en pareil cas, à l'époque où se passent les événements que nous racontons, furent scrupuleusement accomplies par ces deux actrices, préoccupées du désir de se plaire l'une à l'autre.
Ce fut madame Dubarry qui, la première, prit la parole.
- J'ai déjà remercié mon frère, madame dit-elle, lorsqu'il m'a procuré l'honneur de votre visite. c'est vous que je remercie à présent d'avoir bien voulu penser à me la faire.
- Et moi, madame, répondit la plaideuse charmée, je ne sais quels termes employer pour vous exprimer toute ma reconnaissance du gracieux accueil que vous me faites.
- Madame, fit à son tour la comtesse avec une révérence respectueuse, c'est mon devoir envers une dame de votre qualité que de me mettre à sa disposition, si je pouvais lui être bonne à quelque chose.
Et les trois révérences accomplies de part et d'autre, la comtesse Dubarry indiqua un fauteuil à madame de Béarn, et en prit un pour elle-même.

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1998-2010
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