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Chapitre XXIX
Madame de Béarn

Le premier objet de toutes ces fureurs, la pierre d'achoppement de tous ces scandales désirés ou redoutés à la cour, madame la comtesse de Béarn, comme l'avait dit Chon à son frère, voyageait rapidement vers Paris.
Ce voyage était le résultat d'une de ces merveilleuses imaginations qui, dans ses moments d'embarras, venaient au secours du vicomte Jean.
Ne pouvant trouver parmi les femmes de la cour cette marraine tant désirée et si nécessaire, puisque sans elle la présentation de madame Dubarry ne pouvait avoir lieu, il avait jeté les yeux sur la province, examiné les positions, fouillé les villes, et trouvé ce qu'il lui fallait sur les bords de la Meuse, dans une maison toute gothique, mais assez bien tenue.
Ce qu'il cherchait, c'était une vieille plaideuse et un vieux procès.
La vieille plaideuse était la comtesse de Béarn.
Le vieux procès était une affaire d'où dépendait toute sa fortune et qui relevait de M. de Maupeou, tout récemment rallié à madame Dubarry, avec laquelle il avait découvert un degré de parenté inconnu jusque-là, et qu'il appelait en conséquence sa cousine. M. de Maupeou, dans la prévision de la chancellerie, pour la favorite toute la ferveur d'une amitié de la veille et d'un intérêt du lendemain, amitié et intérêt qui l'avaient fait nommer vice chancelier par le roi, et par abréviation, le Vice par tout le monde.
Madame de Béarn était bien réellement une vieille plaideuse fort semblable à la comtesse d'Escarbagnas ou à madame Pimbêche, les deux bons types de cette époque-là, portant du reste comme on le voit, un nom magnifique.
Agile, maigre, anguleuse, toujours sur le qui-vive, toujours roulant des yeux de chat effaré sous ses sourcils gris, madame de Béarn avait conservé le costume des femmes de sa jeunesse, et comme la mode, toute capricieuse qu'elle est, consent à redevenir raisonnable parfois, le costume des jeunes filles de 1740 se trouvait être un habit de vieille en 1770.
Amples guipures, mantelet dentelé, coiffes énormes, poches immenses, sac colossal et cravate de soie à fleurs, tel était le costume sous lequel Chon, la soeur bien-aimée et la confidente fidèle de madame Dubarry, avait trouvé madame de Béarn lorsqu'elle se présenta chez elle sous le nom de mademoiselle Flageot, c'est-à-dire comme la fille de son avocat.
La vieille comtesse le portait – on sait qu'il est question de costume – autant par goût que par économie. Elle n'était pas de ces gens qui rougissent de leur pauvreté, car sa pauvreté ne venait point de sa faute. Seulement, elle regrettait de ne pas être riche pour laisser une fortune digne de son nom à son fils, jeune homme tout provincial timide comme une jeune fille, et bien plus attaché aux douceurs de la vie matérielle qu'aux faveurs de la renommée.
Il lui restait, d'ailleurs, la ressource d'appeler mes terres les terres que son avocat disputait aux Saluces ; mais, comme c'était une femme d'un grand sens, elle sentait bien que, s'il lui fallait emprunter sur ces terres-là, pas un usurier, et il y en avait d'audacieux en France à cette époque, pas un procureur, et il y en a eu de bien roués en tout temps, ne lui prêterait sur cette garantie, ou ne lui avancerait la moindre somme sur cette restitution.
C'est pourquoi, réduite au revenu des terres non engagées dans le procès et à leurs redevances, madame la comtesse de Béarn, riche de mille écus de rente à peu près, fuyait la cour, où l'on dépensait douze livres par jour rien qu'à la location du carrosse qui traînait la solliciteuse chez MM. les juges et MM. les avocats.
Elle avait fui surtout parce qu'elle désespérait de tirer avant quatre ou cinq ans son dossier du carton où il attendait son tour. Aujourd'hui les procès sont longs, mais enfin, sans vivre l'âge d'un patriarche, celui qui en entame un peut espérer de le voir finir, tandis qu'autrefois un procès traversait deux ou trois générations, et, comme ces plantes fabuleuses des Mille et une Nuits, ne fleurissait qu'au bout de deux ou trois cents ans.
Or madame de Béarn ne voulait pas dévorer le reste de son patrimoine à essayer de récupérer les dix douzièmes engagés ; c'était, comme nous l'avons dit, ce que dans tous les temps on appelle une femme du vieux temps, c'est-à-dire sagace, prudente, forte et avare.
Elle eût certainement dirigé elle-même son affaire, assigné, plaidé, exécuté, mieux que procureur, avocat ou huissier quelconque ; mais elle avait nom Béarn, et ce nom mettait obstacle à beaucoup de choses. Il en résultait que, dévorée de regrets et d'angoisses, très semblable au divin Achille retiré sous sa tente, qui souffrait mille morts quand sonnait cette trompette à laquelle il feignait d'être sourd, madame de Béarn passait la journée à déchiffrer de vieux parchemins, ses lunettes sur le nez, et ses nuits à se draper dans sa robe de chambre de Perse, et, ses cheveux gris au vent, à plaider devant son traversin la cause de cette succession revendiquée par les Saluces,cause qu'elle se gagnait toujours avec une éloquence dont elle était si satisfaite, qu'en circonstance pareille elle la souhaitait à son avocat.
On comprend que, dans ces dispositions, l'arrivée de Chon, se présentant sous le nom de mademoiselle Flageot, causa un doux saisissement à madame de Béarn.
Le jeune comte était à l'armée.
On croit ce qu'on désire. Aussi madame de Béarn se laissa-t-elle prendre tout naturellement au récit de la jeune femme.
Il y avait bien cependant quelque ombre de soupçon à concevoir : la comtesse connaissait depuis vingt ans maître Flageot ; elle l'avait été visiter deux cents fois dans sa rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, et jamais elle n'avait remarqué sur le tapis quadrilatère qui lui avait paru si exigu pour l'immensité du cabinet, jamais, disons-nous, elle n'avait remarqué sur ce tapis les yeux d'un enfant habile à venir chercher les pastilles dans les boites des clients et des clientes.
Mais il s'agissait bien de penser au tapis du procureur ; il s'agissait bien de retrouver l'enfant qui pouvait jouer dessus. il s'agissait bien enfin de creuser ses souvenirs : mademoiselle Flageot était mademoiselle Flageot, voilà tout.
De plus, elle était mariée, et enfin, dernier rempart contre toute mauvaise pensée, elle ne venait pas exprès à Verdun, elle allait rejoindre son mari a Strasbourg.
Peut-être madame de Béarn eût-elle dû demander à mademoiselle Flageot la lettre qui l'accréditait auprès d'elle ; mais si un père ne peut pas envoyer sa fille, sa propre fille, sans lettre, à qui donnera-t-on une mission de confiance ? et puis, encore un coup, à quoi bon de pareilles craintes ? Où aboutissent de pareils soupçons ? dans quel but faire soixante lieues pour débiter un pareil conte ?
Si elle eût été riche, si, comme la femme d'un banquier, d'un fermier général ou d'un partisan, elle eût dû emmener avec elle équipages, vaisselle et diamants, elle eût pu penser que c'était un complot monté par des voleurs. Mais elle riait bien, madame de Béarn, lorsqu'elle songeait parfois au désappointement qu'éprouveraient des voleurs assez mal avisés pour songer à elle.
Aussi, Chon disparue avec sa toilette de bourgeoise, avec son mauvais petit cabriolet attelé d'un cheval, qu'elle avait pris à l'avant-dernière poste en y laissant sa chaise, madame de Béarn, convaincue que le moment était venu de faire un sacrifice, monta-t-elle à son tour dans un vieux carrosse, et pressa-t-elle les postillons de telle façon qu'elle passa à la Chaussée une heure avant la dauphine, et qu'elle arriva à la barrière Saint-Denis cinq ou six heures à peine après mademoiselle Dubarry.
Comme la voyageuse avait fort peu de bagage, et que le plus pressant pour elle était d'aller aux informations, madame de Béarn fit arrêter sa chaise rue du Petit-Lion, à la porte de maître Flageot.
Ce ne fut pas, on le pense bien, sans qu'un bon nombre de curieux, et les Parisiens le sont tous ne s'arrêtât devant ce vénérable coche qui semblait sortir des écuries de Henri IV, dont il rappelait le véhicule favori par sa solidité, sa monumentale architecture et ses rideaux de cuir recroquevillés, courant avec des grincements affreux sur une tringle de cuivre verdâtre.
La rue du Petit-Lion n'est pas large. Madame de Béarn l'obstrua majestueusement, et, ayant payé les postillons, leur ordonna de conduire la voiture à l'auberge où elle avait l'habitude de descendre, c'est-à-dire au Coq chantant , rue Saint-Germain-des-Prés.
Elle monta, se tenant à la corde graisseuse, l'escalier noir de M. Flageot ; il y régnait une fraîcheur qui ne déplut point à la vieille, fatiguée par la rapidité et l'ardeur de la route.
Maître Flageot, lorsque sa servante Marguerite annonça madame la comtesse de Béarn, releva son haut-de-chausses, qu'il avait laissé tomber fort bas à cause de la chaleur, enfonça sur sa tête une perruque qu'on avait toujours soin de tenir à sa portée, et endossa une robe de chambre de basin à côtes.
Ainsi paré, il s'avança souriant vers la porte. Mais, dans ce sourire perçait une nuance d'étonnement si prononcée, que la comtesse se crut obligée de lui dire :
- Eh bien, quoi ! mon cher monsieur Flageot, c'est moi !
- Oui-da, répondit M. Flageot, je le vois bien, madame la comtesse.
Alors, fermant pudiquement sa robe de chambre, l'avocat conduisit la comtesse à un fauteuil de cuir, dans le coin le plus clair du cabinet, tout en l'éloignant prudemment du papier de son bureau, car il la savait curieuse.
- Maintenant, madame, dit galamment maître Flageot, voulez-vous bien me permettre de me réjouir d'une si agréable surprise ?
Madame de Béarn, adossée au fond de son fauteuil, levait en ce moment les pieds pour laisser entre la terre et ses souliers de satin broché l'intervalle nécessaire au passage d'un coussin de cuir que Marguerite posait devant elle. Elle se redressa rapidement.
- Comment ! surprise ? dit-elle en pinçant son nez avec ses lunettes, qu'elle venait de tirer de leur étui afin de mieux voir M. Flageot.
- Sans doute, je vous croyais dans vos terres, madame, répondit l'avocat, usant d'une aimable flatterie pour qualifier les trois arpents de potager de madame de Béarn.
- Comme vous voyez, j'y étais ; mais à votre premier signal je les ai quittées.
A mon premier signal ? fit l'avocat étonné.
- A votre premier mot, à votre premier avis, à votre premier conseil, enfin, comme il vous plaira.
Le, yeux de M. Flageot devinrent grands comme les lunettes de la comtesse.
- J'espère que j'ai fait diligence, continua celle-ci, et que vous devez être content de moi.
- Enchanté, madame, comme toujours ; mais permettez-moi de vous dire que je ne vois en aucune façon ce que j'ai à faire là dedans.
- Comment ! dit la comtesse, ce que vous avez à faire ?... Tout, ou plutôt c'est vous qui avez tout fait.
Moi ?
- Certainement, vous... Eh bien ! nous avons donc du nouveau ici ?
- Oh ! oui, madame, on dit que le roi médite un coup d'Etat à l'endroit du parlement. Mais pourrais-je vous offrir de prendre quelque chose ?
- Il s'agit bien du roi, il s'agit bien de coup d'Etat.
- Et de quoi s'agit-il donc, madame ?
- Il s'agit de mon procès. C'est à propos de mon procès que je vous demandais s'il n'y avait rien de nouveau.
- Oh ! quant à cela, dit M. Flageot en secouant tristement la tête, rien, madame, absolument rien.
- C'est-à-dire, rien....
- Non, rien. !
- Rien, depuis que mademoiselle votre fille m'a parlé. Or, comme elle m'a parlé avant-hier, je comprends qu'il n'y ait pas grand-chose de nouveau depuis ce moment-là.
- Ma fille, madame ?
- Oui.
- Vous avez dit ma fille ?
- Sans doute, votre fille, celle que vous m'avez envoyée.
- Pardon, madame, dit M. Flageot, mais il est impossible que je vous aie envoyé ma fille.
- Impossible !
- Par une raison infiniment simple, c'est que je n'en ai pas.
-Vous êtes sûr ? dit la comtesse.
- Madame, répondit M. Flageot, j'ai l'honneur d'être célibataire.
- Allons donc ! fit la comtesse.
M. Flageot devint inquiet ; il appela Marguerite pour qu'elle apportât les rafraîchissements offerts à la comtesse, et surtout pour qu'elle la surveillât.
- Pauvre femme, pensa-t-il, la tête lui aura tourné.
- Gomment ! dit la comtesse, vous n'avez pas une fille ?
- Non, madame.
- Une fille mariée à Strasbourg ?
- Non, madame, non, mille fois non.
- Et vous n'avez pas chargé cette fille, continua la comtesse poursuivant son idée, vous n'avez pas chargé cette fille de m'annoncer en passant que mon procès était mis au rôle ?
- Non.
La comtesse bondit sur son fauteuil en frappant ses deux genoux de ses deux mains.
- Buvez un peu, madame la comtesse, dit M. Flageot, cela vous fera du bien.
En même temps il fit un signe à Marguerite, qui approcha deux verres de bière sur un plateau ; mais la vieille dame n'avait plus soif ; elle repoussa le plateau et les verres si rudement, que mademoiselle Marguerite, qui paraissait avoir quelques privilèges dans la maison, en fut blessée.
- Voyons, voyons, dit la comtesse en regardant M. Flageot par-dessous ses lunettes, expliquons-nous un peu, s'il vous plaît.
- Je le veux bien, dit M. Flageot. Demeurez, Marguerite ; madame consentira peut-être à boire tout à l'heure. Expliquons-nous.
- Oui, expliquons-nous, si vous le voulez bien, car vous êtes inconcevable aujourd'hui, mon cher monsieur Flageot ; on dirait, ma parole, que la tête vous a tourné depuis les chaleurs.
- Ne vous irritez pas, madame, dit l'avocat en faisant manoeuvrer son fauteuil sur les deux pieds de derrière pour s'éloigner de la comtesse, ne vous irritez pas et causons.
- Oui, causons. Vous dites que vous n'avez pas de fille, monsieur Flageot ?
- Non, madame, et je le regrette bien sincèrement, puisque cela paraissait vous être agréable, quoique...
- Quoique ? répéta la comtesse.
- Quoique, pour moi, j'aimerais mieux un garçon ; les garçons réussissent mieux ou plutôt tournent moins mal dans ces temps-ci.
Madame de Béarn joignit les deux mains avec une profonde inquiétude.
- Quoi ! dit-elle, vous ne m'avez pas fait mander à Paris par une soeur, une nièce, une cousine quelconque ?
- Je n'y ai jamais songé, madame, sachant combien le séjour de Paris est dispendieux.
- Mais mon affaire ?
- Je me réserve de vous tenir au courant quand elle sera appelée, madame.
- Comment, quand elle sera appelée ?
- Oui.
- Elle ne l'est donc pas ?
- Pas que je sache, madame.
- Mon procès n'est pas évoqué ?
- Non.
- Et il n'est pas question d'un prochain appel ?
- Non, madame ! mon Dieu, non !
- Alors, s'écria la vieille dame en se levant, alors on m'a jouée, on s'est indignement moqué de moi.
M. Flageot hissa sa perruque sur le haut de son front en marmottant.
- J'en ai bien peur, madame.
- Maître Flageot !... s'écria la comtesse.
L'avocat bondit sur sa chaise et fit un signe à Marguerite, laquelle se tint prête à soutenir son maître.
- Maître Flageot, continua la comtesse, je ne tolérerai pas cette humiliation, et je m'adresserai à M. le lieutenant de police pour qu'on retrouve la péronnelle qui a commis cette insulte vis-à-vis de moi.
- Peuh ! fit M. Flageot ; c'est bien chanceux.
- Une fois trouvée, continua la comtesse emportée par la colère, j'intenterai une action.
- Encore un procès ! dit tristement l'avocat.
Ces mots firent tomber la plaideuse du haut de sa fureur ; la chute fut lourde.
- Hélas ! dit-elle, j'arrivais si heureuse !
- Mais que vous a donc dit cette femme, madame ?
- D'abord, qu'elle venait de votre part.
- Affreuse intrigante !
- Et de votre part elle m'annonçait l'évocation de mon affaire ; c'était imminent ; je ne pouvais faire assez grande diligence, ou je risquais et arriver trop tard.
- Hélas ! répéta M. Flageot à son tour, nous sommes loin d'être évoqués, madame.
- Nous sommes oubliés, n'est-ce pas ?
- Oubliés, ensevelis, enterrés, madame, à moins d'un miracle, et, vous le savez, les miracles sont rares...
- Oh ! oui, murmura la comtesse avec un soupir.
M. Flageot répondit par un autre soupir modulé sur celui de la comtesse.
- Tenez, monsieur Flageot, continua madame de Béarn, voulez-vous que je vous dise une chose ?
- Dites, madame.
- Je n'y survivrai pas.
- Oh ! quant à cela, vous auriez tort.
- Mon Dieu ! mon Dieu ! dit la pauvre comtesse, je suis au bout de ma force.
- Courage, madame, courage ! dit Flageot.
- Mais n'avez-vous pas un conseil à me donner ?
- Oh ! si fait : celui de retourner dans vos terres et de ne plus croire désormais ceux qui se présenteront de ma part sans un mot de moi.
- Il faudra bien que j'y retourne, dans mes terres !
- Ce sera sage.
- Mais croyez-moi, monsieur Flageot, gémit la comtesse, nous ne nous reverrons plus, en ce monde du moins.
- Quelle scélératesse !
- Mais j'ai donc de bien cruels ennemis ?
- C'est un tour des Saluces, j'en jurerais.
- Le tour est bien mesquin, en tout cas.
- Oui, c'est faible, dit M. Flageot.
- Oh ! la justice, la justice ! s'écria la comtesse, mon cher monsieur Flageot, c'est l'antre de Cacus.
- Pourquoi ? dit celui-ci.
- Parce que la justice n'est plus elle-même, parce qu'on travaille le parlement, parce que M. de Maupeou a voulu devenir chancelier au lieu de rester président.
- Monsieur Flageot, je boirais bien à présent.
- Marguerite ! cria l'avocat.
Marguerite rentra. Elle était sortie, voyant le tour pacifique que prenait la conversation.
Elle rentra, disons-nous, tenant le plateau et les deux verres qu'elle avait emportés. Madame de Béarn but lentement son verre de bière, après avoir honoré son avocat du choc de son gobelet, puis elle gagna l'antichambre après une triste révérence et des adieux plus tristes encore.
M. Flageot la suivait, sa perruque à la main.
Madame de Béarn était sur le palier et cherchait déjà la corde qui servait de rampe, lorsqu'une main se posa sur la sienne et qu'une tête donna dans sa poitrine.
Cette main et cette tête étaient celles d'un clerc qui escaladait quatre à quatre les raides marches de l'escalier.
La vieille comtesse, grondant et maugréant, rangea ses jupes et continua à descendre, tandis que le clerc, arrivé au palier à son tour, repoussait la porte en criant avec la voix franche et enjouée des basochiens de tous les temps :
- Voilà, maître Flageot, voilà ; c'est pour l'affaire Béarn !
Et il lui tendit un papier.
Remonter à ce nom, repousser le clerc, se jeter sur maître Flageot, lui arracher le papier, bloquer l'avocat dans son cabinet, voilà ce que la vieille comtesse avait fait, avant que le clerc eût reçu deux soufflets que Marguerite lui appliquait ou faisait semblant de lui appliquer en riposte à deux baisers.
- Eh bien ! s'écria la vieille dame, qu'est-ce qu'on dit donc là dedans, maître Flageot ?
- Ma foi, je n'en sais rien encore, madame la comtesse ; mais, si vous voulez me rendre le papier, je vous le dirai.
- C'est vrai, mon bon monsieur Flageot ; lisez, lisez vite.
Celui-ci regarda la signature du billet.
- C'est de maître Guildou, notre procureur, dit-il.
- Ah ! mon Dieu !
- Il m'invite, continua maître Flageot avec une stupéfaction croissante, à me tenir prêt à plaider pour mardi, parce que notre affaire est évoquée.
- Evoquée ! cria la comtesse en bondissant, évoquée ! Ah ! prenez garde, monsieur Flageot, ne plaisantons pas cette fois, je ne m'en relèverais plus.
- Madame, dit maître Flageot, tout abasourdi de la nouvelle, si quelqu'un plaisante, ce ne peut être que M. Guildou, et ce serait la première fois de sa vie.
- Mais est-ce bien de lui cette lettre ?
- Il a signé Guildou, voyez.
- C'est vrai !... Evoquée de ce matin, plaidée mardi. Ah çà ! maître Flageot, cette dame qui m'est venue voir n'était donc pas une intrigante ?
- Il paraît que non.
- Mais puisqu'elle ne m'était pas envoyée par vous... Vous êtes sûr qu'elle ne m'était pas envoyée par vous ?
- Pardieu ! si j'en suis sûr !
- Par qui donc m'était-elle envoyée ?
- Oui, par qui ?
- Car enfin elle était envoyée par quelqu'un.
- Je m'y perds.
- Et moi, je m'y noie.
- Ah ! laissez-moi relire encore, mon cher monsieur Flageot ; évoquée, plaidée, c'est écrit ; plaidée devant M. le président Maupeou.
- Diable ! cela y est-il ?
- Sans doute.
- C'est fâcheux.
- Pourquoi cela ?
- Parce que c'est un grand ami des Saluces que M. le président Maupeou.
- Vous le savez ?
- Il n'en sort pas.
- Bon ! nous voilà plus embarrassés que Jamais. J'ai du malheur.
- Et cependant, dit maître Flageot, il n'y a pas à dire, il faut l'aller voir.
- Mais il me recevra horriblement. C'est probable. Ah ! maître Flageot, que me dites-vous là ?
- La vérité, madame.
- Quoi ! non seulement vous perdez courage, mais encore vous m'ôtez celui que j'avais.
- Devant M. de Maupeou, il ne peut rien vous arriver de bon.
- Faible à ce point, vous, un Cicéron ?
- Cicéron eut perdu la cause de Ligarius s'il eût plaidé devant Verrès au lieu de parler devant César, répondit maître Flageot, qui ne trouvait que cela de modeste à répondre pour repousser l'honneur insigne que sa cliente venait de lui faire.
- Alors vous me conseillez de ne pas l'aller voir ?
- A Dieu ne plaise, madame, de vous conseiller une pareille irrégularité ; seulement, je vous plains d'être forcée à une pareille entrevue.
- Vous me parlez là, monsieur Flageot, comme un soldat qui songe à déserter son poste. On dirait que vous craignez de vous charger de l'affaire.
- Madame, répondit l'avocat, j'en ai perdu quelques-unes dans ma vie qui avaient plus de chance de gain que celle-là.
La comtesse soupira ; mais, rappelant toute son énergie :
- J'irai jusqu'au bout, dit-elle avec une sorte de dignité qui contrasta avec la physionomie comique de cet entretien, il ne sera pas dit qu'ayant le droit j'aurai reculé devant la brigue. Je perdrai mon procès, mais j'aurai montré aux prévaricateurs le front d'une femme de qualité comme il n'en reste pas beaucoup à la cour d'aujourd'hui. Me donnez-vous le bras, monsieur Flageot, pour m'accompagner chez votre vice-chancelier ?
- Madame, dit maître Flageot appelant, lui aussi, à son aide toute sa dignité, madame, nous nous sommes juré, nous, membres opposants du parlement de Paris, de ne plus avoir de rapports en deçà des audiences, avec ceux qui ont abandonné les parlements dans l'affaire de M. d'Aiguillon.
L'union fait la force ; et comme M. de Maupeou a louvoyé dans toute cette affaire, comme nous avons à nous plaindre de lui, nous resterons dans nos camps jusqu'à ce qu'il ait arboré une couleur.
Mon procès arrive mal, à ce que je vois, soupira la comtesse ; des avocats brouillés avec leurs juges, des juges brouillés avec leurs clients... C'est égal, je persévérerai.
- Dieu vous assiste, madame, dit l'avocat en rejetant sa robe de chambre sur son bras gauche, comme un sénateur romain eût fait de sa toge.
- Voici un triste avocat, murmura en elle-même madame de Béarn. J'ai peur d'avoir moins de chance avec lui devant le parlement que je n'en avais là-bas devant mon traversin.
Puis tout haut, avec un sourire sous lequel elle essayait de dissimuler son inquiétude :
- Adieu, maître Flageot, continua-t-elle ; étudiez bien la cause, je vous prie, on ne sait pas ce qui peut arriver.
- Oh ! madame, dit maître Flageot, ce n'est point le plaidoyer qui m'embarrasse. Il sera beau, je le crois, d'autant plus beau que je me promets d'y mêler des allusions terribles.
- A quoi, monsieur, à quoi ?
- A la corruption de Jérusalem, madame, que je comparerai aux villes maudites, et sur qui j'appellerai le feu du ciel. Vous comprenez, madame, que personne ne s'y trompera, et que Jérusalem sera Versailles.
- Monsieur Flageot, s'écria la vieille dame, ne vous compromettez pas, ou plutôt ne compromettez pas ma cause !
- Eh ! madame, elle est perdue avec M. de Maupeou, votre cause ; il ne s'agit donc plus que de la gagner devant nos contemporains ; et puisque l'on ne nous fait pas justice, faisons scandale !
- Monsieur Flageot...
- Madame, soyons philosophes... tonnons !
- Le diable te tonne, va !grommela la comtesse, méchant avocassier qui ne vois dans tout cela qu'un moyen de te draper dans tes loques philosophiques. Allons chez M. de Maupeou ; il n'est pas philosophe, lui, et j'en aurai peut être meilleur marché que de toi !
Et la vieille comtesse quitta maître Flageot et s'éloigna de la rue du Petit- Lion-Saint-Sauveur, après avoir parcouru en deux jours tous les degrés de l'échelle des espérances et des désappointements.

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1998-2010
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