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Chapitre XI
Maîtresse et chambrière

L'état dans lequel Nicole était rentrée chez elle n'était point le calme qu'elle affectait. La jeune fille, de toute cette rouerie dont elle avait voulu faire preuve, de toute cette fermeté dont elle croyait avoir fait parade, la jeune fille ne possédait réellement qu'une dose de fanfaronnade suffisante pour la rendre dangereuse et la faire paraître corrompue. Nicole était une imagination naturellement déréglée, un esprit perverti par de mauvaises lectures. La combinaison de cet esprit et de cette imagination donnait l'essor à des sens brûlants. mais ce n'était point une âme sèche ; et si son amour- propre, tout-puissant sur elle, parvenait parfois à arrêter les larmes dans ses yeux, ces larmes, repoussées violemment, retombaient sur son coeur, corrosives comme des gouttes de plomb fondu.
Une seule démonstration avait été chez elle significative et réelle. C'était le sourire plein de mépris avec lequel elle avait accueilli les premières insultes de Gilbert : ce sourire trahissait toutes les blessures de son coeur ! Certes, Nicole était une fille sans vertus, sans principes ; mais elle avait attaché quelque prix à sa défaite, et lorsqu'elle s'était donnée, comme elle s'était donnée tout entière, elle avait cru faire un présent. L'indifférence et la fatuité de Gilbert l'avilissaient à ses propres yeux. Elle venait d'être rudement châtiée de sa faute et elle avait cruellement senti la douleur de cette punition ; mais elle se releva sous le fouet, et se jura à elle-même qu'elle rendrait à Gilbert, sinon tout le mal, du moins partie du mal qu'il lui avait fait.
Jeune, vigoureuse, pleine de sève rustique, douée de cette faculté d'oublier, si précieuse pour quiconque n'aspire qu'à commander à ceux qui l'aiment, Nicole put dormir après avoir concerté son petit plan de vengeance avec tous les démons qui lui faisaient l'honneur d'habiter son petit coeur de dix sept ans.
Au reste, mademoiselle de Taverney lui paraissait aussi et même plus coupable que Gilbert. Une fille de noblesse, toute raide de préjugés, toute bouffie d'orgueil, qui, au couvent de Nancy, donnait de la troisième personne aux princesses, le vous aux duchesses, le toi aux marquises et rien au-dessous ; une statue froide en apparence, mais sensible sous son écorce de marbre ; cette statue lui paraissait ridicule et mesquine lorsqu'elle se faisait femme pour un Pygmalion de village comme Gilbert.
Car, il faut le dire, Nicole, avec ce sens exquis dont la nature a doué les femmes, Nicole se sentait inférieure en esprit seulement à Gilbert, mais supérieure pour le reste. Sans cette suprématie de l'esprit, que son amant avait acquise sur elle par cinq ou six ans de lecture, elle dérogeait, elle, la chambrière d'un baron ruiné, en se donnant à un paysan.
Que faisait donc sa maîtresse, si sa maîtresse s'était réellement donnée à Gilbert ?
Nicole réfléchit que raconter ce qu'elle avait cru voir, mais ce qu'elle se figurait avoir vu en réalité, à M. de Taverney, ce serait une faute énorme : d'abord à cause du caractère de M. de Taverney, qui en rirait après avoir souffleté et chassé Gilbert ; puis à cause du caractère de Gilbert, qui trouverait la vengeance mesquine et méprisable.
Mais faire souffrir Gilbert dans Andrée, prendre un droit sur tous deux, les voir pâlir ou rougir sous son regard de chambrière, devenir maîtresse absolue et faire regretter peut-être à Gilbert le temps où la main qu'il baisait n'était dure qu'à la surface ; voilà ce qui flatta son imagination et caressa son orgueil, voilà ce qui lui parut réellement avantageux ; voilà ce à quoi elle s'arrêta. Puis elle s'endormit.
Il faisait jour lorsqu'elle se réveilla, fraîche, légère, l'esprit dispos. Elle donna le temps ordinaire à sa toilette, c'est-à-dire une heure ; car, pour démêler ses longs cheveux seulement, une main moins habile ou plus scrupuleuse que la sienne eût absorbé le double de temps ; Nicole regarda ses yeux dans ce triangle de verre étamé dont nous avons parlé tout à l'heure et qui lui servait de miroir ; ses yeux lui parurent plus beaux que jamais. Elle continua l'examen et passa de ses yeux à sa bouche. ses lèvres n'avaient point pâli et s'arrondissaient comme une cerise, sous l'ombre d'un nez fin et légèrement retroussé ; son cou, qu'elle avait le plus grand soin de dérober aux baisers du soleil, était d'une blancheur de lis, et rien ne pouvait se présenter de plus riche que sa poitrine et de plus insolemment cambré que sa taille.
Se voyant si belle, Nicole pensa qu'elle pourrait facilement inspirer de la jalousie à Andrée. Elle n'était point entièrement corrompue, comme on le voit, puisqu'elle ne songea point à un caprice ou à une fantaisie, et que cette idée lui vint que mademoiselle de Taverney pouvait aimer Gilbert.
Ainsi armée au physique et au moral, Nicole ouvrit la porte de la chambre d'Andrée, comme elle était autorisée à le faire par sa maîtresse, quand à sept heures celle-ci n'était point levée.
A peine entrée dans la chambre, Nicole s'arrêta.
Andrée, pâle et le front couvert d'une sueur dans laquelle nageaient ses beaux cheveux, était étendue sur son lit, respirant avec peine, et se tordant parfois dans son lourd sommeil avec une sombre expression de douleur.
Ses draps, roulés et froissés sous elle, n'avaient point recouvert son corps à demi vêtu, et, dans un désordre qui révélait ses agitations, elle appuyait une de ses joues sur son bras, et serrait son autre main sur sa poitrine marbrée.
De temps en temps sa respiration, suspendue par intervalles, s'échappait comme un râle de douleur, et elle poussait un gémissement inarticulé.
Nicole la considéra un moment en silence et secoua la tête, car elle se rendait justice, et elle comprenait qu'il n'y avait pas de beauté qui pût lutter avec la beauté d'Andrée.
Puis elle alla vers la fenêtre et ouvrit le contrevent.
Un flot de lumière envahit aussitôt la chambre, et fit trembler les paupières violacées de mademoiselle de Taverney.
Elle s'éveilla, et, voulant se soulever, elle sentit une lassitude si grande et en même temps une douleur si aigu, qu'elle retomba sur son oreiller en poussant un cri.
- Eh ! mon Dieu ! dit Nicole, qu'avez-vous donc, mademoiselle ?
- Est-ce qu'il est tard ? demanda Andrée en se frottant les yeux.
- Très tard ; mademoiselle est restée au lit une heure de plus que d'habitude.
- Je ne sais ce que j'ai, Nicole, dit Andrée en regardant autour d'elle pour s'assurer où elle était. Je me sens comme courbaturée. J'ai la poitrine brisée.
Nicole fixa ses yeux sur elle avant que de répondre.
- C'est un commencement de rhume que mademoiselle aura gagné cette nuit, dit-elle.
- Cette nuit ? répondit Andrée avec surprise. Oh ! fit-elle en remarquant tout le désordre de sa toilette, je ne me suis donc pas déshabillée ? Comment cela se fait-il ?
- Dame ! fit Nicole, que mademoiselle se rappelle.
- Je ne me rappelle rien, dit Andrée prenant son front de ses deux mains. Que m'est-il arrivé ? suis-je folle ?
Et elle se dressa sur son séant, regardant une seconde fois autour d'elle avec un visage presque égaré.
Puis, faisant un effort :
- Ah ! oui, dit-elle, je me souviens : hier, j'étais si lasse, si épuisée... c'était cet orage sans doute ; puis...
Nicole lui montra du doigt son lit froissé, mais couvert, malgré son désordre.
Elle s'arrêta ; elle songeait à cet étranger qui l'avait regardée d'une si singulière façon.
- Puis ?... dit Nicole, avec l'apparence de l'intérêt, mademoiselle avait l'air de se souvenir.
- Puis, reprit Andrée, je me suis endormie sur le tabouret de mon clavecin. A partir de ce moment, je ne me souviens plus de rien. Je serai remontée chez moi à moitié endormie, et je me serai jetée sur mon lit sans avoir la force de me déshabiller.
- Il fallait m'appeler, mademoiselle, dit Nicole d'un ton doucereux ; ne suis-je pas la femme de chambre de mademoiselle ?
- Je n'y aurai pas songé, ou je n'en aurai pas eu la force, dit Andrée avec une sincère candeur.
- Hypocrite ! murmura Nicole.
Puis elle ajouta :
- Mais mademoiselle est restée bien tard au clavecin alors, car, avant que mademoiselle fût rentrée dans sa chambre, ayant entendu du bruit en bas, je suis descendue.
Ici, Nicole s'arrêta, espérant surprendre quelque mouvement d'Andrée, un signe, une rougeur ; mais celle-ci resta calme, et l'on pouvait voir en quelque sorte jusqu'à son âme par le limpide miroir de son visage.
- Je suis descendue..., répéta Nicole.
- Eh bien ? demanda Andrée.
- Eh bien ! mademoiselle n'était pas à son clavecin.
Andrée releva la tête ; mais il était impossible de lire autre chose que l'étonnement dans ses beaux yeux.
- Voilà qui est étrange ! dit-elle.
- C'est comme cela.
- Tu dis que je n'étais point au salon ; je n'en ai pas bougé.
- Mademoiselle m'excusera, dit Nicole.
- Où étais-je donc, alors ?
- Mademoiselle doit le savoir mieux que moi, dit Nicole en haussant les épaules.
- Je crois que tu te trompes, Nicole, dit Andrée avec la plus grande douceur. Je n'ai point quitté mon tabouret. Il me semble seulement me rappeler avoir eu froid, avoir éprouvé des lourdeurs, une grande difficulté de marcher.
- Oh ! dit Nicole en ricanant, quand j'ai vu mademoiselle elle marchait cependant bien.
- Tu m'as vue ?
- Oui, sans doute.
- Cependant, tout à l'heure, tu disais que je n'étais point au salon.
- C'est que ce n'est point au salon que j'ai vu mademoiselle.
- Où était-ce donc ?
- Dans le vestibule, près de l'escalier.
- Moi ? fit Andrée.
- Mademoiselle elle-même ; je connais bien mademoiselle, peut-être, fit Nicole avec un rire qui affectait la bonhomie.
- Je suis sûre, cependant, de n'avoir pas bougé du salon, reprit Andrée en cherchant avec naïveté dans ses souvenirs.
- Et moi, dit Nicole, je suis sûre d'avoir vu mademoiselle dans le vestibule. J'ai même pensé, ajouta-t-elle en redoublant d'attention, que mademoiselle revenait de se promener au jardin. Il faisait beau hier dans la nuit, après l'orage. C'est agréable de se promener la nuit : l'air est plus frais, les fleurs sentent meilleur, n'est-ce pas, mademoiselle ?
- Mais tu sais bien que je n'oserais me promener la nuit, dit Andrée en souriant, je suis trop peureuse !
On peut se promener avec quelqu'un, répliqua Nicole, et alors on n'a pas peur.
- Et avec qui veux-tu que je me promène ? dit Andrée, qui était loin de voir un interrogatoire dans toutes les questions de sa chambrière.
Nicole ne jugea point à propos de pousser plus loin l'investigation. Ce sang froid, qui lui paraissait le comble de la dissimulation, lui faisait peur.
Aussi jugea-t-elle prudent de donner un autre tour à la conversation.
- Mademoiselle a dit qu'elle souffrait, tout à l'heure ? reprit-elle.
- Oui, en effet, je souffre beaucoup, répondit Andrée ; je suis abattue, fatiguée, et cela sans aucune raison. Je n'ai fait hier au soir que ce que je fais tous les jours. Si j'allais être malade !
- Oh ! mademoiselle, dit Nicole, on a quelquefois des chagrins !
- Eh bien ? répliqua Andrée.
- Eh bien ! les chagrins produisent le même effet que la fatigue. Je sais cela, moi.
- Bon ! est-ce que tu as des chagrins, toi, Nicole ?
Ces mots furent dits avec une espèce de négligence dédaigneuse qui donna à Nicole le courage d'entamer sa réserve.
- Mais oui, mademoiselle, répliqua-t-elle en baissant les yeux, oui, j'ai des chagrins.
Andrée descendit nonchalamment de son lit, et, tout en se déshabillant pour se rhabiller.
- Conte-moi cela, dit-elle.
- En effet, je venais justement auprès de mademoiselle pour lui dire...
Elle s'arrêta.
- Pour lui dire quoi ? Bon Dieu ! comme tu as l'air effaré, Nicole !
- J'ai l'air effaré comme mademoiselle a l'air fatigué ; sans doute nous souffrons toutes deux.
Le nous déplut à Andrée, qui fronça le sourcil et fit entendre cette exclamation :
- Ah !
Mais Nicole s'étonna peu de l'exclamation quoique l'intonation avec laquelle elle avait été faite eût dû lui donner à réfléchir.
- Puisque mademoiselle le veut bien, je commence, dit-elle.
- Voyons, répondit Andrée.
- J'ai envie de me marier, mademoiselle, continua Nicole.
- Bah !... fit Andrée, tu penses à cela, et tu n'as pas encore dix-sept ans ?
- Mademoiselle n'en a que seize.
- Eh bien ?
- Eh bien ! quoique mademoiselle n'en ait que seize, ne songe-t-elle pas à se marier quelquefois ?
- En quoi voyez-vous cela ? demanda sévèrement Andrée.
Nicole ouvrit la bouche pour dire une impertinence, mais elle connaissait Andrée, elle savait que ce serait couper court à l'explication, laquelle n'était point encore assez avancée ; elle se ravisa donc.
- Au fait, je ne puis savoir ce que pense mademoiselle, je suis une paysanne et je vais selon la nature, moi.
- Voila un singulier mot.
- Comment ! n'est-il pas naturel d'aimer quelqu'un et de s'en faire aimer ?
- C'est possible ; après ?
- Eh bien ! j'aime quelqu'un.
- Et ce quelqu'un vous aime ?
- Je le crois, mademoiselle.
Nicole comprit que le doute était trop pâle et que, dans une occasion pareille, il était besoin de l'affirmative.
- C'est-à-dire que j'en suis sûre, ajouta-t-elle.
- Très bien ; mademoiselle occupe son temps à Taverney, à ce que je vois.
- Il faut bien songer à l'avenir. Vous qui êtes une demoiselle, vous aurez sans doute une fortune de quelque parent riche ; moi qui n'ai même pas de parents, je n'aurai que ce que je trouverai.
Comme tout cela paraissait assez simple à Andrée, elle oublia peu à peu le ton avec lequel avaient été prononcées les paroles qu'elle avait trouvées inconvenantes, et sa bonté naturelle ayant pris le dessus :
- Au fait, dit-elle, qui veux-tu épouser ?
- Oh ! quelqu'un que mademoiselle connaît, dit Nicole en attachant ses deux beaux yeux sur ceux d'Andrée.
- Que je connais ?
- Parfaitement.
- Qui est-ce ? Tu me fais bien languir ; voyons.
- J'ai peur que mon choix ne déplaise à mademoiselle.
- A moi ?
- Oui !
- Tu le juges donc toi-même peu convenable ?
- Je ne dis pas cela.
- Eh bien ! alors, dis sans crainte il est du devoir des maîtres de s'intéresser à ceux de leurs gens qui les servent bien, et je suis contente de toi.
- Mademoiselle est bien bonne.
- Dis donc vite, et achève de me lacer.
Nicole rassembla toutes ses forces et toute sa pénétration.
- Eh bien ! c'est... c'est Gilbert, dit-elle.
Au grand étonnement de Nicole, Andrée ne sourcilla point.
- Gilbert, le petit Gilbert, le fils de ma nourrice ?
- Lui-même, mademoiselle.
- Comment ! c'est ce garçon-là que tu veux épouser ?
- Oui, mademoiselle, c'est lui.
- Et il t'aime ?
Nicole se crut arrivée au moment décisif.
- Il me l'a dit vingt fois, répondit-elle.
- Eh bien ! épouse-le, dit tranquillement Andrée ; je n'y vois aucun obstacle. Tu n'as plus de parents, il est orphelin ; vous êtes chacun maîtres de votre sort.
- Sans doute, balbutia Nicole, stupéfaite de voir l'événement succéder d'une façon si peu en rapport avec ses prévisions. Quoi ! mademoiselle permet... ?
- Tout à fait ; seulement, vous êtes bien jeunes tous deux.
- Nous aurons ensemble à vivre un peu plus longtemps.
- Vous n'êtes riches ni l'un ni l'autre.
- Nous travaillerons.
- A quoi travaillera-t-il, lui qui n'est bon à rien ?
Pour le coup, Nicole n'y tint plus ; tant de dissimulation l'avait épuisée.
- Mademoiselle me permettra de lui dire qu'elle traite bien mal ce pauvre Gilbert, répondit-elle.
- Dame ! fit Andrée, je le traite comme il le mérite ; c'est un paresseux.
- Oh ! mademoiselle, il lit toujours, et ne demande qu'à s'instruire.
- Rempli de mauvaise volonté, continua Andrée.
- Pas pour mademoiselle, toujours, répliqua Nicole.
- Comment cela ?
- Mademoiselle le sait mieux que personne, elle qui lui commande de chasser pour la table.
- Moi ?
- Et qui lui fait faire quelquefois dix lieues avant qu'il trouve un gibier.
- Ma foi, j'avoue que je n'y ai jamais fait la moindre attention.
- Au gibier ?... dit Nicole en ricanant.
Andrée eût ri peut-être de cette saillie, et n'eût pas deviné tout le fiel contenu dans les sarcasmes de sa chambrière, si elle eût été dans sa disposition ordinaire d'esprit. Mais ses nerfs tressaillaient comme les cordes d'un instrument qu'on a fatigué outre mesure. Des frissonnements nerveux précédaient chaque acte de sa volonté, chaque mouvement de son corps. Le moindre mouvement d'esprit lui était une difficulté qu'il fallait vaincre : en style de nos jours, nous dirions qu'elle était agacée. Mot heureux, conquête de philologie qui rappelle cet état de frisson révoltant où nous jette la succion d'un fruit âpre ou le contact de certains corps raboteux.
- Que veut dire cet esprit ? demanda Andrée se ranimant tout à coup, et prenant, avec l'impatience, toute la perspicacité que sa mollesse l'empêchait d'avoir depuis le commencement de la scène.
- Je n'ai pas d'esprit, mademoiselle, dit Nicole. L'esprit est bon pour les grandes dames. Je suis une pauvre fille, et dis tout bonnement ce qui est.
- Qu'est-ce qui est ? Voyons !
- Mademoiselle calomnie Gilbert, qui est plein et attentions pour elle. Voilà ce qui est.
- Il ne fait que son devoir en qualité de domestique ; après ?
- Mais Gilbert n'est pas domestique, mademoiselle ; on ne le paye pas.
- Il est fils de nos anciens métayers ; on le nourrit, on le loge ; il ne fait rien en échange de la nourriture et du logement qu'on lui donne ; tant pis pour lui, car il les vole. Mais où voulez-vous en venir et pourquoi défendre si chaudement ce garçon que l'on n'attaque pas ?
- Oh ! je sais bien que mademoiselle ne l'attaque pas, dit Nicole avec un sourire tout hérissé d'épines.
- Voilà encore des paroles que je ne comprends pas.
- Parce que mademoiselle ne veut pas les comprendre, sans doute.
- Assez, mademoiselle, dit Andrée sévèrement ; expliquez-moi à l'instant même ce que vous voulez dire.
- Mademoiselle le sait certainement mieux que moi, ce que je veux dire.
- Non, je ne sais rien, et surtout je ne devine rien, car je n'ai pas le temps de deviner les énigmes que vous me posez. Vous me demandez mon consentement à votre mariage, n'est-ce pas ?
- Oui, mademoiselle, et je prie mademoiselle de ne pas m'en vouloir si Gilbert m'aime.
- Qu'est-ce que cela me fait, à moi, que Gilbert vous aime ou ne vous aime pas ? Tenez, en vérité, vous me fatiguez, mademoiselle.
Nicole se haussa sur ses petits pieds comme un jeune coq sur ses ergots. La colère, si longtemps contenue en elle, se fit jour enfin.
- Après cela, dit-elle, mademoiselle a peut-être déjà dit la même chose à Gilbert.
- Est-ce que je parle à votre Gilbert ? Laissez-moi en paix, mademoiselle, vous êtes folle.
- Si mademoiselle ne lui parle pas, ou ne lui parle plus, je ne pense pas qu'il y ait fort longtemps.
Andrée s'avança vers Nicole, qu'elle couvrit tout entière d'un admirable regard de dédain.
- Vous tournez depuis une heure autour de quelque impertinence. Finissez en. Je le veux.
- Mais..., fit Nicole un peu émue.
- Vous dites que j'ai parlé à Gilbert ?
- Oui, mademoiselle, je le dis.
Une pensée qu'elle avait longtemps regardée comme impossible vint à l'esprit d'Andrée.
- Mais cette malheureuse fait de la jalousie, Dieu me pardonne ! s'écria-t- elle en éclatant de rire. Rassure-toi, ma pauvre Legay, je ne le regarde pas, ton Gilbert, et je ne saurais même te dire de quelle couleur sont ses yeux.
Et Andrée se sentait toute prête à pardonner ce qui, selon elle, n'était plus une impertinence, mais une folie.
Ce n'était point le compte de Nicole ; c'était elle qui se regardait comme l'offensée, et elle ne voulait point de pardon.
- Je le crois, répliqua-t-elle, et ce n'est pas le moyen de le savoir que de le regarder la nuit.
- Plaît-il ? fit Andrée, qui commençait à comprendre, mais qui ne pouvait croire encore.
Je dis que si mademoiselle ne parle à Gilbert que la nuit, comme elle l'a fait hier, ce n'est pas le moyen de connaître bien exactement les détails de son visage.
- Si vous ne vous expliquez pas sur-le-champ, prenez garde ! fit Andrée fort pâle.
- Oh ! ce sera bien aisé, mademoiselle, dit Nicole abandonnant tout son plan de prudence. J'ai vu cette nuit....
- Taisez-vous, on me parle d'en bas, dit Andrée Effectivement une voix criait du parterre.
- Andrée ! Andrée !
C'est monsieur votre père, mademoiselle, dit Nicole, avec l'étranger qui a passé la nuit ici.
- Descendez ; dites que je ne puis répondre. dites que je souffre, que j'ai une courbature, et revenez, que je finisse comme il convient cet étrange débat.
- Andrée ! cria de nouveau le baron, c'est M. de Balsamo qui veut tout simplement vous faire son compliment du matin.
- Allez, vous dis-je, répéta Andrée en montrant la porte à Nicole avec un geste de reine.
Nicole obéit, comme on obéissait à Andrée quand elle ordonnait, sans répliquer, sans sourciller.
Mais, lorsque Nicole fut partie, Andrée éprouva quelque chose d'étrange ; si bien résolue qu'elle fût à ne pas se montrer, elle se sentit comme entraînée par une puissance supérieure et irrésistible vers la fenêtre laissée entrouverte par Legay.
Elle vit alors Balsamo, qui la saluait profondément en fixant ses yeux sur elle.
Elle chancela et se retint aux volets pour ne pas perdre l'équilibre.
- Bonjour monsieur, répondit-elle à son tour.
Elle prononça ces deux mots juste au moment où Nicole, qui venait prévenir le baron que sa fille ne répondrait point, restait stupéfaite et la bouche béante, sans rien comprendre à cette capricieuse contradiction.
Presque aussitôt Andrée, abandonnée de toutes ses forces, tomba sur un fauteuil.
Balsamo la regardait toujours.

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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