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Chapitre LXII


Pendant quelques jours, les escarmouches continuèrent, nous ne cédions ni l'un ni l'autre. Il y mettait de l'entêtement et du parti pris ; moi, je devais tenir bon ; je me raffermissais de l'opinion du monde, de celle de mes amis ; je sentais que mon avenir était là.
M. du Deffand se montrait assidûment et son amour augmentait de plus en plus, il en devenait fatigant. J'étais obligée de m'armer de rigueurs, je ne voulais ni ne devais céder à ses prières avant le délai fixé.
La lutte devenait de plus en plus violente ; je bataillais des deux côtés, avec mon mari et avec M. de Meuse ; je n'ai jamais passé un temps plus cruel.
Nous allions faire des visites, dîner et souper en ville ; je m'arrangeais si bien, que je ne rencontrais pas le marquis, mes amis ne nous priaient plus ensemble ; il en enrageait, il m'écrivait des lettres fulminantes, me menaçant de toutes les extravagances de la terre si je ne cédais à sa volonté.
Hélas ! hélas ! faut-il le dire ? je me laissai reprendre. J'étais heureuse de cette résistance, en combattant ce bonheur, en m'interdisant de le montrer. Si j'avais été un peu soutenue, nul doute que je n'eusse triomphé ; mais, mon Dieu ! loin d'être soutenue, je fus poussée.
M. du Deffand était l'être le plus maladroit du monde. Ses façons de béatitude et de tendresse me donnaient des vapeurs. Il arrivait dès l'aube, on ne le laissait pas entrer chez moi, il s'installait à la porte et se levait dix fois pour s'informer auprès de mes femmes de l'heure à laquelle je sonnais.
- Monsieur le marquis, répondaient-elles, vous n'en avez plus que pour une heure et demie, à peu près.
Elles s'en jouaient et venaient me le dire lorsque je m'éveillais. Je traînais encore, afin de retarder le moment ; mais, dès qu'il me savait à ma toilette, il accourait. Il me baisait la main, il faisait mille folies, et, lorsque, impatientée, je l'en reprenais tout à fait, il devenait grave, il s'asseyait en face de moi et se mettait à causer sur tous les sujets possibles, sur les plus assommants, les plus lourds ; il m'interrogeait, il me demandait mon avis, il voulait me le faire donner absolument, tandis que je ne l'écoutais pas. On nous laissait beaucoup seuls : mes amis, auxquels je ne disais pas ma pensée, craignaient de nous déranger.
Je ne puis dire quelle était ma vie et combien je souffrais de ce tête-à-tête prolongé. J'avais cependant accepté l'avenir en femme résignée. Pour ne pas faire jaser les gens, je me sacrifiais, je me dévouais en martyre à la vergogne et à l'opinion des autres. C'était beau ; mais il fallait un autre caractère que le mien pour soutenir cet héroïsme.
Chaque jour qui s'écoulait tombait comme un plomb sur ma tête. Je m'éveillais avec l'âme brisée, je regardais autour de moi, et le spectre de mon mari m'apparaissait avant que je le visse lui-même. D'un autre côté, la marquise m'appelait, je résistais, je souffrais. Ah ! quelle torture !
- Mon Dieu ! me disais-je, et ma vie sera toujours ainsi ! toujours ! Allons ! je me ferai bel esprit ou dévote ; sans cela, je mourrais, il faut bien s'occuper.
Bel esprit ! je ne m'en sentais plus vestige, j'étais bête.
Dévote ! je ne pouvais, il n'y avait en moi ni la foi ni la tendresse nécessaires à la dévotion.
Que faire ?
J'attendis tout du temps, je voulus croire que je m'y accoutumerais. Hélas ! je ne m'y accoutumais pas. Je ne disais rien, mais quelle figure ! Je ne trouvais plus une réponse, plus un mot dans la conversation ; mon mari parlait tout seul.
Mademoiselle Aïssé me demandait :
- Qu'avez-vous ?
- Rien.
Elle ne m'avait pas comprise. La bonne et vertueuse fille ne comprenait que le devoir.
- Vous avez paru si charmée pendant six semaines ! est-ce que vous ne l'êtes plus ?
- Toujours.
Elle prenait ma comédie pour la vérité ; je n'avais plus la force de la jouer.
Elle ne le voyait point.
Madame de Parabère m'interrogeait à son tour, mes amis s'alarmaient.
- Voyons, ma reine, quel est cet air ? Qu'y a-t-il enfin ?
- Je m'ennuie.
- C'est votre mari ?
- Je le crains.
- Eh bien, laissez-le et envoyez chercher le marquis ; il en grille, il me le répète toute la journée. Si vous continuez à le refuser, il fera quelque sottise.
- Mon Dieu ! mon Dieu ! que dira le monde ?
- Le monde ! vous vous occupez du monde ? Le monde dit sans cesse ; qu'on l'y pousse ou non, il a besoin de gloser. Si ce n'est pas sur ce sujet, ce sera sur un autre. N'en faites pas plus de cas que moi. Est-ce que je m'en occupe.
Arrivait madame de Staal.
- Ah ! madame, on vous demande, on vous attend à Sceaux. Madame la duchesse du Maine ne vit pas sans vous.
- Faites-lui mes excuses, ma chère madame ; je ne puis voir Son Altesse, j'ai mon mari.
- Ne pouvez-vous le laisser quelques semaines ?
- Non, madame, pas une heure avant six mois.
- Miséricorde ! emmenez-le alors.
- Pas davantage. Nous ne devons pas habiter sous le même toit. Et puis... vous ne savez pas ce que vous me demandez !
- C'est un ennuyeux ?
- Hélas !
- Alors ne l'amenez pas. Madame la duchesse ne pourrait pas le supporter, les ennuyeux lui donnent la fièvre.
- A qui le dites-vous ! Vous ne lui conduisez donc jamais M. de Staal ?
J'avais dit cela d'un air innocent, elle se mit à rire.
- Méchante ! Heureusement, je ne suis pas de celles qui prétendent que la femme et le mari ne font qu'un.
- Cela fait souvent trois, au contraire, quand cela ne fait pas quatre, ce qui est fort commun.
Nous rîmes toutes les deux de cette vérité, cela me fit du bien ; je riais si peu.
Vous jugez que ces discours germaient dans ma tête et que je me trouvais bien malheureuse, doublement malheureuse, puisque l'on me plaignait. La chose fut poussée à un tel point, j'avais des airs si lugubres, une tristesse si uniforme, je changeais tellement, que même mon mari fut obligé de s'en apercevoir. Il soupirait, il levait les yeux au ciel, il voulait parler, il n'osait rien dire ; enfin, un soir, nous étions à nous regarder, aussi ennuyeux, aussi ennuyés l'un que l'autre.
- Madame ! dit-il après avoir tourné sept fois sa langue, selon la maxime du sage.
- Monsieur ?
- Madame ! oh ! madame !
- Ensuite... ?
- Eh bien, madame, je vois que je vous déplais.
- Vous ne me déplaisez point.
- Vraiment, madame ?
- Non, vous ne me déplaisez pas, monsieur.
Je lui répondis cela du ton d'une femme qui a grande envie de mordre quelqu'un et qui serre les dents pour ne pas succomber à la tentation.
- Ah ! madame, je vois que vous ne m'aimez plus.
- Plus, monsieur ? Ce mot est bien ambitieux de votre part.
- Vous ne m'avez donc jamais aimé ?
- Comme à présent, toujours.
- Hélas ! c'était bien peu.
Je ne voulus pas lui ôter ce peu là, je me tus.
- Que dois-je faire, madame ?
- Monsieur, tout ce que vous voudrez.
- Vous ne me donnez pas de conseils ?
- Ce n'est point mon rôle, monsieur ; vous êtes plus âgé que moi et vous savez vous conduire. On ne vous a jamais accusé d'étourderie.
- Faut-il partir ?
- Je ne vous renvoie point.
- Faut-il rester ?
- Je ne vous retiens pas non plus.
- Vous me faites beaucoup de chagrin, madame.
- Ce n'est pas volontairement, monsieur. Je ne vous tourmente pas, je vous laisse libre, vous n'avez pas entendu un seul mot de moi qui puisse vous contrarier.
- Vous ne prenez même pas cette peine.
C'était vrai.
Il n'y eut rien d'ajouté ce jour-là ; nous restâmes jusqu'au souper à réfléchir, chacun dans notre coin ; je faisais des noeuds, j'en manquais plus de la moitié. Ensuite il vint quelques personnes, nous ne nous trouvâmes plus seuls.
Ces scènes, ou plutôt ces conversations, se renouvelèrent souvent. Je n'y tenais plus, je me mourais. L'ennui m'envahissait le cerveau, je n'avais plus de saillies, je devenais stupide, et j'avais fini par en prendre mon parti.
Il me laissa aller à cette pente, et je disais à madame de Parabère, qui me reprochait mon apathie :
- Que voulez-vous, ma reine ! je deviendrai imbécile, et tout sera fini.
- Madame, cela n'a pas le sens commun ; quand on a votre esprit, on n'est pas libre d'en disposer, on le doit aux autres.
Elle imagina de me tirer de là, sans me rien dire, et, un beau jour, la voilà chez M. du Deffand, qui fut le plus étonné du monde en la voyant entrer. Il se confondit en révérences, en saluts, approcha des fauteuils, tous les fauteuils de son salon à la fois ; une si belle dame !
- Monsieur, je vous demande bien pardon, je ne viens pas de la part de madame du Deffand, je viens de la mienne.
- Trop honoré, madame ! mes très humbles services...
- Monsieur, savez-vous que madame du Deffand se meurt ?
- Madame du Deffand se meurt, madame ? s'écria-t-il en faisant un soubresaut. Mais je soupai chez elle hier au soir, elle mangea très bien ; ce matin, j'ai fait prendre de ses nouvelles, ne pouvant me rendre chez elle aussitôt que de coutume. On m’a fait répondre qu'elle avait bien dormi. Lui est-il tombé une cheminée sur la tête ?
Madame de Parabère éclata de rire, tant cette phrase fut singulièrement prononcée.
- Non, monsieur, elle ne meurt pas d'une cheminée, elle meurt d'ennui.
- D'ennui ?
- Oui, monsieur, d'ennui.
- Hélas ! je n'y puis rien.
- Au contraire, monsieur, vous seul y pouvez quelque chose.
- En quoi donc ?
- Vous pouvez vous en aller.
Le pauvre homme resta comme anéanti.
- Vous a-t-elle chargée de me le dire ?
- Non, je l'ai deviné. Que ne le devinez-vous aussi !
- C'est donc moi qui l'ennuie ?
- Vous ne le voyez point ?
- Non, madame, non ; elle est si bonne, qu'elle me le cache.
Le pauvre homme ne s'en doutait pas, malgré nos scènes et nos explications. Il prenait cela pour de l'humeur ou pour un jeu joué, afin de mieux tenir nos serments, en éloignant de nous les tentations et la tendresse.
Ils causèrent une heure sur ce charmant sujet, et le résultat fut que madame de Parabère arriva chez moi en dansant et me disant du ton le plus réjoui :
- Ah ! ma reine, remerciez-moi, j'ai tout arrangé ; il va venir vous faire ses adieux.
- Qui ?
- M. du Deffand.
- Comment ? qu'est-ce ?
Elle me raconta la conversation, et j'eus la faiblesse d'en être charmée.
- Demain, nous souperons chez moi avec le marquis, ma reine, et tout sera oublié.
Lâche coeur ! sotte créature ! je crus à ces joies nouvelles, je me sentis rajeunie, je me sentis renaître, et je sautai au cou de madame de Parabère, qui venait de me rendre un si mauvais service.
- Et le monde, que dira-t-il ?
- Le monde parlera pendant huit jours ; ensuite, il passera à une autre.
- Et mes amies ?
- Les prudes et les bégueules vous tourneront le dos ; si vous avez de l'esprit, elles courront ensuite après vous.
Croyez-moi.
Nous riions comme des extravagantes et nous étions encore dans cet état, lorsque arriva une lettre de M. du Deffand. La voici, je l'ai conservée, elle me fait quelquefois l'effet d'un remords :

« Madame, je voulais vous baiser la main avant de partir mais je n'en ai pas le courage. J'ai peur de rester chez vous si j'y vais, j'ai peur que vous ne me reteniez vous-même et que vous n'en soyez fâchée après. Recevez donc ici mes adieux. Je retourne chez mon père, où j'aurais dû m'en aller tout de suite, plutôt que de vous ennuyer. Soyez tranquille, je ne compte point vous rendre malheureuse, je reconnais que nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre, et je me tiendrai éloigné de vous jusqu'au jour où vous me direz vous-même que je ne vous ennuie plus. Ce ne sera jamais, et je souhaite que vous vous trouviez satisfaite de la liberté que je vous rends. »

J'eus un vrai regret ; si j'avais été seule, je crois que je l'aurais rappelé. Madame de Parabère me sauva cette sottise, car je l'aurais renvoyé le lendemain. Je fis dire à ma porte que j'étais malade, que je ne recevais pas, et la marquise, sans me prévenir, en vérité, envoya un de ses laquais chercher M. de Meuse.
Comme nous étions, le soir, à causer, on ouvrit ma porte et il entra. Je fis un cri de surprise et de joie.
- Oui, s'écria-t-elle, c'est lui !
Il se montra charmé, ravi, aimable ; le souper fut délicieux, j'avais repris mon esprit tout entier, je me sentais si débarrassée ! Il sortit avec madame de Parabère, en annonçant qu'il reviendrait le lendemain.
Je restai seule à la maison, n'osant voir personne ; il ne parut pas le lendemain ni le jour suivant. Je commençai à être inquiète, mais je n'en montrai rien, je ne bougeai pas. La marquise voulait faire là encore quelque tour de son métier, je l'en empêchai. Il écrivit enfin le troisième jour, et voici cette lettre. Je les garde toutes.

« Je vous remercie, madame, du charmant souper de l'autre soir, et je vous fais mes excuses de ne pas avoir eu l'honneur de vous voir depuis. Je suis bien occupé en ce moment ; je n'ai pas de mari, il est vrai ; mais j'ai mille affaires, mille plaisirs, qui ne me permettent plus de suivre comme autrefois le chemin que j'avais oublié. D'ailleurs madame, la présence d'un mari pendant deux mois, une longue absence, laissent des traces qui ne s'effacent point. On ne retrouve plus les gens comme on les avait laissés ; ils ne sont plus les mêmes, ni à vos yeux, ni aux leurs peut-être. C'est un malheur auquel je suis plus sensible qu'un autre, mais auquel je ne saurais remédier. Lorsque j'aurai un instant de liberté, je m'empresserai de vous faire ma cour. Vous voulez bien me ranger au nombre de vos amis, soyez persuadée de ma reconnaissance et de l'empressement que je mettrai à vous en remercier. A vos pieds, madame, mes très humbles services. »

Voilà le soufflet que je reçus pour avoir accepté un mauvais conseil et pour n'avoir pas su vaincre mon ennemi, mon ennemi mortel et acharné ! Nous avons toujours en nous-mêmes la cause de nos malheurs, et nous ne savons pas l'éloigner.
Je ne puis rendre ce que j'éprouvai, je ne puis rendre la honte, la tristesse, la colère qui m'accablaient. Je voyais ce qui en devait résulter et ce qui en résulta. Ce fut une clameur de haro : madame de Luynes à la tête, elle qui m'avait si bien approuvée et qui se réjouissait de cette rentrée dans le devoir.
Mademoiselle Aïssé, madame de Fériol, madame de la Vallière, toutes criaient à tue-tête, et l'on décida qu'on me tournerait presque le dos. Madame de Parabère me soutint envers et contre tous. Je lui eus toute obligation et je ne l'oubliai point.
Madame de Staal vint me chercher un beau jour de la part de madame la duchesse du Maine, et cela mit fin à ces tracasseries.

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