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Chapitre VI


Massillon m'écouta raisonner sans m'interrompre, avec la confiance d'un homme sûr de lui-même. Il me fit quelques questions auxquelles je répondis en docteur, ayant, Dieu me pardonne ! presque envie de déniaiser l'évêque, et me flattant d'y réussir, en vraie folle que j'étais.
Il sourit d'un air tranquille et me dit avec un geste de sa main pour m'imposer silence :
- Assez, mademoiselle, assez pour aujourd'hui. Je vois ce que vous pensez, et, dans notre première conversation, je tâcherai de vous convaincre, j'en ai un profond désir. Mademoiselle de Chamrond est une de mes bonnes amies, et, ne fût-ce que pour elle, je voudrais vous amener à m'entendre. Quant à changer mon opinion et ma foi, permettez-moi de n'en rien faire. Je crois parce que j'aime, et c'est la meilleure de toutes les croyances, la plus solide. Dieu est le maître de mon coeur et de mon esprit ; si je parviens à vous conduire au même point, vous me remercierez en ce monde et dans l'autre :
Il avait fort raison, le bon évêque ; mais je n'ai jamais pu arriver là, et je ne puis encore maintenant, malgré mon grand âge, malgré ma raison, malgré ma volonté, malgré mon coeur même ; cet esprit rebelle, nourri à l'école des sceptiques de ce siècle, ne veut pas se soumettre. J'ai beau faire, rien ne le dompte. Massillon n'y réussit pas plus que moi. Il vint cependant plus de dix fois de suite ; enfin il y renonça avec douleur, avec bonté, mais il y renonça.
- Mademoiselle, me dit-il, Dieu vous avait créée pour être un ange, je ne sais quel mauvais esprit a fait de vous un démon.
Le mot était dur ; le sourire qui l'accompagnait avait tant de charme, tant d'indulgence, qu'on ne pouvait lui garder rancune.
- Dieu est bien grand, ajouta-t-il, il peut tout ! je prierai pour vous ; mes indignes prières ne seront peut-être pas exaucées ; pourtant la bonté du Seigneur est plus immense encore que mon indignité ; espérons.
Il me quitta. Ma pauvre tante dut renoncer à ses rêves, et mes parents à leur projet d'avenir pour moi ; le moyen de faire entrer en religion une petite fille qui repoussait les pratiques et les croyances du couvent ? Il ne leur restait qu'à me chercher un mari, ou à me rappeler près d'eux pour faire de moi une tante à la manière des Anglais, c'est-à-dire la gouvernante des enfants de mon frère. Je ne me sentais pour cela aucune vocation. Je criais très haut que je prendrais le premier établissement convenable, que je le provoquerais même, et que je ne comptais pas coiffer sainte Catherine. Ma mère et mon père me répondirent qu'avec le mari, j'eusse à chercher une dot. Je répliquai qu'une fille faite comme moi n'avait pas besoin d'argent.
- Grand bien vous fasse, mademoiselle de Chamrond ! reprit mon père ; passez-vous d'argent si vous pouvez ; moi, je ne sais pas de mari qui n'en demande point.
La duchesse de Luynes, ma tante, me fit venir chez elle assez souvent à cette époque ; elle entreprenait, disait-elle de me marier, et je la laissais faire. On me trouva belle dans son salon ; on me vanta ; il vint quelques galants tourner autour de moi ; aucun assez riche pour passer par-dessus mon manque de richesse, ou assez capable pour y suppléer. J'en soupirais ; cependant je ne me décourageais point.
Elle me pria une fois de l'accompagner à Dampierre et d'y rester avec elle quelques semaines. J'étais hors des classes ; j'avais dix-sept ans, on me permit d'accepter, d'autant plus que ma mère en était ravie et m'y poussait de toute sa force. Nous partîmes, la duchesse et moi, enchantées l'une de l'autre, et sans emmener personne ; nous devions être en famille, m'avait elle dit ; c'était pour se reposer du monde.
- Nous n'aurons qu'un secrétaire de M. de Luynes, dont nous raffolons, qui a bien de l'esprit, et qui fera son chemin.
- Comme vous en parlez, madame ! ne me le proposeriez-vous point pour mari ? demandai-je en riant.
- Allons donc ! répondit-elle avec un mouvement d'épaules fort méprisant, vous voyez des maris partout ; c'est un homme de rien, fils naturel de je ne sais qui ; est-ce qu'il oserait seulement y penser ?
La conversation en resta là. Je ne m'occupai point du secrétaire, je ne le vis point de la journée en arrivant à Dampierre ; au souper seulement, le soir, lorsque M. de Luynes entra, j'aperçus derrière lui un des plus beaux garçons qui fussent au monde, et d'une tenue, d'une façon, d'une élégance telles, qu'on n'en pouvait trouver de semblables qu'à la cour et parmi les seigneurs. Je crus que c'était au moins un duc et pair.
- Mademoiselle de Chamrond, dit la duchesse, je vous tiens la promesse que je vous ai faite ; nous voilà bien seuls, M. de Luynes, vous et M. Larnage, le secrétaire dont je vous ai parlé.
Je ne pus retenir un mouvement involontaire de surprise, et une révérence plus profonde qu'il ne revenait à un secrétaire. Il me la rendit comme à la nièce de madame de Luynes, c'est-à-dire fort respectueusement ; mais il me sembla qu'il me regardait avec moins de respect cependant. Les jeunes filles comprennent merveilleusement les nuances de ce genre. Il fut très à son aise ; le duc et la duchesse l'y autorisaient. Il parla avec un esprit charmant, avec une mesure parfaite, et de toutes choses ; sa conversation était un vrai feu d'artifice : il savait tout, il avait tout vu, tout lu, et, bien qu'il fût très jeune encore, c'était une érudition de bénédictin. Je l'écoutais avec délices, hasardant quelquefois timidement un mot qu'il ne manquait pas de relever. J'avouais de bonne foi mon ignorance ; je convenais qu'on ne m'avait rien appris et que j'avais grande envie de savoir.
- Rien de plus facile, mademoiselle, j'en suis sûr, vous n'avez qu'à demander ; avec une intelligence telle que la vôtre, on peut bien vite tout comprendre et tout retenir.
- Mais, dit mon oncle, vous qui savez tout, monsieur Larnage, que ne lui enseignez-vous au moins ce qui est nécessaire ? Vous voilà ici ensemble pour quelque temps : mettez-le à profit, travaillez. Le voulez-vous ?
- Je suis aux ordres de mademoiselle de Chamrond, et elle me ferait bien de l'honneur si elle me permettait de lui donner des leçons. Quelle élève j'aurais là !
- Ah ! je ne demande pas mieux, répondis-je étourdiment.
Madame de Luynes ne disait rien ; elle détourna même la conversation. J'eus l'idée qu'elle avait quelques craintes d'un rapprochement entre ce jeune homme et moi : je fus bien surprise lorsqu'en sortant de table elle me dit :
- N'apprenez donc pas tout cela, ma mignonne, vous deviendriez insupportable ; j'ai connu plusieurs femmes pédantes avec lesquelles il n'y avait pas moyen de vivre ; vous en savez assez, je vous l'assure ; trop de science effraye les maris.
Je n'étais point de cet avis, au contraire ; je le dis à la duchesse, et, heureusement, M. de Luynes fut pour moi. On discuta beaucoup et l'on convint enfin que M. Larnage, à dater du lendemain, commencerait à me donner une teinture de quelques sciences, et que nous aurions des leçons fréquentes tant que durerait mon séjour à Dampierre, sans préjudice de Paris, où nous en aurions aussi.
Je place ici ces détails, par une raison dont vous ne vous doutez guère. Cette aventure de ma jeunesse a été l'embryon de la Nouvelle Héloïse. Je la racontais un jour devant Rousseau : elle intéressa tout le monde, et lui seul ne m'en parla pas. Il vint le lendemain chez moi et me remercia.
- Vous m'avez donné une pensée que je cherchais, ajouta-t-il : vous verrez.
Quand le livre fut fait, il me l'apporta et me demanda si j'étais bien aise d'avoir fourni le modèle de Julie.
Je lui promis de le lui dire après lecture. Hélas ! qu'elle me parut ennuyeuse, cette Julie, et comme j'espérais ne lui point ressembler ! Et Saint-Preux ? Mon Larnage était autre chose. Quant à M. du Deffand, il n'avait rien de commun avec le mari si bon et si philosophe. Il est vrai que Rousseau ne le connaissait pas.
Poursuivons l'histoire de la vraie Julie, qui n'est pas tout à fait celle d'Héloïse, au moins. N'en ayez pas cette mauvaise opinion.
M. Larnage avait une manière d'enseigner toute charmante, bien que très respectueuse. J'y pris un goût extrême, jusqu'au point de passer mes journées à écrire, à lire, avec ou sans mon maître, et de m'éveiller le matin dans la joie de ce que j'allais faire. C'était une vraie partie de plaisir. Je n'approfondissais pas, j'effleurais. J'apprenais enfin l'orthographe, que mes religieuses m'avaient à peine montrée ; c'étaient les éléments premiers. Madame de Luynes avait changé de parti et s'intéressait à mes progrès. M. de Luynes en riait, et Larnage prenait cette situation au sérieux. Moi, je ne sais trop ce que j'éprouvais.
Un soir, nous causions d'astronomie ; le jeune professeur nous enseignait à connaître les astres, et nous nous promenions tous dans le parc. La duchesse se plaignit du froid, le duc nous avait abandonnés pour jouer à l'hombre avec l'aumônier et un gentilhomme des environs : nous restâmes seuls, Larnage et moi, pour voir lever je ne sais quelle planète. La nuit était superbe, les fleurs de rosiers embaumaient, et il faisait un de ces temps merveilleux qui donnent l'envie de vivre, le besoin d'aimer, la rage de le dire.
Le tête-à-tête devenait dangereux. Madame de Luynes était trop pieuse et trop duchesse pour le supposer, les autres n'y songeaient pas.
Nous marchions les yeux en l'air, et peu à peu la conversation tournait vers le sentiment et la rêverie. J'étouffais, c'est-à-dire mon coeur et mes dix-sept ans étouffaient dans ma poitrine, et Larnage n'était pas plus calme que moi ; nous ne nous parlions plus, nous sentions seulement.
- Mademoiselle, me dit-il tout à coup, – et sa voix était si émue, qu'elle me fit tressaillir, – mademoiselle...
- Monsieur ?... répliquai-je, comme une personne réveillée en sursaut.
- Vous êtes bonne, vous avez un grand esprit, vous êtes jeune, vous m'entendrez... vous ne vous moquerez pas de moi.
- Je ne suis pas moqueuse, soyez-en sûr, monsieur, lui répondis-je.
- Oh ! je vous connais bien ; aussi je vais parler. Que penseriez-vous d'un jeune homme sans naissance avouée, sans fortune, et qui aurait l'audace d'aimer une demoiselle, d'aspirer à lui plaire, d'espérer sa main plus tard, quand il l'aurait méritée, si toutefois elle pouvait être méritée par quelqu'un. - Qu'en penseriez-vous ?
- Si cet homme a du mérite, répondis-je, je penserais que c'est une noble et louable ambition ; et, s'il n'en a point, je penserais que c'est une impertinence.
- Et pourriez-vous l'aimer, cet homme, mademoiselle ? Pourriez-vous encourager ce que vous appelez une noble ambition ? Dites-le moi.
Je comprenais bien ; mon coeur en battait quelque peu ; mais j'avais en même temps cette honte et cette joie d'un premier aveu reçu, je ne voulais accepter complètement ni l'un ni l'autre ; je n'aimais pas tout à fait ; j'étais touchée et coquette, j'étais curieuse aussi. J'acquérais de l'importance à mes propres yeux en apprenant que j'étais aimée ; cela me grandissait. Je sortais de l'enfance : c'était bien plus solennel que de quitter les fourreaux !
Pourtant, cela n'était guère plus près de mon coeur, ce jour-là.
- Mademoiselle, reprit-il impatient et fiévreux, vous ne répondez point. Me comprenez-vous.
- Je vous ai répondu, monsieur.
- Oui, pour un autre ; mais pour moi, dites ! Ne voyez-vous pas que je souffre ?
- Monsieur je ne veux pas que vous souffriez.
- Ah ! mademoiselle, si vous saviez combien je vous aime !
J'eus un mouvement de naïveté innocente à le rendre fou, j'étais bien innocente, en effet, et de bien bonne foi. Je répliquai en le regardant :
- Mon Dieu ! monsieur, il dépend de vous de me l'apprendre.

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