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Chapitre LVI


Cependant ses amis agissaient, ils ne laissaient pas un instant de repos à M. le duc et au Parlement, qui voulait absolument s'occuper de la chose.
M. l'archevêque, à force de prières et de larmes, car il allait pleurer partout, obtint qu'on la mettrait à la Bastille ; c'était une amélioration et on ne la confondait plus avec ces grands criminels du commun, destinés à la Grève.
Elle restait au secret néanmoins ; il était interdit de la voir, on ne pouvait parvenir jusqu'à elle, et les lettres mêmes ne lui arrivaient pas. On essaya de lui faire passer quelques douceurs ; elle ne les reçut point.
On ne peut se figurer ce qu'elle souffrit de cette claustration, elle faillit en devenir folle. Elle, accoutumée à la grande compagnie, à l'esprit, à une gâterie si douce de ceux qui l'entouraient, on comprend ce qu'elle en éprouva, sans compter l'inquiétude de l'avenir.
Personne ne croyait cependant à un assassinat ; on pensait bien du mal d'elle, mais ses ennemis mêmes, comprenaient qu'elle s'y serait prise d'une autre manière. On n'assassine pas avec la certitude d'en être puni et de ne pas recueillir le fruit de son crime, à moins d'une passion sauvage, et madame de Tencin n'était pas passionnée.
Il n'en fallut pas moins une enquête, qui la fit rester plusieurs mois en prison. Enfin l'affaire fut portée au grand conseil. La mémoire de la Fresnaye fut condamnée, madame de Tencin déchargée de l'accusation, et le testament de la Fresnaye traité de libelle, biffé solennellement.
L'archevêque alla chercher sa soeur, après le jugement, et, pendant huit jours, sa maison ne désemplit pas. J'y courus des premières ; j'avais grandement pris part à la détention de la comtesse, et puis je voulais voir sa figure. On la disait si vieille, si changée, que je souhaitais d'en avoir ma part.
Elle était grande, elle avait le cou long naturellement, elle était maigre et sèche ; mais, en sortant de cette prison, c'était une haridelle. Elle avait, à cette époque, quarante-cinq ans, à peu près, et ne les portait pas ; après son aventure, elle en montrait soixante.
Du plus loin qu'elle m'aperçut :
- Eh bien, ma chère marquise, c'en est fait, j'ai dit mon dernier mot.
- Pourquoi cela ? Vous avez encore assez d'esprit pour que la conversation vous soit permise.
- Ah ! ma reine, je suis muette et je ne veux plus entendre parler de ces gens-là. Je veux vivre pour mon frère, pour mes amis, pour les lettres ; quant au reste, je ne sais plus s'il y a des hommes au monde.
- Je le crois, madame, et puis...
- Et puis vous êtes jeune, vous, et vous me trouvez bien vieille pour songer encore à la galanterie ; vous pensez que j'en dois finir... Ah ! le temps marche pour vous aussi ; vous arriverez vite au même point que moi, et vous saurez alors qu'on ne s'estime jamais trop vieille pour plaire.
- Je ne le crois pas, madame.
- Vous le verrez, j'ai été comme vous. Un voile se place sur les miroirs.
Nous causâmes longtemps ainsi, et je la trouvai fort découragée. Elle tint parole et ne s'occupa plus que de ses romans.
Elle fut mêlée à toutes les intrigues de ce temps jusqu'à sa mort, et resta bien en cour néanmoins ; j'entends par la cour les ministres et les compagnies ; car, pour le roi et la reine, elle n'entra jamais chez eux. Il n'y avait pas d'apparence d'y parvenir, avec ses preuves et surtout avec sa réputation. C'était trop des deux ensemble.
Elle eut une correspondance et une amitié qu'elle affichait beaucoup, avec le pape Benoît XIII, je crois. Il lui envoya son portrait, et elle montra ses lettres à tout venant ; cela ne la canonisa pas.
Elle eut toujours pour ennemi Voltaire, qui ne lui laissait pas un lambeau de chair sur les os : il la pelait comme une orange.
- Et encore, ajoutait-il, je prendrais une fourchette ; je ne voudrais pas la toucher du bout des doigts.
Je crois avoir déjà dit que chacun d'eux donnait de cette haine une raison différente. Elle prétendait qu'il lui avait fait la cour et qu'elle avait refusé ses hommages. Lui, au contraire, assurait qu'il n'avait point pensé à cela, et que c'était justement l'opposé. On le punissait de cette indifférence, et on l'en avait puni bien davantage. C'était la comtesse, assurait-il, qui lui avait valu son temps de Bastille en le dénonçant à M. le régent et à Dubois comme l'auteur des J'ai vu.
- C'est d'autant plus mal de sa part qu'elle savait la vérité ; elle y a mis la méchanceté d'Oenone, non pas celle de Phèdre ; elle n'a pas la passion de cette malheureuse pour excuse. Elle est sèche de corps, sèche de coeur, sèche d'imagination ; c'est un parchemin où l'on ne peut rien lire et que les rats ont mangé.
Son frère, qui en effet avait été à Rome, comme conclaviste du cardinal de Bussy, y retourna plus tard en qualité de chargé d'affaires, je l'ai dit. Il y fit, non pas les affaires de la France, mais d'abord celles du cardinal Dubois, son patron, et ensuite les siennes.
Il se fit nommer successivement archevêque d'Embrun, archevêque de Lyon et cardinal. Il inventa un concile à Embrun contre l'évêque de Senezy, et il fit crier toutes les plumes des folliculaires.
Il se fourra au plus épais des affaires ; il écrivit peu et ne voulait que deux choses : avoir beaucoup d'argent et être premier ministre.
Il obtint le premier et fut au moment d'obtenir l'autre. Le cardinal Fleury eut l'air de le désigner pour son successeur, le tout, au contraire, afin d'en dégoûter le roi d'avance et de l'empêcher d'y arriver. Je n'ai jamais vu, et il ne fut jamais de singe, de vieille femme, et écolier, de procureur plus malin et plus rusé que ce cardinal octogénaire. Il a prévu, je crois, jusqu'à la troisième génération de ses ennemis et leur a posé des barrières.
J'ai toujours continué mes relations avec M. de Tencin, même après la mort de sa soeur, et nous le retrouverons dans le temps de mademoiselle de Lespinasse.
Je suis arrivée à un moment de ma vie assez pénible à raconter. Cependant cette vie était celle de tout le monde, à peu près ; il aurait fallu plus de courage et de vertu que je n'en avais pour résister au torrent qui nous entraînait. Je veux en finir avec les Tencin et raconter une aventure qui nous fut commune, dont les conséquences se prolongèrent pour moi, tandis qu'elles n'eurent à leur égard que la durée d'une impression inattendue. Cependant elle peindra bien leur caractère à tous les deux et servira de dernière retouche.
Il était question d'un château merveilleux bâti par un traitant, sur la fin de sa vie, pour une maîtresse qu'il prétendait avoir, et qui ne lui fut jamais autre chose qu'une enseigne. Il la dora seulement et sur toutes les faces, je vous en réponds ; ces traitants n'en faisaient pas d'autres et les environs de Paris étaient peuplés de leurs folies.
Ce château, situé dans un coin délicieux de la forêt de Senart, avait coûté des sommes immenses. On y avait amené des eaux artificielles, des jets d'eau, des cascades, des rivières, voire même un lac. Les arbres étaient superbes, cela ressemblait à une de ces retraites dans les contes de fées où l'on cache des princesses poursuivies par de méchants enchanteurs.
M. de Tencin avait envie d'une terre ; celle-là était à vendre, parce que la divinité, brouillée avec son bienfaiteur, qui s'obstinait à vivre, avait dissipé ses bienfaits et restait à la merci des créanciers.
Samuel Bernard refusa de l'aider et ne l'empêcha point de se défaire des Délices. On y allait par curiosité, même lorsqu'on n'y avait que faire, et la mode arriva d'avoir vu cette merveille. Le beau de l'histoire, c’est que, pour achever la ressemblance avec les châteaux de fées, tout cela disparut comme par un coup de baguette. Le vieux banquier racheta sous main et fit mettre à terre ce qu'il avait élevé. On n'en vit plus de vestiges.
Madame de Tencin et l'archevêque vinrent me proposer un jour d'aller ensemble visiter ce beau lieu, et j'y consentis volontiers. Nous partîmes dans le carrosse de l'archevêque, n'ayant avec nous qu'un certain abbé d'Aillan, son chapelain, espèce de marionnette à ressorts, qu'il traînait partout et qui s'endormait aussitôt qu'il était assis.
Rien de plus commode, et je crois qu'il l'avait fait faire exprès.
Nous causâmes assez gaiement pendant la route. Cette promenade des Délices était assez fréquentée pour qu'un cabaretier y eût établi une tente et fît d'excellentes affaires en donnant à manger aux visiteurs. Le temps était superbe, il faisait fort chaud. Nous avions avec nous une quantité de fruits. Dubois en envoyait de superbes, chaque matin, à la comtesse.
Elle et son frère ne se gênaient pas beaucoup devant moi : cependant ils étaient fort en peine de savoir ce qui s'était passé entre moi et M. le régent. Ils soupçonnaient quelque intelligence, et, comme l'abbé ne comptait pour rien, puisqu'il dormait du sommeil du juste, ils s'étaient donné le mot pour me confesser pendant le petit voyage.
Je voyais quelquefois M. le duc d'Orléans, très en secret pour ce qui me concernait du moins, car, pour lui, je crois qu'il ne se gênait guère. J'avais refusé de paraître à aucun souper, de voir absolument personne, et je n'avais avoué à qui que ce fût, excepté à madame de Parabère, ce qui avait eu lieu. Madame de Parabère, au nombre de ses qualités avait celle d'une discrétion absolue. J'étais sûre d'elle ; aussi je n'accusai que M. le duc d'Orléans, lorsque je vis mon aventure transpirer. Je ne voulais l'avouer à aucun prix ; ces bruits en amenèrent la fin.
J'en étais là lors de ma promenade aux Délices. Larnage, écarté par cette intimité avec Son Altesse, et qui cependant n'était pas sorti de mon coeur, me revenait à la mémoire. J'éprouvais de fortes tentations de le rappeler ; je le fis. Il me répondit une lettre fort respectueuse, fort passionnée en même temps ; mais il refusa de me voir. Il était malade d'une sorte d'hypocondrie, qui lui faisait voir tout en noir dans son existence.

« Je ne puis aller vers vous, madame, avec une disposition semblable, vous en seriez la première victime ; je vous ennuierais, et je sais combien vous craignez l'ennui. Il ne faut pas m'accuser, je ne suis pas coupable des idées effroyables et des jugements hors de sens qui me viennent à la tête. Je vous aime toujours avec la même passion ; il me semble seulement que vous ne méritez pas cet amour, au point où je le croyais autrefois. Pardonnez-moi de vous parler ainsi ; je souffre. J'irai chez vous quand je serai guéri, si vous voulez encore me recevoir en ce temps-là. »

Je n'étais pas femme à le violenter ; je me le tins pour dit, et ce fut un malheur. S'il était revenu, peut-être son influence et sa présence surtout m'auraient-elles empêchée de me distraire. Je m'ennuyais ; de là toutes mes sottises. Voltaire le répétait souvent :
- L'ennui est le père de toutes les sottises des femmes et de toutes les extravagances des hommes.
Je commençais la lutte contre ce vieil ennemi, qui m'a vaincue tant de fois, avec lequel je dois vivre et que je n'ai jamais pu vaincre, moi ! Cette lutte éternelle durera autant que ma vie, je ne l'apaiserai pas. L'ennui est mon maître depuis que je me connais. Cela m'a conduite souvent à des pensées philosophiques pour ce que nous ignorons ; il est impossible qu'il n'y ait pas autre chose ailleurs et que l'âme dise ici-bas son dernier mot.
Revenons maintenant à ma visite aux Délices et à ce qui s'ensuivit. – M. Walpole, en lisant ceci, dira bien que je suis capricante ; je ne sais où il a pêché ce chien de mot-là.

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